Les travailleurs migrants en Inde n'oublieront ni ne pardonneront la faim et l'humiliation

nationalherald_2020-05_4d0d9219-d3bc-4023-add8-3f897dbb2acf_4.jpg

L'Inde continue de voir des affrontements entre les travailleurs migrants abandonnés à leur sort qui veulent retourner dans leur région d'origine et la police.

Après la partition, le premier Premier ministre indien Pandit Jawaharlal Nehru a régulièrement visité des camps de réfugiés. Dans l'un des camps, une femme l’a attrapé par le col et a lui crié: "Qu'est-ce que j'ai gagné à l'indépendance?"

Pandit Ji aurait répondu gentiment: «La liberté d'attraper votre Premier ministre par le cou et de le secouer pour obtenir des réponses.»

Mais 72 ans plus tard, les travailleurs migrants ne peuvent même pas attraper un simple fonctionnaire ou un ministre par son col.

Des millions de travailleurs migrants, dont certains avec des femmes et des enfants, ont perdu leurs moyens de subsistance du jour au lendemain en raison du confinement et sans faute de leur part. Lorsque le verrouillage n'a pas été levé après 21 jours, comme promis par le Premier ministre, certains d'entre eux ont perdu espoir et se sont affrontés avec la police.

Certains ont stoïquement décidé d’affronter le prolongement de 18 jours du confinement. Beaucoup d'autres ont perdu patience, alors que le confinement n'était toujours pas levé. Ils ont décidé de le défier, de prendre la route et de commencer à marcher vers leur région d’origine. Qui peut leur en vouloir ?

Le Premier ministre et ses collègues du cabinet n'ont pas jugé nécessaire de rencontrer ces travailleurs migrants. Le ministre de la Santé s’est gardé de visiter trop d’hôpitaux ou de parler avec les médecins. Comme le Premier Ministre et ses collègues du cabinet, il s’est contenté de participer à des vidéoconférences. Dans ses quatre adresses télévisées à la nation, Narendra Modi (le Premier Ministre) n'a pas eu un mot pour ces millions de travailleurs sur la route.

Le Premier ministre Modi répugne à ce que ses vêtements de marque soient souillés. Et lorsque Rahul Gandhi s'est assis sur le trottoir pour écouter les migrants de passage, le ministre des Finances Nirmala Sitharaman, qui ne s'était pas soucié d'écouter un patient transplanté rénal qui avait perdu toutes ses économies lorsque la Banque du Pundjab et du Maharashtra Co-operative (PMC) a fait faillite, l’a décrit comme une comédie. Rahul Gandhi, a-t-elle suggéré, devrait plutôt porter sa valise sur sa tête et marcher avec eux s'il voulait les écouter.

L'Inde a perdu son âme et sa boussole morale pendant cette crise du Coronavirus. Le gouvernement central et une grande partie des riches et des privilégiés se sont montrés indifférents, des gens sans cœur et mesquins. La plupart des riches industriels n'ont pas pris la peine de payer leurs travailleurs pendant les première et deuxième phases du confinement. Certains ont même versé du sel sur la plaie en annonçant qu'ils renonceraient volontairement à 30% de leur salaire annuel au-dessus de 150 millions de Roupies (soit 1 813 084,50 Euros).

Lorsque la pression a augmenté, le gouvernement central a finalement cédé et décidé d'autoriser des trains spéciaux à ramener les travailleurs migrants chez eux, les gouvernements de certains États ont annulé les trains et retiré leur demande de trains. Les constructeurs avaient par exemple convaincu le ministre en chef du Karnataka que les activités de construction souffriraient en l'absence de travailleurs de la construction. Il était donc nécessaire d'arrêter les travailleurs, a fait valoir le lobby des constructeurs. Le député du BJP (le parti nationaliste hindou au pouvoir au gouvernement central) à Bangalore Sud, Tejaswi Surya, a décrit l'annulation des trains comme une décision brillante, qui aiderait les travailleurs à réaliser leur rêve de retrouver un travail.

La crise du coronavirus a fait ressortir le meilleur et le pire des humains. Pour notre malheur, la réponse du gouvernement a été du côté du pire. La déclaration d'un confinement national avec un préavis de seulement quatre heures sans réfléchir aux conséquences était une erreur. Permettre au ministère de l'Intérieur de superviser le confinement, au lieu d’y associer le ministère de la santé, et traiter la pandémie comme un problème d'ordre public en était une autre.

La confusion persistante au sujet des procédures opérationnelles standard, des protocoles et des installations de référence a permis des conditions extrêmement variables dans les centres de quarantaine et les salles d'isolement.

En l'absence de clarté sur ce que le gouvernement attendait des OPD (Outpatient Departments), les hôpitaux privés ont d’abord brutalement cessé d'admettre des patients non-Covid, puis insisté sur la possession de «certificats négatifs Corona» avant de les admettre. Une confusion similaire s’est produite pour les tests et la surveillance de la propagation du virus. Pendant plusieurs semaines, le gouvernement a prétendu que l'application de recherche de contacts Arogya Setu seule pouvait assurer la sécurité et a essayé de la rendre obligatoire. Une confusion similaire quant à savoir qui paierait le billet de train des travailleurs bloqués a de plus conduit les travailleurs à vendre leurs téléphones portables pour acheter des vélos. Le prix lui-même était arbitraire.

Le retour des travailleurs migrants dans leur état d'origine n'est clairement pas la fin de leur peine. Leurs États d'origine ne sont pas en mesure d'assurer un emploi rémunéré, ce qui les avait obligés à partir en premier lieu. Mais les grands États dirigés par le BJP comme l’Uttar Pradesh, le Madhya Pradesh et le Gujarat ont fait part de leur intention de modifier la législation du travail au détriment des travailleurs.

Privatiser les industries nationalisées, permettre une plus grande participation étrangère et diluer les lois du travail sont des étapes à moyen et à long terme qui peuvent ou non fonctionner. Mais à court terme, il y a peu à en attendre pour les travailleurs.

Si les travailleurs décident de ne pas retourner dans les États du sud et de l'ouest, toute l'industrie pourrait être bloquée. Les niveaux d'éducation et de prospérité dans ces États sont tels que peu de résidents autochtones auraient envie d’occuper les emplois d’ouvriers laissés par les travailleurs migrants.

Il est peu probable que les travailleurs oublient facilement qu'ils ont été abandonnés à leur sort par leurs employeurs et l'État. Ils ne pardonneront probablement pas non plus. Dans la «Nouvelle» Inde de Modi, ils ont dû se débrouiller seuls. Ils vont maintenant s’occuper d’abord de leur sort et penser à se sauver eux-mêmes. Nous, les privilégiés de l'Inde, méritons cette claque.

Sujata Anandan, le 23 mai 2020
Article original paru dans le National Herald
Traduction L’Autre Quotidien