La tempête des révoltes ouvrières en Asie annonce le monde à venir. Par Jacques Chastaing
Au vu de la propagande médiatique bourgeoise quotidienne, la pandémie aurait été synonyme d'étouffement des luttes et manifestations sociales et démocratiques qui ont ébranlé le monde l'an passé de Hong Kong à l'Algérie en passant par le Liban et le Chili ou encore la France, l'Irak et tellement d'autres pays. En fait, non, la lutte s'est seulement déplacée, parfois géographiquement mais surtout socialement. Le fond de l'air sera de plus en plus ouvrier et rouge et la tonalité générale sera asiatique.
En effet, dans certains pays où les manifestations dans les grandes villes tenaient une place centrale, celles-ci ont pour le moment disparu. Par contre, elles ont été remplacées dans d'autres pays ou dans les mêmes par de nombreuses luttes ouvrières, grèves, refus de travail, manifestations, émeutes ou protestations diverses moins visibles car dans des concentrations ouvrières, aussi plus éclatées car parfois dans chaque usine, bureau, service ou à proximité, et certainement surtout beaucoup moins relayées par les médias et par les milieux petits-bourgeois du fait de cette caractéristique sociale. Cependant ces luttes sont probablement aussi importantes que le mouvement de 2018-2019 sinon plus mais surtout plus déterminantes pour l'avenir de la planète et éclairantes sur ce qui nous attend partout dans le monde d'après.
C'est un peu, pour prendre une image, comme si les manifestations des Gilets Jaunes en France pour ce qu'ils représentent socialement et en esprit subversif avaient été remplacées par des grèves de Gilets Jaunes dans le monde entier, là où les ouvriers les plus précaires ne sont pas aux marges mais sont au cœur du système productif, c'est-à-dire là où les ateliers du monde capitaliste se sont déplacés ces dernières décennies avec la mondialisation, principalement en Asie.
Or, ce qui est curieux, dans le sillage de ces luttes ouvrières actuelles en Asie, c'est que si ces luttes sociales ont été très importantes ces dernières années, au moins autant que ce qu'on a pu voir du Chili au Liban, elles n'ont cependant pas été du tout médiatisées à l'échelle mondiale, en tous cas pas autant que la plupart des autres.
Il y eut un mouvement continu et massif de luttes en Inde de décembre 2019 à mars 2020 aspirant à dégager le régime d'extrême droite de Modi avec une apogée de 300 millions de grévistes le 8 janvier 2020. Il y eut aussi une mobilisation continue quasi insurrectionnelle en Indonésie de mai 2019 à janvier 2020 aussi importante que celle qui a fait tomber le régime du dictateur Suharto en 1998 avec également un soulèvement en Papouasie indonésienne. Il y eut encore des vagues de grèves très importantes au Bangladesh de janvier à novembre 2019 et puis aussi des mouvements de grèves et luttes illimitées et continues de toutes les professions et en tous genres au Sri Lanka qui ont ébranlé le régime durant toute l'année 2019 jusqu'au début 2020, puis des grèves et manifestations en Thaïlande durant l'année 2019 qui se termine en décembre avec la plus grande manifestation contre le régime depuis le coup d’État de 2014.
Pour comprendre les politiques de confinement des gouvernements, cela doit nous amener à remarquer la forte augmentation des grèves en Chine aussi en 2019 et donc probablement à Wuhan.
Je me permettrai l'hypothèse que cette absence de visibilité tenait à ce que ces luttes avaient un caractère de lutte de classe ouvrier plus marqué qu'ailleurs.
En France, tout le monde a remarqué – y compris la grande presse - l'énorme mouvement de solidarité provoqué dans la population par la pandémie comme le courage des invisibles des premières lignes, soignants, livreurs, éboueurs, facteurs... qui continuaient à travailler au risque de leur vie en se sacrifiant pour le bien de tous.
Par contre, quasi personne n'a souligné et mis en valeur dans les grands médias le considérable mouvement de lutte de la classe ouvrière surtout pendant la première quinzaine de mars 2020, presque une grève générale, en tous cas un mouvement massif de "droit de retrait" lorsque les travailleurs des secteurs non indispensables se sont mis à décider qu'ils n'iraient plus au travail risquer leurs vies pour les profits des actionnaires, ce qui a obligé Macron à mettre en place de manière précipitée et non préparée le 17 mars l'arrêt des entreprises et la prise en charge du chômage partiel par un confinement généralisé et surtout très policier, absurde, répressif, tatillon, cherchant à humilier, cloîtrer, enfermer les tentatives d'émancipation populaire.
Le gouvernement a eu peur que les travailleurs n'arrêtent eux-mêmes l'ensemble de l'économie, et surtout, à partir de là, prennent conscience – et fassent prendre conscience à l'ensemble de la population – que la classe ouvrière avait cette capacité de bloquer l'économie – voire la prendre en main avec le choix de ce qui est indispensable ou pas - pour le bien de tous.
Bref, cet énorme mouvement des travailleurs fut dissimulé pour que cette puissance potentielle n'atteigne pas leur conscience, notre conscience.
Dans le même état d'esprit, très peu ont souligné dans l'héroïsme des soignants, combien durant l'épidémie, ils ont fonctionné en une espèce "d'autogestion", écartant de fait les directions administratives et l'ARS, prenant en quelque sorte le « pouvoir" dans la santé, comme les travailleurs l'avaient pris d'une certaine manière dans toute l'économie.
De la même façon, en Algérie, lorsqu'au milieu du vaste mouvement démocratique qui entraînait des millions d'algériens deux fois par semaine dans les rues des villes du pays, surgirent à plusieurs reprises des tentatives de grève générale pour des revendications ouvrières en plus des démocratiques, la même presse qui encensait le mouvement démocratique des mardis et vendredis se mis à dénoncer avec virulence ces tentatives d'expression ouvrière en les qualifiant de divisions du peuple et d'affaiblissement de l'économie. Elle ne s'indignait pas des grèves des étudiants, avocats ou magistrats et même des soignants mais profondément de celles des ouvriers d'industrie.
On a eu en France des réflexes parallèles au début du soulèvement des Gilets Jaunes, lorsque bien des personnes ou militants et organisations syndicales et politiques engagés en général dans la lutte se sont mis à reprendre à leur compte la propagande gouvernementale qualifiant d'extrême droite ce mouvement pourtant tout à la fois profondément ouvrier et subversif.
Pour l'Asie, on n'avait d'yeux que pour le mouvement démocratique de Hong Kong, alors qu'au même moment, du Bangladesh à l'Inde en passant par l'Indonésie ou le Sri Lanka des mouvements au moins aussi importants mais d'une nature sociale ouvrière beaucoup plus marquée ébranlaient le continent.
Aujourd'hui où le vaste mouvement démocratique mondial est suspendu par le coronavirus et surtout les politiques de confinement policier des gouvernements, émerge le mouvement ouvrier qui pour sa part continue le combat avec ses méthodes particulières de lutte, grèves, droit de retrait, actions diverses de contrôle dans la production, la distribution et l'activité de services liées à leur place particulière dans l'économie,
Des USA - où le pays n'a jamais connu autant de grèves depuis longtemps qu'on peut associer aussi au vaste mouvement de grèves en avril dans les maquiladoras mexicaines tellement liées à l'industrie US - à la France et ses "droits de retrait", en passant par l'Italie qui a connu aussi un renouveau important de la lutte de classe après un long moment d'atonie, la période de confinement n'a pas été une parenthèse du mouvement social mais seulement du mouvement démocratique qui jusque là souvent se confondaient en marchant ensemble toutes les deux.
Ceux des journalistes de la planète entière qui avaient quelque curiosité ou même sympathie pour ce mouvement démocratique, du New-York Times au Monde ou encore El Watan et bien d 'autres, ont conclu partout dans leur monde qu'avec la pandémie et un prétendu combat des dirigeants du monde pour la freiner dans le soit-disant intérêt de tous, le mouvement social mis sous l'autorité du mouvement démocratique s'était arrêté au grand profit des dirigeants de la planète. Ce point de vue entraînait derrière lui malheureusement le pessimisme de bien des militants qui remarquaient surtout dans cette période de confinement les atteintes par les puissants aux libertés et aux droits sociaux sans voir à quel formidable mouvement inédit de la classe ouvrière cela tendait seulement à répondre.
Ce voile sur la situation n'empêchera pas que si les drapeaux nationaux de l'Algérie au Chili ont flotté sur le mouvement démocratique et social de l'année passée, avec le confinement c'est le drapeau rouge qui a flotté et continue à flotter aujourd'hui sur les mouvements sociaux et démocratiques en Asie, donnant certainement la tendance mondiale des luttes à venir.
Cela, les journalistes de la presse démocratique mondiale ne veulent pas le voir et le répercuter. Tout autant que l'invisibilité quotidienne des plus humbles des travailleurs dont leurs médias remarquent seulement aujourd'hui l'utilité indispensable à la société, les luttes de ces invisibles restent pour eux inexistantes. Cela fait longtemps que Marx et d'autres avaient décrit comment le philanthrope et démocrate bourgeois pouvait se pencher avec commisération sur le peuple ouvrier qui souffre mais jamais sur l'ouvrier qui redresse la tête et se bat.
Ce que nous disent les luttes de l'atelier du monde asiatique aujourd'hui éclaire non seulement la période de confinement et les raisons de cette politique de confinement mais aussi la signification des luttes ouvrières actuelles dans les pays les plus riches, les différenciations sociales en cours et les prises de conscience à venir.
Quand le capital se déplace, la lutte des classes ne tarde pas à suivre. Par contre de là où il s'éloigne un tant soit peu -dans nos vieux pays occidentaux -, on en tire l'impression que la lutte de classe disparaît et on en fait souvent malheureusement une généralité.
Les violentes attaques du patronat asiatique et de ses gouvernements contre les ouvriers et la riposte de ces derniers dans la période actuelle nous donnent à voir les grandes tendances de ce qui va se passer ici dans la période à venir.
On n'a jamais pu raisonner intelligemment au niveau d'un seul pays.
Plus que jamais, il apparait aujourd'hui avec la pandémie mondiale et ses conséquences économiques et sociales planétaires que pour comprendre les grandes tendances de ce qui se passe et ce qui va se passer dans chaque pays, en France comme ailleurs, il faut tenter de raisonner à l'échelle mondiale et à partir de l'épicentre de la lutte de classe.
Le fond de l'air sera de plus en plus ouvrier et rouge et la tonalité générale sera asiatique.
Cette nouvelle étape de la lutte de classe prolonge les étapes précédentes disons, après la crise des subprimes, de 2008 à 2016 puis de 2016 à début 2020 mais en approfondissant encore un peu plus le caractère de classe des affrontements en cours et donc l'objectif de non seulement renverser les pouvoirs en place comme c'est apparu ici dans la dernière phase notamment avec les Gilets Jaunes mais aussi de renverser le système de production, le système capitaliste et son mode de propriété.
Il est difficile de savoir de si loin, si cette prise de conscience qui se fait lentement en France se fait aussi dans les luttes ouvrières en Asie, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que ce qui se joue dans la période en Asie – et donc pour le monde - est de la nature, pour le moins, de ce qui se fit avec par exemple les IWW américains au début du XXème siècle ou un peu plus tard avec ce qui présida à la naissance du CIO américain et, pour le plus, avec des événements de l'importance des Canuts à Lyon en 1831 ou 1834 voire peut-être demain de la Commune de Paris en 1871.
J'imagine à ces mots combien le lecteur va se dire que j'exagère. J'espère pouvoir le faire douter en racontant en quelques lignes ce qui se passe en Asie.
Rappelons-nous que les mouvements sociaux en période d'épidémie mondiale peuvent être le début de quelque chose d'important.
Lorsque les travailleurs ont été confrontés à la possibilité que leurs employeurs et dirigeants se soucient peu de leur vie ou de leur mort, ils se sont toujours radicalisés, considérant leurs patrons comme des pions d'actionnaires sans cœur et leur dirigeants politiques d'adversaires à battre à tout prix.
En fait, ce n'est pas une coïncidence si la période du XIXème siècle de plus grands troubles sociaux de l'histoire - avec des grèves violentes, des émeutes et des attentats à la bombe - s'est accompagnée de menaces sans précédent pour la sécurité des travailleurs.
Pour ceux contraints de regarder des amis enterrés vivants dans des puits de mine, écrasés entre des wagons de marchandises, mutilés dans des usines ou mourir de faim et de maladie dans des taudis parce que les capitalistes font passer les bénéfices avant les salariés, lorsque leur vie est en jeu, celle de leurs familles également, la grève et la lutte radicale deviennent les seules réponses évidentes avant toutes les autres.
C'est dans ces périodes de grandes détresses mais aussi du coup de grandes attentes que se font les tournants décisifs dans l'histoire.
C'est en pleine épidémie de grippe dite espagnole en 1918 que le mouvement de Gandhi prit son essor en Inde lorsque les indiens rompirent moralement, intellectuellement et physiquement avec le pouvoir britannique pas capable d'autre chose que la répression face à la maladie qui tuait 12 millions de personnes dans le pays en 3 ans alors qu'en même temps des centaines de milliers d'indiens entraient en grève et que les partisans de Gandhi arrivaient à montrer l'exemple de l'entraide et la solidarité à l'égard des victimes par delà les religions des hindous, musulmans ou chrétiens...en levant des fonds, organisant des centres de secours et distribuant des médicaments, du lait et des couvertures à des communautés dévastées par l'épidémie.
Aujourd'hui, nous ne sommes pas loin de cette situation de misère et violence sociale – à moins que nous y soyons déjà – dans les immenses bidonvilles des mégalopoles mondiales, du Nigeria à l'Indonésie, où, justement ces derniers jours ou semaines, le volcan social n'était pas loin de l'éruption.
Aujourd'hui, c'est le prolétariat qui par l'activité maintenue en première ligne des ouvriers de la distribution, du nettoyage, du soin..., par le refus de travail des ouvriers des activités non indispensables et enfin par la solidarité active des plus humbles à fabriquer des masques, à aider les personnes âgées ou en difficulté, que nous avons pu faire face au coronavirus devant l'inaction gouvernementale.
Demain, on le sent bien, ça a déjà commencé et c'est déjà le cas à grande échelle en Asie, les héros du quotidien contre la pandémie et leurs protections légales ou sociales vont devenir les cibles à abattre au prétexte de la crise économique et par peur des classes possédantes de ce qui s'ébranle probablement.
Pour faire payer au prolétariat son mouvement de révolte, en France, le gouvernement a fait passer l'horaire légal à 60 H par semaine. Sera-t-il capable de le faire appliquer sans forte riposte, voire sans être emporté, c'est une autre chose. En Inde, face à des travailleurs qui se battent avec l'énergie du désespoir et un slogan proche de celui des Canuts, « Nous sommes en train de mourir, alors nous préférons mourir en combattant », le président d'extrême droite, Modi, veut effacer en mai toute trace de code du travail et licencier massivement tout en faisant passer la journée de travail de 8 à 12 h mais est probablement ainsi en train d'enclencher un mouvement populaire massif à partir du 22 mai encore plus déterminé qu'en janvier. Aux Philippines, Duterte, le président aux traditions de boucher, face à une manifestation d'habitants de bidonvilles à Manille qui avaient faim, très proche des beaux quartiers, a donné l'ordre à sa police le 4 avril de tirer pour tuer et s'est adressé aux manifestants en leur disant « si vous vous levez, moi je vous enterrerai ».
Voilà la nature de ce qui se passe, maintenant, et qui annonce la tendance partout des luttes de classe du monde de demain.
TEMPÊTE SUR L'ASIE
Il a fallu le vaste mouvement ouvrier de "droit de retrait" en France qui choisissait sa vie plutôt que leurs profits, pour que le pouvoir et le grand patronat craignant de perdre le contrôle de la situation, ferment leurs usines avant que les salariés ne les ferment eux-mêmes et mettent en place des mesures d'un confinement plus policier que sanitaire afin de tenter de confiner la révolte ouvrière latente.
Il s'est passé la même chose en Asie, à une autre échelle, en changeant ce qu'il faut changer : d'une part en France, une législation ouvrière qui faisait défaut ailleurs la plupart du temps – ou pas ou peu appliquée - et bien sûr pas de "droit de retrait" comme en France qui permet d'arrêter le travail tout en étant payé quand on estime une situation dangereuse mais aussi, d'autre part, à l'inverse, d'énormes concentrations ouvrières, d'usines gigantesques remplies d'un prolétariat jeune et combatif, surtout féminin et en luttes massives, parfois insurrectionnelles ou au moins du type des Gilets Jaunes ces derniers temps, notamment en 2019.
Mais bien sûr, pas un mot dans la presse et en particulier dans la presse française.
Dés janvier et février, l'épidémie en Chine a provoqué troubles économiques et sociaux dans les pays ou limitrophes ou liés économiquement.
Dés janvier, les personnels soignants à Hong-Kong se sont mobilisés pour faire fermer la frontière avec la Chine afin de tenter de freiner la propagation du virus.
Déjà à ce moment-là, face à l'inaction gouvernementale à peu près partout, les luttes avaient commencé chez les travailleurs pour prendre en main le combat contre le coronavirus. Phénomène qu'on retrouvera partout à l'échelle du monde des USA à l'Indonésie et qui expliquera les mesures de confinement policier de la plupart des régimes face à la pandémie. Il y avait le manque de moyens de santé mais surtout d'abord et avant tout, des mesures pour confiner les luttes populaires.
Dans le sillage de la Chine, le Vietnam, le Bangladesh, l'Inde, le Pakistan, le Cambodge, la Thaïlande, les Philippines, l'Indonésie, le Myanmar (Birmanie), le Sri Lanka..., sont devenus - à des degrés divers - les ateliers du monde.
Les usines y ont poussé comme des champignons, de taille souvent très importantes, l'urbanisation galopante a fait surgir en quelques années des mégalopoles de plusieurs dizaines de millions d'habitants, avec des villes comme Chongqing ou Jakarta qui abritent 3 fois plus d'habitants chacune que le Portugal ou la Belgique, presque autant parfois que l'Espagne, et des bidonvilles plus grands que les plus grandes villes françaises, révolutionnant les rapports familiaux et matrimoniaux ancestraux de sociétés féodales, libérant souvent les jeunes et les femmes des carcans féodaux mais pour les plonger dans la « liberté » de la jungle capitaliste et de son exploitation sauvage.
Début mars, alors qu'on signalait depuis février les premiers cas de Covid-19 dans ces pays, l'arrêt d'une part de la production chinoise qui les alimente en grande partie en produits de base et l'arrêt ou suspension d'autre part des commandes occidentales et notamment des marques de vêtements Wal-Mart, H&M, C&A, Marks and Spencer, Esprit, GAP, Li & Fung, Premark, etc. a amené le patronat de ce secteur qui joue un rôle important dans ces pays et qui se confond souvent avec les dirigeants politiques, à prendre des mesures "économiques" de fermeture totale ou partielle de ses usines, de baisse des salaires allant jusqu'à 50% de l'habitude ou de non paiement des salaires et des licenciements de millions et de millions de travailleurs en particulier les femmes, par exemple 45% des effectifs du secteur de la confection au nombre total d'environ de 30 millions dans 7 pays asiatiques.
La réaction ouvrière ne s'est pas fait attendre, prolongeant le plus souvent le type de conflits qui existait auparavant en 2019 ou avant avec deux grandes tendances ; d'une part des conflits économiques souvent émiettés quels qu'en soient l'importance et d'autre part des conflits toujours au cœur ouvrier mais plus politiques visant à renverser le pouvoir, entraînant alors d'autres couches populaires et entre les deux, le plus souvent dans la réalité, un mixte de ces deux tendances.
Les conflits du Bangladesh sont plutôt du premier type avec notamment aussi le Cambodge, la Thaïlande et dans le second on peut compter l'Inde, l'Indonésie et le Sri Lanka, tandis que là où il n'y avait pas eu de mouvements sociaux importants les années précédentes, on assiste à la répression la plus brutale, ce qui est le cas des Philippines.
Il faudrait des pages pour décrire les situations de tous ces pays. Nous nous limiterons à quelques traits de cinq qui nous ont paru les plus significatifs, L'Inde, le Bangladesh, l'Indonésie, les Philippines et le Sri Lanka.
INDE
En Inde, le mouvement social en cours a l'objectif de dégager le président d'extrême droite, Modi.
L'Inde est le pays des inégalités extrêmes.
800 millions d'habitants vivent avec moins de deux euros par jour alors que 63 milliardaires ont des revenus supérieurs à ceux du budget annuel de l’État ; 1% de la population gagne 4 fois plus que 70% de la population ; 163 millions d'habitants n'ont pas accès à l'eau potable ; 75 millions sont chômeurs : presque 90% des salariés sont dans le secteur informel sans aucun droit ni protection sociale ; le pays compte seulement 2 millions de travailleurs dans la santé pour 1,3 milliards habitants mais de luxueux hôpitaux privés pour riches.
Élu en 2014, le président d'extrême droite a à nouveau gagné haut la main les élections législatives de 2019 et est reconduit au pouvoir pour 5 ans malgré le chômage, la misère et une foule de luttes sociales mais émiettées et sans efficacité.
Les militants et la gauche étaient démoralisés jusqu'à ce que Modi prenne la mesure de trop, contre les musulmans du pays en facilitant l’accès à la nationalité indienne pour les réfugiés afghans, pakistanais ou du Bangladesh sauf s'ils sont musulmans. Cette mesure démagogique nationaliste religieuse se place dans le sillage de ce qu'il a toujours fait pour accéder au pouvoir et s'y maintenir mais ça a été la goutte de trop.
A partir de là et de décembre 2019 s'est développée une forte protestation ininterrompue des musulmans et surtout des femmes qui peu à peu ont entraîné toute la population indienne quelle que soit sa confession religieuse sur un programme social élargi contre la misère et pour dégager Modi.
Cette révolte a pris un tour historique le 8 janvier lorsqu'une grève générale entraîna de 250 à 300 millions de travailleurs dans la plus grande grève de l'histoire de l'Inde. Certains secteurs professionnels étaient en grève à 90% voire 100% comme dans le pétrole, le charbon, les services, les impôts, les banques, la grande industrie... Les dirigeants syndicaux appelaient à se battre contre la multiplication des contrats précaires, les privatisations massives, les licenciements et d'autres attaques sociales en refusant de placer cette journée dans le sillage du mouvement qui existait depuis 4 mois pour ne pas mettre en danger Modi et donc l'ordre social tout entier. Cependant les manifestants, eux, affichaient clairement par leurs banderoles, slogans et objectifs qu'ils se battaient contre la loi de citoyenneté anti-musulmans et contre Modi, cristallisant de fait toutes les colères contre le gouvernement en un seul mouvement autour de la classe ouvrière.
Le mouvement continuant, et s’additionnant de multiples grèves, notamment nationale des enseignants du primaire dans la deuxième moitié de février 2020 qui se rassemblaient à New Dehli – rien que dans l’État de Bihar, ils étaient 450 000 à manifester - , et bien d'autres encore, employés d’État, gardiennes d'enfants, ouvriers du bâtiment... le gouvernement au bord du gouffre face à la montée sociale s'affolait et se lançait dans une surenchère de campagne anti-musulmans en janvier, février et mars avec des pogroms faisant jusqu'à 78 morts, pour tenter de détourner et diviser les colères populaires. Cela provoqua au contraire l’accentuation du mouvement de protestation agrégeant tous les combats pour un objectif politique, virer Modi.
Or le 20 mars, ce mouvement s'additionnait d'une grève des employés municipaux contre la surveillance informatique de leurs moindres faits et gestes par une traque permanente en les obligeant à porter des montres avec GPS, puis surtout un mouvement de travailleurs qui refusent les 22 et 23 mars d'entrer dans les usines autour de l'inquiétude grandissante sur le coronavirus,
Modi avait tenté de reprendre la main en épousant l'inquiétude des indiens sur le virus en les appelant à applaudir les soignants sur leurs balcons le 22 mars au soir. Mais ce qui marqua surtout l'opinion à cette occasion, c'est qu'il y eut des médecins pour oser courageusement le défier publiquement en disant dans la presse qu'ils souhaitaient des effectifs, du matériel, des gants, des masques plus que des applaudissements. Ce qui dans un tel régime dictatorial était une gifle et traduisait un véritable changement d'esprit, un vent qui se levait.
Le gouvernement se mit à paniquer et se lança dés lors soudainement dans une politique de confinement absolu – appelé là-bas "couvre-feu" - le décrétant le 24 mars jusqu'au 14 avril puis prolongé jusqu'au 3 mai puis encore 17 mai, alors qu'il n'avait strictement rien fait jusque là du point de vue sanitaire, en argumentant seulement politiquement que le Covid-19 était propagé par les musulmans et ne touchait que les riches.
Ce confinement surprise avait manifestement uniquement comme but de tenter d'arrêter le mouvement social qui s'enhardissait et le défiait.
Alors, dans une espèce de folie et de fuite en avant, Modi décréta brutalement et sans préparation la fermeture des entreprises pour éviter qu'elles ne le soient par les ouvriers en lutte et l'obligation pour les indiens de rester chez eux, tout cela accompagné d'une répression policière féroce.
Sous la pression policière et la crainte de propager le virus, le mouvement de contestation autour de la citoyenneté musulmane s'arrêta le 24 mars.
Modi semblait avoir gagné.
Il ne faisait que rendre la situation encore plus explosive.
En effet, ce confinement signifiait pour les 100 à 150 millions de travailleurs migrants internes qui avaient quitté leurs régions d'origine pour trouver un travail dans les grandes villes, souvent soumis au travail au jour le jour, qu'ils étaient sans ressource du jour au lendemain, incapables de payer leur logement, obligés alors de quitter les villes et incités par le gouvernement à retourner "chez eux" dans leurs villages d'origine.
Ce fut un chaos total.
Avec l'arrêt des transports, des millions de travailleurs indiens se lancèrent à pied sur les routes avec des distances à couvrir allant jusqu'à mille kilomètres pour retourner dans leurs villages où le gouvernement affirmait leur accorder une ridicule allocation de 10 euros par mois que beaucoup n'ont même pas reçue et quelques dons alimentaires souvent non distribués.
Beaucoup moururent sur les routes, surtout les plus faibles et bien des enfants.
Le gouvernement voyant le danger de ces foules ouvrières ayant faim, en déplacement sur les routes du pays, avec des manifestations ininterrompues de plusieurs milliers de personnes parfois jusqu'à 10 000 le long du chemin, qui multipliaient les émeutes pour exiger de la nourriture ou des moyens de transport, entraînant derrière eux les populations locales, les ouvriers agricoles et les paysans.
Il les força par la répression policière d'intégrer des camps de réfugiés soit-disant de secours mais en réalité aux conditions sanitaires et alimentaires lamentables, ne survivant que grâce à l'action d'associations charitables. Il y aurait plus de 22 000 camps de ce type et environ 4 000 créés par des ONG avec des millions de travailleurs concentrés dans ces camps devenus comme autant de bombes à retardement, les émeutes parfois violentes se multipliant à partir de là, attaquant la police à coups de pierres, avec des poussées de fièvre à chaque annonce télévisée de reconduction du confinement par Modi.
A cette situation, il faut ajouter que près de la moitié des travailleurs n'auraient reçu aucun salaire en mars et en avril.
Par ailleurs, là où le travail se poursuivait, les luttes continuaient, dans la santé, avec par exemple, fin mars, une grève de 19 000 ambulanciers pour des protections sérieuses et d'autres multiples grèves, une des agents hospitaliers qui demandent du matériel de protection, gants, masques ou des primes spéciales, des travailleurs précaires de la santé qui demandent un travail permanent, des ouvriers du nettoyage qui exigent protections et travail fixe, une autre des chauffeurs de bus qui demandent une couverture médicale, tout cela sur fond général de la tonalité donnée par les travailleurs dits "migrants" qui ne passent pas un jour sans faire entendre dans leurs actions un message semblable à celui que tenaient déjà les Canuts en leur temps : "nous sommes en train de mourir, aussi nous préférons mourir en combattant".
Pour éviter un retour massif de ces travailleurs "migrants" en colère en ville au moment du déconfinement, Modi a prévu de se passer carrément d'eux et d'obliger ceux des travailleurs qui seront maintenus à leur travail de faire leur boulot, en faisant passer la journée de travail de 8 à 12 h et en liquidant quasiment toutes les lois ouvrières, toutes les protections sociales, toutes les libertés accordant la possibilité de se défendre, et ce pour au moins 3 ans. C'est en tous cas, ce qu'ont déjà annoncés 8 Etats de la confédération indienne.
Face à l'indignation générale soulevée par ces décisions, les mêmes syndicats qui avaient déjà appelé à la grève nationale du 8 janvier, rappellent à nouveau à une nouvelle grève générale le 22 mai, quelques jours après la fin du confinement, contre la suppression du code du travail et le passage de la durée de travail de 8 h à 12 h par jour.
Ce sera certainement la reprise du mouvement pour dégager Modi suspendu le 24 mars, mais cette fois avec probablement l'idée en plus de dégager le système global d'injustice que défend Modi comme d'ailleurs ses grands concurrents politiques.
Par ailleurs, face aux attaques du pouvoir, l'initiative de la contre-offensive générale est clairement ouvrière, sur le terrain revendicatif mais aussi idéologique et politique, mettant les deux classes constitutives de la société capitaliste face à face, bourgeoisie et prolétariat, pour dégager le pouvoir en place et décider de quel monde on veut.
Dans ce contexte, des villes gigantesques, des bidonvilles de 10 millions d'habitants comme à New Dehli, des hommes affamés qui n'ont pas peur de mourir, qui luttent massivement et la haine du pouvoir, il n'est pas difficile d'imaginer, pourquoi pas, de nouveaux Canuts, de nouvelles Communes, donnant un nouvel imaginaire social au monde.
BANGLADESH
Il y avait déjà eu de grandes grèves en 2018 pendant plusieurs mois de mars à mai pour le paiement d’arriérés de salaires de 80 000 ouvriers du jute qui s'étaient peu à peu étendues à des centaines d'autres usines diverses pour prendre un caractère général, puis qui avaient repris un mois en novembre et décembre 2019 jusqu'à la grève de la faim. Début 2019 près de 50 000 travailleurs de la confection entraient en grève pour l’augmentation du salaire minimum avec un certain succès, mouvement accompagné de grèves illimitées, en 2019 toujours, des chauffeurs de camions et de bus, des salariés des transports maritimes, des étudiants avec un total de 426 mouvements sociaux recensés officiellement pour l'année, ce qui donnait une coloration très ouvrière à l'année toute entière..
Dés mars 2020 pour faire face aux licenciements, baisses de salaires, fermetures d'entreprises, au Bangladesh -où la confection qui emploie 4 ou 5 millions d'ouvriers, est au cœur de l'économie du pays qui est devenu l'usine d'habillement du monde - la police industrielle (une police spécialement conçue pour réprimer le monde ouvrier), recensait 279 "émeutes" ou "troubles" ouvriers, ce qui est beaucoup pour leur statistiques mais certainement très en dessous de la réalité.
Les travailleurs réclamaient leurs salaires, s'opposaient aux licenciements, aux fermetures et pour cela selon la presse locale campaient parfois carrément devant les usines fermées, bloquaient les routes, élevaient des barricades ou assiégeaient même les maisons des patrons, ou encore, comme les travailleurs agricoles du thé qui décidaient d'un jour de fête supplémentaire pour ne pas participer au développement de la contagion du Covid-19.
Face au mouvement qui prenait de l'ampleur, dans le but de mettre un terme à cette agitation ouvrière et disperser les travailleurs, le gouvernement décidait le confinement généralisé du pays le 23 mars, une absurdité sanitaire dans ce pays aux logements exigus où s'entassent les travailleurs aussi serrés que les abeilles dans une ruche. L'application commençait brutalement le 26 mars obligeant au retour dans les villages familiaux pour pouvoir manger – ce qui signifiait, avec la fermeture des transports publics de longs voyages à pied comme en Inde. En même temps, avec la fermeture des entreprises, pour tenter de calmer les travailleurs, le pouvoir décrétait l'obligation pour les patrons de payer les salaires, l'interdiction des licenciements (avant mai!) et l’État promettait d'indemniser le chômage à hauteur de 60%.
Bien évidemment, malgré ces concessions apparentes dans un pays où la vie d'un ouvrier ne vaut pas grand chose, d'une part les patrons ne payaient pas les salaires ( en mai, 300 usines n'avaient toujours pas payé les salaires de mars), d'autre part 50% de salaires souvent de 80 euros par mois signifiait la famine et enfin bien des patrons ( entre 20 à 40%) ne fermaient pas leurs entreprises et se contentaient de fermer la porte d'entrée principale pour faire entrer les ouvriers par des portes dérobées et les faire travailler dans des conditions sanitaires lamentables souvent à 50 cm les uns des autres.
Par ailleurs, le gouvernement restait flou pour le domaine de la confection où il autorisait la continuation du travail à condition que les mesures de sécurité y soient respectées, ce qui n'était bien sûr pas envisageable pour le patronat alors que les couturières travaillent à quelques centimètres les unes des autres. Enfin, il n'autorisait pas les travailleurs qui ne sont pas originaires de la ville où ils travaillent d'aller au travail, le réservant aux seuls ouvriers autochtones.
Même avec des travailleurs dispersés, les luttes continuaient pour la sécurité sanitaire au travail, des indemnités de chômage à 100%, le paiement des salaires, contre les licenciements... auxquels s'ajoutaient les manifestations importantes des « déportés », migrants internes qui sur les routes pour rejoindre leurs villages demandaient de l'aide alimentaire et la sécurité et pour cela comme en Inde coupaient routes et voies ferrées, entraînant avec eux bien des travailleurs agricoles, paysans ou villageois.
En Avril, toujours au Bangladesh, la police industrielle comptait ainsi 440 "émeutes" ou "troubles" en forte augmentation donc par rapport à mars malgré le confinement.
Le 26 avril, le gouvernement décidait de ré-ouvrir les entreprises....
On assistait à une ruée en retour des travailleurs sur les routes à nouveau à pied ou entassés dans des véhicules de fortune en découvrant à leur arrivée à l'usine qu'ils étaient souvent licenciés ou que les patrons ne leur paieraient pas leurs arriérés de salaires (6 000 entreprises de confection sur 7 000 n'avaient toujours pas payé en mai les salaires de mars)...
Les luttes ont explosé à cette date.
On estimait ainsi à 770 le nombre d'usines en luttes avec des luttes quotidiennes ininterrompues et des manifestations tous les jours, blocages de routes, barricades, affrontements avec la police, lacrymogènes et canons à eau... toujours pour les mêmes revendications, pas de licenciements, paiement des salaires à 100% et pour exiger la sécurité sanitaire avec la réouverture.
Les ceintures industrielles des villes du Bangladesh se sont alors transformées en champs de bataille avec des affrontements violents quasi quotidiens avec les gangs patronaux, la police et l'armée, ce qui continue toujours à la mi mai.
La plupart des manifestations ciblent telle ou telle usine, s'attaquant à tel ou tel patron, mais regroupent parfois plusieurs dizaines de milliers de manifestants par l'addition des mécontentements communs dans les zones industrielles où les usines de plusieurs milliers de salariés se touchent et où les manifestations se rejoignent de fait.
Les ouvriers du Bangladesh sont entrés dans la 5ème semaine d'un vaste mouvement national continu de grèves et luttes.
On imagine facilement combien ce vaste mouvement peut à tout moment prendre un caractère non seulement national et économique mais centralisé et politique comme en Inde et là aussi, combien les combats ouvriers peuvent avoir soudain une portée mondiale..
INDONESIE
En Indonésie, l'année 2019 a été traversée par des grèves, manifestations et émeutes de masse de mai à octobre, ce qui n'avait pas été vu depuis les émeutes de 1998 qui avaient provoqué la chute du dictateur Suharto et du pouvoir des militaires en place depuis leur coup d'Etat de 1965 et le massacre de la gauche indonésienne. C'est la presse indonésienne elle-même qui fait ces comparaisons entre 1998 et 2019/2020.
Les émeutes ont commencé en mai 2019 après les élections mettant au pouvoir Joko Widodo accusé de les avoir truquées, suivies par d'autres émeutes et manifestations contre des amendements répressifs au code pénal puis par un soulèvement en Papouasie puis encore par la grève des étudiants de 300 universités en lutte contre la corruption du régime, avec là aussi des émeutes, puis enfin par des manifestations massives de travailleurs contre les nouvelles lois anti-ouvrières criminalisant les militants et les grèves et facilitant les licenciements puis encore et toujours sur le même objectif le 20 janvier 2020 avec la menace faite à cette date par les dirigeants syndicaux, pourtant guère radicaux, de reconduire ce mouvement par une manifestation gigantesque le 30 avril malgré le covid-19 qui ciblerait le parlement national en donnant par là un caractère évidemment politique au mouvement centré autour de la mobilisation des ouvriers.
La presse inquiète parle donc de 2020 comme année de tous les dangers : le volcan social n'est pas loin de l'éruption, titre-t-elle.
Face à cela et le coronavirus, le gouvernement n'a pas mis en place un confinement généralisé avec le but premier de maintenir l'activité économique mais un état d'urgence policier féroce régionalisé ou localisé en particulier à Jakarta. Ainsi, face à la menace de la manifestation du 30 avril à Jakarta, la ville a été confinée en même temps que le gouvernement prenait les premières mesures sanitaires à l'échelle du pays à partir du 23 avril. Dans le même moment, le gouvernement tentait de montrer ses muscles en interdisant la manifestation du 30 avril au prétexte du virus.
Il faut dire qu'à Jakarta la situation pourrait devenir explosive.
Dans cette ville de près de 30 millions d'habitants qui a connu une année 2019 particulièrement agitée, 4 millions de personnes s'entassent dans les bidonvilles avec une taille d'habitation moyenne de 9 m2 pour une famille et seulement des points d'eau collectifs avec une distanciation physique impossible mais en revanche un réseau d'hôtels de luxe Ayarduta avec leur propre hôpital privé et des tests contre le virus pour tous les clients.
De plus, malgré le choix du gouvernement de privilégier l'économie, 1,2 millions de travailleurs ont été licenciés dont plus de 160 000 dans la seule capitale à la date de fin avril.
Alors, si le gouvernement a tenté d'utiliser le virus pour demander aux pauvres des bidonvilles de ne pas contaminer les riches (sic !), en tentant d'isoler les bidonvilles et en confinant les travailleurs chez eux à Jakarta, interdisant quasi toute sortie sauf pour se nourrir, il a fini par céder à la peur du 30 avril qui s'annonçait pour lui comme la date de tous les dangers et il a décidé de repousser ses lois anti-ouvrières.
Cela a été considéré par les travailleurs comme une grande victoire surtout face à un pouvoir autoritaire. En même temps, conscient de ses difficultés, le pouvoir décidait d'associer les directions syndicales aux discussions et régressions à venir, ce qu'elles ont acceptées, comme partout.
Mais, pour le moment donc, malgré l'agitation policière du pouvoir, malgré les licenciements massifs, malgré les concessions des directions syndicales, l'initiative et le rapport de force sont dans les mains des ouvriers.
PHILIPPINES
Aux Philippines, il n'y a pas eu de mouvements sociaux depuis longtemps contrairement aux autres pays et dans ce sillage, pas non plus durant le confinement. Cependant l'explosion sociale à venir est dans tous les esprits, en tous cas très présente dans la presse.
Le pays concentre d'une certaine manière ainsi toutes les caractéristiques des tendances générales à la répression la plus féroce au travers du confinement.
Le dictateur en place, Duterte, qui se voit comme le continuateur d'Adolf Hitler, a pris les devants par une espèce de coup d'état militaire et une guerre aux pauvres au prétexte du confinement.
Manille a 20 millions d'habitants dont la moitié habite en bidonvilles.
Ces 10 millions de personnes qui vivent dans des bidonvilles travaillent dans l'économie informelle et doivent sortir tous les jours pour aller travailler en ville où ils gagnent leur vie souvent au jour le jour. Le blocage de la circulation entre la ville et le bidonville signifie pour eux mourir de faim.
Durant tout le mois de février 2020 et début mars, alors que la pandémie est déjà dans tous les esprits, de nombreux rassemblements mais de faibles dimensions ont lieu en particulier dans les bidonvilles de Manille pour exiger du gouvernement une protection sanitaire et des tests alors que de son côté le dictateur expliquait que les gens ne risquaient rien face au virus parce que les philippins ont des anticorps naturels.
Certainement aussi parce que le pouvoir a pris peur face à l'agitation des bidonvilles de Manille et a mesuré les dangers à venir, d'autant que les premières conséquences de la crise économique faisaient que 1,4 millions de personnes perdaient leur emploi du 15 février au 1er avril et que 600 000 travailleurs ont eu leurs revenus baissés dans le même moment.
Le brutal et sanguinaire Duterte décide alors soudain de confiner totalement avec un couvre-feu la nuit en donnant tout pouvoir à la police et l'armée à partir du 16 mars et jusqu'au au 14 avril, d'abord la ville de Manille puis les 57 millions d'habitants de l'île de Luzon où se trouve Manille et qui concentre la moitié de la population du pays.
Rapidement, face à ce qui apparaît comme mortel pour les bidonvilles et ses habitants – car Duterte a déjà fait la guerre aux pauvres des bidonvilles en 2017 au prétexte de la lutte contre la drogue et les gangs, organisant des escadrons de la mort, mélanges de policiers et de malfrats, qui auraient tué près de 30 000 personnes -, les habitants des ruelles de bidonvilles organisent des concerts de casseroles le 22 mars, pour dénoncer un confinement mortel pour eux qui n'avait rien de sanitaire mais qui s'apparentait plus à une loi martiale et un coup de force.
Le 1er avril de manière concertée puis les jours qui suivirent de manière spontanée, des rassemblements et manifestations de tailles modestes d'habitants de bidonvilles de Manille eurent lieu en sortant parfois des bidonvilles pour aller dans des zones plus riches parce qu'ils avaient faim.
Duterte donna alors l'ordre à sa police de tirer à balles sur tous ceux qui résistent au confinement après que le 4 avril une manifestation de centaines habitants de plusieurs bidonvilles peut-être un peu plus importante que d'autres, envahit une autoroute pour demander l'aide alimentaire promise par le gouvernement mais qui n'arrivait pas.
Le dictateur, qui aime à se vanter qu'il a tué son premier homme à l'âge de 16 ans, prévint alors la population que s'ils se révoltaient il "les enterrerait tous" interdisant aux habitants des bidonvilles d'en sortir, mettant en place des barrages policiers à leurs entrées comme aux limites de Manille.
A partir de cette date du 4 avril, 133 000 personnes ont déjà été arrêtées simplement parce qu'ils allaient chercher à manger en sortant du bidonville, 30 000 ont été mis en prison pour ne pas avoir respecté le couvre-feu, tandis que les assassinats de syndicalistes par les gangs patronaux, fréquents dans le pays, s'amplifient.
Le 1er mai bien qu'il n'ait été annoncé qu'une manifestation sur internet et des protestations et rassemblements au sein des usines, le pouvoir arrêtait de manière préventive de nombreux militants syndicaux comme des associatifs et étudiants qui distribuaient de la nourriture ou des médicaments.
Mais les philippins pauvres que le gouvernement est en train de tuer pour les avertir de ce qui se passerait en cas de révolte, affirmaient par la voie d'une organisation des habitants des bidonvilles, Kadamay : "Nous n'avons pas peur de Duterte. La faim et le virus nous tueront avant les balles."
Le 15 mai, toute la journée et la nuit, de nouvelles protestations par petits groupes traversaient les bidonvilles.
SRI LANKA
Une vague de grèves croissante a traversé le pays en 2018, 2019 et début 2020 avant la pandémie.
Le président du Sri Lanka, Gotabhaya Rajapakse, général nationaliste à la réputation de corrompu et de tortionnaire, a accédé au pouvoir en novembre 2019 dans le cadre d'une vague de grèves montantes, d'ouvriers mais aussi de pauvres des campagnes, de la jeunesse et du mécontentement global des populations victimes d'une longue guerre civile de 30 ans contre les tamouls.
En septembre 2019, 17 000 employés des universités étaient en grève, les cheminots – après déjà une grève en juin- ont entamé une grève quasi totale pour une durée indéterminée, les enseignants ont fait un arrêt national de deux jours et les agents administratifs du gouvernement sont entrés en lutte comme les travailleurs des transports et les agents de santé. Mais les directions syndicales refusaient de donner la perspective de l'union des colères comme celui de renverser le gouvernement qui réprimait tant qu'il pouvait.
Rajapakse remporta les élections contre son prédécesseur soutenu "comme un moindre mal" par la gauche et les directions syndicales alors qu'il avait mené une féroce politique d'austérité et réprimé les grèves. S'appuyant sur le mécontentement généré par cette politique d'austérité et l'alignement de la gauche sur l'ancien président anti-ouvrier et répressif, Rajapakse s'appuya sur une démagogie religieuse anti musulmane, à la faveur de pogroms anti-musulmans et ethniques anti tamoul.
Une fois élu, ses premières mesures ont été de militariser l'appareil d’État à tous les niveaux de l'administration en mettant des militaires à la tête des services – y compris les criminels de guerre condamnés de la guerre contre les tamouls - et renforcer les forces de répression en vue de la confrontation avec la classe ouvrière et toutes autres formes de contestation sociale que dans la démagogie habituelle, il confondait avec le terrorisme, le crime organisé et le trafic de drogue, tout en rendant responsables les musulmans de la propagation du virus.
Très rapidement avec la pandémie, il montrait presque publiquement qu'il préparait un coup de force en concentrant des troupes sur Colombo la capitale et en faisant envahir les rues par des militaires en armes et faisant occuper les écoles du nord du pays par 20 000 soldats. Début mars, il dissolvait le Parlement pour organiser de nouvelles élections législatives dans le but de cumuler tous les pouvoirs.
Il faut dire que depuis la pandémie, le mouvement social n'a pas cessé.
Ainsi 14 manifestations nationales de différents secteurs professionnels se sont déroulées devant le siège du gouvernement sur les 15 premiers jours de février. Le 28 février 2020, 200 000 enseignants se mettaient en grève alors que des mineurs d'une mine d’État entraient aussi en lutte et que les ouvriers agricoles des plantations de thé sont en grève quasi constante depuis trois mois. Le 2 mars, les employés des services d'audit entrent en grève illimitée pour être intégrés à la fonction publique et des employés d’État entrent eux aussi en grève.
Face au mouvement social qui continue, le gouvernement met en place soudainement un confinement couvre-feu -sauf pour les ouvriers agricoles du thé et des noix de coco - différencié suivant les régions à partir du 20 mars jusqu'au 11 mai, mais total à Colombo et dans les grandes villes, sans prendre quasi aucune mesure sanitaire sérieuse après que les budgets de la santé aient été réduits depuis des années – il n'y a que 500 lits d'hôpitaux en soins intensifs - mais en faisant arrêter 50 000 personnes pour non respect du couvre-feu et multipliant la démagogie et les attaques ethniques contre les tamouls.
Comme ailleurs, le confinement est catastrophique pour la majorité des travailleurs dont 60% travaillent à la journée .
Les grands patrons tentent d'obliger à continuer le travail en particulier dans les zones franches où il n'y a aucune protection légale et qui concentrent 20% des salariés. Mais sous la pression des révoltes des ouvriers et employés qui refusent de travailler dans des conditions sanitaires non sécurisées, peu à peu les entreprises et la fonction publique s'arrêtent.
Les patrons des zones franches tentent d'obliger alors leurs salariés à vivre dans les locaux industriels, mais sans salaires et nourriture, ce qu'ils refusent. Ils rejoignent alors leurs villages natals comme beaucoup d'autres travailleurs tandis que le gouvernement leur promet une indemnité d'environ 50 euros le mois, qui n'arrivera quasiment jamais. En attendant, les salaires ne sont bien souvent plus versés, ou réduits, les prix explosent et les licenciements sont massifs malgré les promesses du gouvernement qui demande aux patrons de ne pas licencier.
En avril, face aux résistances populaires lors du confinement et face à la colère qui se fait entendre dans les bidonvilles et les révoltes dans les prisons, le président annonce que le déconfinement se fera sous contrôle militaire et fait placer des militaires dans les écoles, les gares, les rues pour la réouverture des entreprises et services.
Pour faire reprendre le travail, le gouvernement a obtenu le soutien dans une union nationale de la majorité de l'opposition dont les dirigeants nationalistes tamouls et d'une grande partie des directions syndicales qui veulent participer à la relance de l'économie. Le 11 mai, le gouvernement déclare que le virus est vaincu et ouvre en grand un déconfinement progressif – qui avait déjà échoué avant lorsque certaines certaines entreprises avaient voulu faire reprendre le travail à leurs ouvriers, qui, eux, ne l'avaient pas voulu - mais il maintient toutefois le couvre-feu (!). Cependant, la reprise du travail est tout aussi ratée que peu de temps avant et est très timide.
20% des trains seulement roulent, 50% des bus et l'opposition des enseignants à la reprise est massive. Bien qu'il soit difficile de faire la part entre ceux qui sont licenciés – par exemple souvent ceux de plus de 50 ans et les moins de 6 mois d'embauche - et ceux qui refusent de reprendre, beaucoup de travailleurs ne se présentent pas à leur travail, des enseignants aux cheminots et dès le premier jour des ouvriers de l'habillement entrent en grève comme des salariés des compagnies de pétrole et déjà un peu auparavant les ouvriers des plantations de cocotiers.
Bref, là aussi, le déconfinement semble signifier la reprise de la lutte sur le terrain ouvrier mais aussi contre le nouveau pouvoir qui a réussi en quelques mois à perdre le gain de sa victoire de novembre 2019.
Reste la question ouverte de l'armée et du coup de force. Osera-t-il aller dans ce sens au risque de provoquer un soulèvement généralisé ou essaiera-t-il de s'appuyer sur l'union nationale pour faire passer les licenciements et les attaques contre le monde ouvrier ?
Quoi qu'il en soit, comme dans les autres pays d'Asie, l'affrontement de classe au plus haut niveau est devant nous.
Jacques Chastaing, le 19.05.2020
Notes
i. L'usine de Foxconn de Shenzen en Chine compte 300 000 ouvriers.
ii. La moitié de la population de Mumbai (Bombay) en Inde vit en bidonville soit environ 10 millions de personnes tout autant qu'à Manille, à Jakarta 4 millions de personnes vivent dans les bidonvilles , etc, etc.