L'or artistique de Niki sans faille, mais presque par Caroline Deyns

La narration parfaite, éclatée et solaire, pour nous faire partager la vie mosaïque de Niki de Saint-Phalle et sa manière unique de transformer le plomb de la dépression en or artistique resplendissant.

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Elle hait l’arête, la ligne droite, la symétrie. Le fait est qu’elle possède un corps à géométrie variable, extraordinairement réactif au milieu qui l’entoure, des tripes modulables et rétractiles qu’un espace charpenté au cordeau parvient à compacter au format cube à angles aigus. À l’inverse, l’ondulation, la courbe, le rond ont le pouvoir de déliter la moindre de ses tenions. Délayer les amertumes, délier les pliures : un langage architectural qui parlerait la langue des berceuses. Aussi vit-elle sa visite au parc Güell comme une véritable épiphanie. Tout ici la transporte, des vagues pierrées à leur miroitement singulier. Dès le soir, elle se renseigne. Trencadis est le mot (catalan) qu’elle retient. Une mosaïque d’éclats de céramique et de verre, lui explique-t-on. De la vieille vaisselle cassée recyclée pour faire simple. Si je comprends bien, le Trencadis est un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Concasser l’unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer le féérique, c’est cela ? Elle rit : ça devrait être presque un art de vie, non ?

Rendre compte d’une vie comme d’une mosaïque, sans en trahir le délicat agencement improbable des aspérités et des couleurs qui en fait elle-même une œuvre d’art, étrange et justement déstabilisante : c’est le pari un peu fou qu’a tenté, et amplement réussi, Caroline Deyns, en s’emparant de la vie éminemment à facettes de Niki de Saint-Phalle (1930-2002) pour en transmettre l’intensité particulière et l’émotion spécifique.

Redoutable numéro d’équilibrisme, à l’image d’une vie entière vécue on the edge, depuis le traumatisme originel de ses onze ans qui ne sera pleinement dit et exorcisé qu’à soixante-quatre ans jusqu’à la certitude jubilatoire d’avoir à saisir et chérir ses propres obsessions, entre amours puissantes aux géométries complexes et présence talismanique de Jean Tinguely, entre sacerdoce artistique (sans la dimension directement religieuse) et assomptions familiales (où les regrets ne sauraient être de mise), « Trencadis » accepte avec un naturel confondant de devoir « apprendre à écrire chez les fous » comme le fit Niki de Saint-Phalle pour sa peinture et pour sa sculpture – et assume avec une grâce rare l’éclatement de sa narration, les voix multiples, documentées ou imaginées, et la chronologie doucement fantomatique permettant d’éclairer ce parcours si singulier.

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– Une maladresse et j’étais mis sur la touche. Oui, quelque part, j’étais déçu. Car malgré le sacrilège qu’il y avait à tirer à bout portant sur une œuvre d’art, même pas vraiment belle, ou sur n’importe quel truc que mon esprit ait voulu y voir, j’étais content de participer à la fabrication de quelque chose – parce que je voyais bien à l’excitation incroyable des spectateurs que quelque chose était en train de se tramer, même si je ne savais pas quoi. Cinq minutes dans la vie d’un Artiste avec majuscule, la seule et unique fois de mon existence, je vous assure que ça compte… Mais bon… Je devais céder ma place, je n’avais pas le choix. Que vouliez-vous que je fasse si ce n’est lui donner à elle ? Qui trépignait, sautillait, avec son bonnet à pompon pour marquer le contre-temps ? On aurait dit qu’elle avait attendu ça, tirer sur sa propre peinture, toute la journée, toute sa vie, cette fille trop jolie dont la violence sifflait sous la peau. En vrai, je ne savais même pas comment elle allait y arriver tellement elle tremblait – ou vibrait, le mot serait plus exact. Elle aussi a dû se poser la question. Je l’ai vue baisser le fusil et prendre plusieurs respirations profondes. Son ami est venu lui frotter le dos et, en relevant ses cheveux blonds, murmurer quelques mots à son oreille auxquels elle a souri avant de replacer son œil dans le viseur. Elle a écrasé sa paupière gauche, retroussé le coin de ses lèvres, et une méchante convulsion est passée sur son visage au moment même où sa première balle partait. Puis revenant – la convulsion – et ne la quittant plus alors qu’elle réarmait trois fois d’affilée la carabine, précise et rapide, BAOUM BAOUM BAOUM ! Ce que j’ai vu alors… Vous voulez savoir ce que j’ai vu à ce moment-là ?

Comme l’artiste-peintre et sculpteuse sut le faire elle-même tout au long de sa vie, à travers ses œuvres, ses performances et ses passions, Caroline Deyns transforme la profonde noirceur enfouie dans la biographie de Niki de Saint-Phalle en un rayonnement solaire d’une superbe justesse. Paru chez Quidam éditeur ce 20 août 2020.

Trencadis de Caroline Deyns, Quidam éditeur
Hugues Charybde2 le 2/09/2020
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Caroline Deyns

Caroline Deyns