D'un premier mai nouveau. Par André Markowicz
Vous avez lu, vous, « The city of the plague », de John Wilson, publié à Edimbourg en 1816 ? Si vous avez lu « Le Festin pendant la peste » de Pouchkine (traduit par votre humble serviteur), vous en avez lu au moins une scène, vu que Pouchkine n’a pas hésité, pour sa quatrième « Petite tragédie », à traduire une scène de cette pièce. Bon, ça, tout lecteur russe le sait, mais, sérieusement, personne n’a jamais lu la pièce de John Wilson elle-même. Et moi, toc, je l’ai lue (je viens de la lire). D’où je peux vous dire, entre parenthèses, que le reste de la pièce n’a rien à voir avec l’idée de Pouchkine (et peu à voir, d’ailleurs, avec le reste de la pièce de Wilson). Et je l’ai lue dans l’édition que j’ai trouvée, et pour tout dire, dans la seule qui ait eu une importance, la première, l’édition originale de 1816 (celle que Pouchkine avait aussi...).
J’avais regardé sur Amazon — pas pour acheter ! mais pour voir si ça existait en général — pour essayer de trouver une édition moderne : il y avait une espèce de reprint dont on voit tout de suite que c’est n’importe quoi, et donc, le cœur léger, je suis allé sur le site que j’aime, sur Abebooks. Parce que c’est sur Abebooks que j’ai trouvé tous les livres qui me passionnent — vous ne savez peut-être pas, mais j’ai une passion dévorante, une forme étrange de bibliophilie. D’abord, les éditions originales des romantiques français, et puis les éditions originales d’un certain nombre d’autres auteurs (en particulier Charles Reznikoff, dont il ne me manque que les deux premières, et totalement introuvables, pièces). Bon, et, de temps en temps, donc, je me commande, chez un libraire d’ancien, à travers le monde, un livre que je trouve, et j’ai l’impression — et c’est une impression réelle, puisque je suis en contact avec les libraires, — que je fais un peu vivre les petits libraires de livres rares. — Les livres contemporains, chez les libraires autour de moi. Les livres anciens, comme ça. Et donc, ne pas donner d’argent à Amazon, d’aucune façon. Et qu’est-ce que je viens de découvrir, en regardant ce qui se passe avec Amazon ? Abebooks, c’est Amazon. C’est juste une branche du groupe de Bezos. Je suis cerné. Je fais quoi, maintenant ?...
J’ai appris ça, parce que, zappant un truc sur le site de Arte, je suis tombé sur les nouvelles d’hier en direct, et j’ai appris que Bezos avait, pendant le mois de confinement, gagné 40 milliards de dollars. 40 milliards. Je n’ai pas compris si c’est lui personnellement ou si c’est Amazon en tant que groupe, mais, ce que j’ai compris, c’est que la réaction, nécessaire et tardive, de la justice française qui a mené à la suspension des sites d’Amazon en France a eu un seul effet : Bezos a transféré ses plateformes de livraison dans les autres pays de l’Union européenne, en Italie et en Espagne, où, visiblement, les conditions de travail sont les mêmes que celles qu’il y avait en France, et tout est redevenu « business as usual ». La seule chose qui se passe est un bras de fer entre Amazon et la France, avec, à la clé, une chantage au chômage encore plus massif. Si vous, république française, ne nous laissez pas agir comme on veut, on s’en va, et, nous, ça ne nous change rien. Vous, si — parce que, dans le chômage de masse qui s’est réinstauré, vous aurez fait d’autres dizaines milliers de chômeurs. Et c’est la France qui se retrouve aujourd’hui dans la situation des ouvriers qui veulent faire grève en tant de crise : tu protestes ? proteste, et regarde à la porte, la queue de ceux qui attendent pour te remplacer.
Parce que l’Europe, visiblement, n’a pas l’intention d’aider la France dans sa lutte nécessaire contre Amazon : je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu des actions judiciaires entreprises en Espagne (où, pourtant, le gouvernement est socialiste) et en Italie ? ou ailleurs. Et là encore, l’Europe ne protège pas trop, l’Europe n’est celle, finalement, que d’Amazon. Et ce n’est pas le Covid qui va changer ça, bien au contraire.
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Le 1er mai 1930, mon grand-père, Guedali Shaïe, se faisait arrêter par la police belge, à Bruxelles, parce que, militant communiste apatride, il avait suivi une manifestation du Parti communiste belge, où il ne connaissait personne — il s’était fait arrêter en tant qu’agent de liaison, parce que, contrairement à son habitude de toujours être au premier rang, il s’était mis, sur son vélo, à dix mètres derrière, dans une scène qui préfigurait celle du drapeau rouge dans les Temps modernes (c’est dans les Temps modernes ?...). Bref, il avait fait les manifestations du 1er mai en Pologne, contre Pilsudski, avait fait de la prison, et puis, arrivé en France (parce que les flics belges, allez savoir pourquoi, l’ont expulsé, lui, son épouse et son bébé — mon père —) en France. Et il a fait toutes les manifs du 1er mai. J’en ai parlé ici, assez souvent — de sa militance, et de celle de mon père après lui. Ce n’est pas une date anodine, quoi, le 1er mai.
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Le jour que nous vivrons aujourd’hui (j’écris ça, comme toujours, tôt le matin) est historique, évidemment : la première fois, depuis le début des manifestations du 1er mai, où il n’y aura personne dans la rue. Vu qu’il n’y a personne dans la rue. Et que je ne pourrai même pas chercher, de rue en rue, un marchand de muguet qui vende son muguet pour aider un syndicat (je ne dis pas le PC)... parce que, même trouver ça, ces dernières années, en fait, ça devenait comme les papillons dans les jardins : un événement.
Le brin de muguet, cette année, a été acheté où on pouvait, — à l’Intermarché qui s’est ouvert au coin de la rue. Il a été acheté il y a deux jours, et il est déjà en voie d’agonie.
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Mais ce n’est pas vrai qu’il n’y a personne dans la rue — même si les rues sont désertes. Ça ne veut pas dire, je le répète, que personne ne regarde ce qui se passe, que personne ne résiste à ce qui se passe, — ça veut juste dire que ça devient de plus en plus dur d'échapper. Comment ils feraient, aujourd’hui, les jeunes gens qui entraient au maquis ?... Je ne sais pas. Mais je sais ça, malgré tous les malgrés (une expression qui me revient souvent, ces derniers temps), il y aurait des gens pour essayer, et même, je crois, de plus en plus. Comment résister, là, aujourd’hui, c’est un autre problème.
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Et, à titre personnel, ça existe, un site qui regroupe les libraires anciens du monde entier et me permette de ne pas donner de sous à Amazon ?...
André Markowicz, le 1 mai 2020
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.