Brèves remarques sur un prétendu «macronisme» (1). Par Olivier Le Cour Grandmaison
Qu’il semble loin le temps où un sémillant candidat à la présidence de la République publiait un livre au titre hyperbolique mais creux : Révolution (2016). Un tissu de banalités, de poncifs, de formules ronflantes et de généralités conçu par des communicants soucieux de mettre en scène leur champion, ce Rastignac de la Somme. Premier volet d'une analyse en deux parties du «macronisme».
Qu’il semble loin le temps où un sémillant candidat à la présidence de la République publiait un livre au titre hyperbolique mais creux : Révolution (2016). Petit livre rouge-blanc-bleu destiné aux militants, aux cadres de son mouvement, aux ralliés de la première et de la dernière heure, et bien sûr aux Français afin que tous puissent découvrir les orientations de celui qui préparait ainsi sa courte marche vers l’Elysée. Dans l’immédiat, la mal nommée révolution macronienne débutait par des dîners de gala pour collecter l’argent indispensable à la campagne électorale. Un livre programmatique ? Un tissu de banalités, de poncifs, de formules ronflantes et de généralités conçu par des communicants soucieux de mettre en scène leur champion et d’écrire “l’histoire” enchantée d’un homme prétendument nouveau et désireux de bâtir une France à son image : jeune, dynamique, moderne et entreprenante. De là une trentaine de pages sur l’enfance du chef « dans la province française » et son « attachement au terroir », essentiel bien sûr, puis sa montée à Paris, sa rencontre avec Brigitte et son irrésistible ascension, dans la finance d’abord, en politique ensuite, pour mieux servir le pays, évidemment.
Le projet de ce Rastignac de la Somme ? « Réconcilier les France, c’est répondre aux désirs des Français d’une prospérité juste ; la liberté pour chacun de créer, de se mouvoir, d’entreprendre ; l’égalité des chances pour y parvenir : la fraternité dans la société, en particulier pour les plus faibles. » N’oublions pas cette autre invention stupéfiante d’audace et d’originalité : dépasser le clivage gauche/droite au profit d’un « en même temps » érigé en nouvelle boussole supposée permettre de conduire le pays vers des lendemains prospères. Il s’est trouvé des commentateurs, des sondologues et des experts ès-politique, aussi superficiels que la culture qu’ils ont acquise rue Saint-Guillaume, pour s’ébahir de tant de hardiesse. Superficiels donc oublieux. Au mitan des années 80, L’Express titrait déjà : « Gauche-droite ? Allons donc, plutôt moderne-ancien », et publiait les portraits de quelques maoïstes repentis, et revenus de tout sauf d’eux-mêmes. Parmi eux se trouvaient, entre autres, les inévitables André Glucksmann et Serge July[1]. Les têtes d’affiches ont aujourd’hui changé puisque certains adeptes extatiques de la macronie se nomment Romain Goupil, ex-trotskiste séduit par le banquier-devenu-président qui, selon lui, « est un rebelle contre le système ». De la révolution permanente aux éloges serviles, beau parcours qui n’est pas sans rappeler celui de son compère en opportunisme, Daniel Cohn-Bendit, qui s’enorgueillit d’être devenu un visiteur du soir, comme on dit. L’époque est crépusculaire, en ses moindres détails.
Dans une cinquantaine d’années, les historien-ne-s peineront peut-être à comprendre comment de telles platitudes ont pu être accueillies avec enthousiasme par nombre de nos contemporains prétendument avisés : chroniqueurs et toutologues dont la rigueur d’analyse et le professionnalisme se reconnaissent à leurs capacités remarquables à prendre des vessies pour des lanternes. « Les plus ignorants (…) sont souvent les plus audacieux et les plus disposés à écrire[2] », notait Spinoza, et à pérorer sans fin. Quoi qu’il en soit, il fallait vraiment que François Hollande, son gouvernement et le parti socialiste aient atteint le dernier degré de la putréfaction politique pour que le projet d’Emmanuel Macron soit perçu comme audacieux et novateur, et qu’il permette à son auteur de l’emporter quelques mois plus tard. L’actuel chef de l’Etat s’est élevé sur les décombres d’un système partisan dont il a contribué à précipiter la crise, et sur les morts-vivants d’une sociale-démocratie elle aussi convertie au néolibéralisme, et qui n’était plus depuis longtemps ni sociale, ni véritablement soucieuse de défendre la démocratie. A preuve les dispositions d’exception adoptées à la suite des attentats de novembre 2015 constitutives, selon l’Union syndicale des magistrats, « d’une forme d’état d’urgence permanent » et d’un « Etat policier » désormais pérennisé (8 janvier 2016). En matière de sécurité, notamment, cette engeance socialiste en remontait à la droite la plus à droite grâce à la réhabilitation de dispositions adoptées pendant la guerre d’Algérie par leurs prédécesseurs de la SFIO[3]. Très glorieuse tradition, n’est-il pas ?
Celles et ceux qui, après avoir servi François Hollande, se sont donné à leur nouveau maître n’ont pas trahi, contrairement à ce que beaucoup croient ; ils n’ont fait que suivre la pente de leurs compromissions réitérées - nommées par eux « sens des responsabilités » ou « volonté de servir la France » - et de leurs aspirations toutes personnelles. Comme l’homme de l’Elysée, il y a longtemps qu’ils se sont délestés de la moindre de leur conviction ; ils ne sont qu’ambition. Ambition de conquérir le pouvoir, d’y être associé d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce qu’en disposant d’un obscur strapontin nommé secrétariat d’Etat, et désormais ambition de conserver les ministères auxquels leur fidélité de mercenaire les a conduit. Ils étaient serviles hier, ils le sont plus encore aujourd’hui car ayant rompu avec leurs « camarades » de « l’ancien monde », ils doivent tout à Jupiter qui les a fait ce qu’ils sont.
La liberté d’entreprendre était-elle à ce point entravée qu’il fallait placer sa défense au plus haut de l’agenda politique ? Evidemment non mais il était impératif pour Emmanuel Macron de le faire croire afin de satisfaire ses bailleurs de fonds, de plumer la volaille républicaine comme d’autres avant lui avait « plumé la volaille socialiste », et d’apparaître enfin comme le sauveur de « l’entreprise France » menacée par le bureaucratisme et les partisans du « vieux monde ». Par contre, il est d’autres libertés que le président a piétinées et piétine encore : les libertés fondamentales et l’Etat droit, auquel s’est substitué un « Etat de surveillance », estime la professeure émérite au Collège de France, Mireille Delmas-Marty (Le Monde, 11 octobre 2017) avant l’adoption de la loi du 30 octobre 2017 qui a fait entrer certaines disposition de l’état d’urgence dans le droit ordinaire. Quant aux libertés, elles sont bafouées par ces dispositions législatives et par les pratiques policières mises en œuvre pour réprimer comme rarement les mouvements sociaux : celui des Gilets jaunes d’abord, celui qui s’est élevé contre la réforme des retraites ensuite. L’étude précise de ces graves régressions démocratiques, engagées au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 et poursuivies sans cesse, a été faite par l’avocat François Sureau dans un texte remarquable. Le bilan est accablant et le titre qu’il a choisi a la clarté sinistre de notre hiver politique : Sans la liberté[4]. Au vrai, les mouvements précités se sont vu appliquer des méthodes depuis longtemps employées contre les habitants des quartiers populaires et les jeunes héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale.
Soit diront certains mais ce ne sont là qu’analyses d’intellectuels minoritaires qui, confondant théorie et pratique, sont inconscients des rudes nécessités exigées par la gravité de la situation. L’objection est usée jusqu’à la corde tant elle a servi à justifier l’injustifiable. Ajoutons donc ceci. Le 14 février 2019, le Parlement européen a voté une résolution dénonçant l’usage « disproportionné » de la force par la police française contre les manifestants. Peu après la haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, s’est alarmée à son tour de cette situation. De plus, un groupe d’experts des Nations unies a dénoncé « un nombre » important « d’interpellations », de « gardes à vue, de fouilles » et de « blessures graves causées par un usage disproportionné d’armes dites “non létales” ». Enfin, le Conseil de l’Europe a demandé à la France de « suspendre l’usage » du LBD lors des manifestations. De même le Défenseur des droits, Jacques Toubon. Tous irresponsables et aveugles ?
L’ensemble scelle donc les noces toujours plus inquiétantes, parce que liberticides, de l’ordolibéralisme et d’un autoritarisme croissant indispensable au bon fonctionnement de celui-ci. Indispensable aussi pour mater contestations et résistances, et travailler la peur et la résignation. Pile et face de la même pièce. Et pour mener à bien ces missions essentielles à la réussite de la politique économique du chef de l’Etat, laquelle passe, entre autres, par la destruction des services publics et de nombreux conquis sociaux, rien de mieux que d’anciens socialistes qui, pour s’excuser de l’avoir été et pour échapper à l’accusation de laxisme, deviennent les plus ardents défenseurs de l’ordre établi. Après le recyclage rapide de Gérard Collomb, vieille huile lyonnaise et solferinienne, Jupiter a trouvé chien de garde plus agressif et, à cause de cela, plus efficace en la personne du très soumis Christophe Castaner. Il n’était rien ou presque, il est devenu quelqu’un : ministre de l’Intérieur dénué de tout scrupule[5], Jules Moch de la macronie qui se prend pour Clemenceau. Encore une histoire de grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. Autant le Tigre savait combiner main de fer, culture et alacrité, en attestent ses multiples bons mots et saillies[6], autant l’actuel locataire de la Place Beauvau à la lourdeur des policiers casqués et harnachés qu’il commande : front bas, casque épais, bouclier et tonfa ; tels sont les points cardinaux et les ressorts de sa nouvelle existence.
Egalité promettait aussi le livre-programme du candidat d’En marche qui sitôt élu l’a bien sûr remisée. Les choses sérieuses commençaient et le temps n’était plus à l’épate de la galerie, des naïfs, des courtisans et des ambitieux. Entre 2003 et 2013, les plus modestes ont gagné en moyenne 2, 3% de pouvoir d’achat alors que sur la même période les 10% les plus riches ont vu leurs revenus progresser vingt fois plus, soit une hausse de 42,4%. Le nombre de pauvres (2004-2014) a augmenté de 1,2 million, la pauvreté touche près de 900 000 enfants de moins de 10 ans, soit plus d’un sur dix et près d’un adolescent sur huit[7]. Ajoutons que 20 % des étudiant-e-s- et des jeunes de 18 à 24 ans vivent sous le seuil de pauvreté, soit 3,6% de plus qu’en 2002. 30 000 d’entre eux fréquentent les Restos du cœur faute de moyens financiers suffisants et 13,5% renoncent à des soins médicaux pour ne pas grever leur budget. Il n’est donc pas surprenant que ces mêmes Restos aient distribué 130 millions de repas à 860 000 personnes en 2017 puis à 900 000 en 2019. Autant de chiffres qui disent, non la faillite des politiques publiques conduites depuis des années comme certains pourraient le croire, mais la victoire des orientations néo-libérales mises en œuvre par les majorités de droite comme de gauche qui se sont succédé au pouvoir. Et le triomphe de l’indifférence hautaine de ceux qui vouent aux « eaux glacées du calcul égoïste[8] » et à la recherche du profit un culte que l’on sait inhumain, mortifère, et destructeur des hommes et de la nature.
Il y avait là autant de problèmes propres à déterminer un grand dessein national en y incluant les quartiers populaires où sévissent un chômage de masse souvent bien supérieur à la moyenne, des discriminations systémiques et une paupérisation ancienne et dramatique des services publics. Emmanuel Macron n’en a rien fait. Il a choisi de satisfaire les « premiers de cordée », tant pis pour les autres. « Enrichissez-vous par le travail », s’exclamait François Guizot lors d’un banquet électoral en 1843. « Traversez la rue pour trouver un emploi », tonne son successeur, le Jupiter de l’Hexagone, l’Atlante de la finance, de « la Start-Up nation » et du libéralisme débridé qui se croit follement moderne alors qu’il est l’acteur d’une réaction sociale et démocratique inédites. Depuis longtemps, la droite en rêvait mais elle n’a pu la mener à bien ; il a réussi où elle a échoué. Chapeau bas.
Est-il nécessaire de traiter de la fraternité macronienne – une aporie en fait - quand on connait le sort indigne, parfois atroce parce que synonyme de mort, réservé aux migrants et aux demandeurs d’asile. ? N’oublions par les Roms, les immigrés, l’entretien accordé à l’hebdomadaire de la droite extrême Valeurs actuelles le 25 octobre 2019, ses considérations sur le « séparatisme islamiste » empruntées à une coalition hétéroclite où se retrouvent dirigeants du Rassemblement national, militants du Printemps républicain, anciens socialistes et défenseurs toujours plus sectaires de ce qu’ils croient être la République et la laïcité. Et le mépris envers les plus démunis, ceux-là mêmes pour lesquels le président déclarait qu’on « dépensait un pognon de dingue ! » « Salauds de pauvres » et coûteux en plus.
Olivier Le Cour Grandmaison, le 23 avril 2020
[1]. G. Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passé du col Mao au Rotary, Agone, Paris, 2014, p. 52-53.
[2]. Spinoza, « Lettres L » in Traité politique. Lettres, Gf-Flammarion, Paris, 1991, p. 284.
[3]. Rappelons aux oublieux que c’est le socialiste Guy Mollet, président du Conseil, qui a reconduit les dispositions de l’état d’urgence du 3 avril 1955 dans le cadre de la loi du 16 mars 1956, votée par les députés communistes présents. De là les pouvoirs spéciaux en Algérie, la création d’une procédure de « traduction directe sans instruction » pour la justice militaire, la légalisation des camps d’internement et le transfert à l’armée des pouvoirs de police.
[4]. Fr. Sureau, Sans la liberté, Gallimard, Paris, 2019.
[5]. En ces matières, il a quelque expérience. Lors des élections municipales de 1995 à Avignon, il n’a pas hésité, pour discréditer ses adversaires, Marie-Josée Roig et Alain Dufaut, à distribuer une bande dessinée pornographique. Le titre de ce libelle inspiré et brillant ? « Dinde enchaînée » et « Erections municipales. » Cet humour de corps de garde lui a valu d’être condamné à 50 000 francs d’amende pour diffamations et injures publiques. Beau début de carrière.
[6]. « On ne ment jamais autant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse », affirmait Clemenceau. C’est juste mais partiel. Les béni-oui-oui du chef de l’Etat ont fait du mensonge un principe recteur de leurs actions et Christophe Castaner n’est pas le moins doué dans cet exercice même s’il est dépassé par la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye.
[7]. Synthèse du deuxième rapport de l’Observatoire des inégalités, Le Monde, 30 mai 2017.
[8]. K. Marx, Le Manifeste du Parti communiste, 10/18, Paris, 1975, p. 22.
Politologue spécialiste des questions de citoyenneté sous la Révolution française et des questions qui ont trait à l'histoire coloniale, Olivier Le Cour Grandmaison est maître de conférences en science politique à l'université d'Evry-Val d'Essonne et enseigne au Collège international de philosophie. Dernier ouvrage paru : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019. Nous le remercions d'accepter de partager ses chroniques avec L'Autre Quotidien. Vous pouvez le retrouver sur son blog.