Afrique du sud : la dignité des damnés. Par Mark Heywood
Pour les plus démunis le confinement en Afrique du Sud est une épreuve de plus. Mark Heywood, militant infatigable pour les droits humains et rédacteur de Citizen Mawerick a écrit ce beau texte sobre et terriblement efficace.
Pendant des années, j’ai été un ami des beaux jours avec deux personnes qui travaillent au coin de Yale et Empire Roads, près de l’université de Wits à Johannesburg. L’une vend des journaux, l’autre des fleurs. Quelques soient les changements que les privilèges et le destin m’octroient, un voyage à l’étranger, le changement d’un bureau de l’université à un autre dans le quartier de Braamfontein, je sais qu’ils seront toujours là. Jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Nous sommes amis
Je les salue
Ils me saluent
Je leur donne aussi généreusement que je peux chaque jour
Nous sous séparons. Nous bougeons
Ou plutôt , je bouge , moi.
J’ai une voiture.
Aujourd’hui avec le confinement imminent à cause du coronavirus je suis allé les voir, surtout pour leur donner un petit quelque chose pour les aider à faire face aux semaines à venir - et pour connaître leurs noms.
Selby Msimango a 62 ans. Il vend des fleurs, souvent des strelitzias, « des oiseaux de paradis ». Il travaille sur ce coin de rue depuis « bien avant Mandela ». Il y a très, très longtemps il travaillait comme plombier à la tâche à l’université de Wits, mais depuis tout n’est que fleurs. Au sens propre .
1994 n’a pas tenu ses promesses d’une vie meilleure pour Selby.
Selby vit avec sa femme à Daveyton, c’est loin pour aller au travail. Le voyage en taxi collectif lui coûte 50 rands. Il gagne en général de 70 à 100 rands par jour. « Les vendredis, c’est mieux, des fois je gagne jusqu’à 250 rands ».
Mais les temps sont difficiles et vont devenir de plus en plus difficiles. Selby me dit « 2020 n’est pas été bonne année pour moi ». Maintenant, avec le coronavirus, il va devoir rester trois semaines à la maison, comme nous tous.
Qu’est-ce que je dois faire ? Je ne sais ce que je vais manger. Et en juin, ça va me faire encore plus mal (les étudiants partent en vacances)
Je lui demande s’il est au courant d’un programme du gouvernement pour l’aider à compenser ses revenus pour être sûr d’avoir à manger pendant le confinement.
Non , me dit-il
Alors que les gens lui ont donné un petit extra cette semaine, quand vendredi va arriver « il n’y aura personne, personne pour m’aider ».
Je connais un peu mieux Phumzile Msami. Elle vend le journal, The Star. Elle a un grand sourire et elle occupe le coin comme si c’était chez elle. Il y a quelques années, elle m’avait appris, toute joyeuse, que sa fille avait commencé ses études en chimie à l’université de Wits, grâce à ce qu’elle gagnait. Aujourd’hui j’en apprend plus sur sa vie et son travail.
Le Covid-19 nous a rapprochés
Elle a 54 ans, elle habite à Soweto, et depuis que sa sœur est morte en 2013, elle s’occupe de ses quatre enfants, en plus de ses deux enfants à elle. J’ai oublié de lui demander le nom de sa sœur, mais je me demande pourquoi tant de gens meurent si jeunes dans notre pays. Je suis un vieux de la vieille en ce qui concerne les épidémies et j’ai survécu à l’épidémie du sida qui a décimé la génération de nos parents. Si nous ne stoppons pas le Covid19 , l’épidémie menace la vie de la génération de ceux qui prennent soin des malades et de leurs familles.
Pour venir travailler, il en coûte 26 rands à Phumzile, aller et retour de Soweto.
Elle travaille à ce coin de rue depuis 22 ans, mais, avec la récession et le déclin de la presse papier, c’est de plus en plus difficile de joindre les deux bouts. Certains payent cher la technologie. Avant, Phumzile me dit qu’elle pouvait vendre jusqu’à 100 exemplaires par jour ; maintenant seulement 10 à 15 numéros.
ça me fait mal, dit-elle et elle répète –mal- sans perdre son sourire.
Phumzile vient du KwazuluNatal. Elle n’a pas confiance dans son anglais, bien que je pense qu’elle se débrouille bien. Aussi quand j’aborde le sujet du Covid19, elle me dit de parler à ses enfants. Elle fouille dans la poche de sa jupe et tout d’un coup elle sort trois vieux portables Nokia ( ceux que j’avais il y a une vingtaine d’années). Elle appelle son fils et puis sa fille, et j’entends « mlungu »(un Blanc), avant de parler à Nasiphi, la fille qui a étudié à Wits et puis Sivuyile, un des fils de sa sœur, qui est en dernière année d’études sociales à l’université du KwazuluNatal.
Nasiphi est timide ; j’ai du mal à l’entendre avec le bruit de la circulation de l’autoroute au-dessus de Yale Road. Elle me dit que sa mère vend les journaux depuis « très , très longtemps, mais aujourd’hui il y a peu de clients » Elle est en deuxième année d’études à Wits et elle a des projets : elle veut devenir « ingénieur dans l’agroalimentaire ».
Sivuyile se fait du souci
Les universités ont fermé, il est donc de retour dans la famille à Harding au KZN. Bien que Phumzile soit sa tante, « c’est comme ma mère » me dit-il. C’est une bonne personne qui l’a aidé pour ses études en lui versant de l’argent qui venait de ses ventes de journaux. « Elle m a aidé avec cette petite somme d’argent »
Son souci c’est qu’il devait finir ses études cette année et « je ne sais pas si cela va être possible. C’est dur, mais on va y arriver. »
Quand votre vie est si précaire et qu’il y a eu tant d’investissement de la part de quelqu’un qui a si peu, on peut comprendre ses craintes. L’éducation c’est toute sa vie. Ce diplôme universitaire, c’est un passeport pour une vie meilleure. C’est l’arrivée après une longue route qui a commencé avec la vente des journaux par Phumzile, debout au coin de la rue huit heures par jours, qu’il vente ou qu’il pleuve.
Un travail de forçat.
Bien sûr, Phumzile ne parle pas de ce qu’elle ressent. Elle n’ a pas appris le vocabulaire des classes moyennes « Je suis si déprimée », « Je m’ennuie tellement », « quelle vie de merde » . Alors que dans le fond vous avez beaucoup de chance.
Et pour le Covid-19, c’est bien ce que je craignais. A Harding, dans ce village de Sivuyile « les gens ont peur parce qu’ils ne sont pas éduqués. Les gens ne comprennent pas ce qu’il faut faire »
Et la conversation s’arrêta là.
Nous sommes de meilleurs amis maintenant. Nous nous connaissons un peu mieux. Phumzile et Selby vont affronter les prochaines semaines sans que je les voie et certainement ils surmonteront l’épreuve, mais non sans angoisse, une angoisse que je ne ressentirai pas et je ne comprendrai pas .
Sivuyile et Nasiphi passeront leurs examens en espérant que le Covid-19 ne va pas anéantir leur rêves pour lesquels ils ont tant travaillé, ces rêves gagnés avec les rands et les centimes qui passent de la main d’un groupe d’acheteurs insouciants dans la main de la vendeuse de journaux. Des acheteurs qui sont pour la plupart des universitaires, des économistes, des sociologues- tout un tas de gens diplômés – qui ne comprennent rien à rien.
Et même s’ils ont compris, ils pensent que la pitié suffira comme pénitence, avant de passer leur chemin.
Beaucoup de gens disent que cette épidémie va sonner l’appel au changement de notre façon de vivre et à s’attaquer aux inégalités. Si vous avez vraiment ce sentiment, plutôt que de vous contenter d’y penser, prenez un moment pour aller à la rencontre des gens que vous croisez dans ces rues sales. Et trouvez les solutions pour mettre fin à ces inégalités.
Mark Heywood, 27 Mars 2020
Traduction Jacqueline Derens
Source : https://www.dailymaverick.co.za/article/2020-03-27-the-dignity-of-the-damned/