L'AUTRE QUOTIDIEN

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La chasse aux étrangers, une politique bien rodée – entretien avec Karine Parrot

À l’heure où les discours xénophobes et la chasse aux étrangers fait rage, Karine Parrot, juriste et membre du GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) retrace avec précision les mécanismes étatiques qui ont conduit à la traque et à la répression de ces populations. À travers une étude minutieuse du système juridique, elle démontre comment l’appareil étatique organise cette politique.

Au fil de cet ouvrage très documenté, Karine Parrot opère un détour historique pour mieux comprendre les fondements de la politique migratoire française. C’est à partir d’un concept relativement récent, celui de nationalité, que l’exclusion systématique et le contrôle de l’étranger s’est progressivement opéré. Reposant en partie sur l’hérédité, la notion de nationalité a ainsi pu nourrir et nourri encore aujourd’hui, les théories racistes.

Tout au long du XXème siècle, l’État français a pourtant eu recours à ces populations en fonction des conjonctures économiques du pays. La délivrance courante des titres de séjour après la Seconde Guerre mondiale a progressivement laissé place à la fermeture des frontières, répondant à la crise économique, mais également à la montée d’un discours politique stigmatisant et excluant l’étranger.

Ces politiques, si elles ont été justifiées par des raisons économiques trouvent également leur raison dans une volonté politique électoraliste, particulièrement après les attentats du 11 septembre 2001. L’étranger y est devenu une menace pour la cohésion sociale et « les valeurs » de la République. Ce discours toujours très présent, permet de désigner une cible facile pour justifier les incompétences de l’État.

Dans son combat contre l’autre, Karine Parrot décrit comment l’appareil étatique français a étoffé sa panoplie répressive grâce à l’instrumentalisation du système juridique. Pour y parvenir, les conditions d’obtention d’une régularisation sont de plus en plus exigeantes. En parallèle, les personnes ayant obtenu le droit de vivre en France sont de surcroît précarisées. En réalité, l’auteur démontre habilement comment, derrière cette sélection migratoire, se cache une sélection par la richesse : l’État souhaite en priorité, se débarrasser des populations migrantes les plus précaires. Pour Karine Parrot, ces pratiques administratives « montrent l’imposture du discours officiel autour des valeurs républicaines, ou comment l’idéologie raciste et capitaliste sert à sélectionner les personnes qui méritent de devenir françaises ».

Dans une circulaire de 2012, Valls dénonce le durcissement de certains critères qui remet en cause « la naturalisation de personnes méritantes ». Car l’essentiel demeure : l’attribution de la nationalité française se mérite. […] « D’une manière générale, il convient d’apprécier avec discernement la situation de tous les candidats qui présente un potentiel élevé pour notre pays », comme les « élèves des grandes écoles françaises (Polytechnique, ENA…) ». Si l’on récapitule, « mériter » la nationalité française, ce n’est rien d’autre qu’être en capacité de se vendre sur le marché du travail, ce qui exclut les chômeurs, les artistes, les handicapés, les moins diplômés, les précaires, les plus âgés et tous ceux qui présentent n’importe quel autre « élément défavorable ».

La panoplie juridique de l’État français se déploie dans deux dimensions : les politiques migratoires extérieure et intérieure. Ainsi, la fermeture progressive des frontières atteint aujourd’hui son paroxysme. Par ailleurs, grâce à la politique d’externalisation menée par L’Union européenne, les États sous-traitent leur politique migratoire à des États hors Union européenne. L’appareil répressif est en marche : grâce aux accords passés avec ces différents États, les étrangers sont refoulés avant même d’avoir posé le pied dans l’espace européen, dans des conditions qui sont quotidiennement décriées par les associations. Cette politique migratoire extérieure s’accompagne d’une politique intérieure de plus en plus féroce, contre l’immigration légale comme l’illégale, allant d’un même élan précariser les étrangers, faciliter leur surveillance et contrôle permanent, en violant continuellement les conventions internationales ou encore en expulsant simplement les demandeurs d’asile ; tout cela sous le couvert du droit français. La liste est encore longue. C’est sans doute l’un des aspects les plus percutants de cet ouvrage : les dispositifs administratifs et judiciaires français mis en œuvre pour faire échouer le parcours d’assimilation des étrangers semblent insurmontables.

Avec cet ouvrage complet, Karine Parrot dépeint un système implacable qui s’appuie sur des mécaniques administratives et judiciaires pour mener à bien sa mission. Elle interroge la responsabilité d’un système qui cautionne ces pratiques et questionne les structures capitalistiques qui ont rendu cette entreprise possible, à l’inverse du pacte social mis en place à la Libération.

Si l’on connaissait la politique répressive mise en place à l´égard des migrants, cet ouvrage montre la froideur avec laquelle elle a été fallacieusement mise en place, interrogeant aussi notre rôle dans ce tableau. Sommes-nous capables de repenser un système plus égalitaire quand nous sommes incapables de prêter attention à la détresse des autres ?

·                    Quelle est la position actuelle de l’État français à l’égard des populations migrantes ?

Précisément, L’État français, c’est-à-dire ici l’administration française avec à sa tête le Ministre de l’intérieur, considère les personnes étrangères comme une masse indifférenciée d’indésirables – une « population » – qu’il s’agit de tenir à distance et, en cas d’échec, de réprimer. Cela peut sembler caricatural mais aujourd'hui seuls les étrangers riches sont les bienvenus en France. Les autres, quels que soient les raisons qui les ont poussés à quitter leur pays et le statut auquel ils pourraient prétendre « en droit », tous et tous sont, dans leur immense majorité, maltraité.es. Ce qui est intéressant, c’est d’observer jusqu’où l’objectif fantasmatique de « maîtrise des flux migratoires » s’est instillé dans l’appareil d’État. Les Préfets et leurs scribes, les policiers mais aussi les procureurs et les juges, « droits dans leur botte », donnent corps à une politique publique d’une férocité inouïe. Au nom de la « gestion des flux », les textes applicables ont réduit à peau de chagrin l’immigration régulière tandis qu’un arsenal répressif inédit se dresse contre ceux désignés « irréguliers ». (Depuis peu, une personne dépourvue de droit au séjour peut être enfermée jusqu’à 3 mois dans un centre de rétention le temps, soi-disant, que le préfet prépare son expulsion). Et, comme si cela ne suffisait pas, les textes sans cesse plus restrictifs sont allégrement violés par l’administration à chaque fois qu’elle le juge opportun ; elle n’a qu’à attendre la prochaine loi qui se chargera d’avaliser la pratique illégale. En pratique, les jeunes mineurs qui arrivent seuls en France, comme les vieux travailleurs qui vivent en foyer, celles et ceux qui ont fui la guerre, la misère, souvent au péril de leur vie, tous et toutes sont littéralement à la merci de l’arbitraire policier et de l’arbitraire administratif, sans pouvoir, très loin s’en faut, compter sur les juges pour faire valoir les quelques droits qu’il leur reste sur le papier.

·                    Comment alerter la population française sur la situation de ces populations fragilisées quand tout est fait pour les stigmatiser ?

Quelques un.es utilisent l’argument économique car l’ensemble des mauvais traitements infligés par l’État aux étrangers pauvres coûtent véritablement « un pognon de dingue » pour reprendre l’expression consacrée. En 2018, plus de 460 millions d’euros ont été injectés dans la funeste machine à expulser (l’expulsion d’un étranger coûte en elle-même près de 15 000 euros mais, autour, il y a l’interpellation, la surveillance et le contentieux correspondants). Cela étant, l’argument est totalement fallacieux car si cette politique féroce doit être combattue avec la dernière détermination, ça ne saurait être au nom de considérations monétaires.

D’autres militant.es expliquent que les traitements réservés un temps aux étrangers finissent tôt ou tard par valoir contre les plus pauvres et les plus vulnérables quelle que soit leur nationalité. Et, c’est un fait historique : plusieurs dispositifs imaginés contre les étrangers – la carte d’identité – ou contre les Français musulmans d’Algérie – l’assignation à résidence – sont désormais utilisables contre tout un chacun. Récemment, le ministre de l’intérieur a décidé que les demandeurs d’asile ne pourraient plus disposer librement des 190 euros qui leur sont alloués mensuellement pour survivre le temps de l’examen de leur dossier (étant donné qu’ils n’ont pas le droit de travailler). La carte bancaire qui leur est dorénavant remise permet uniquement d’effectuer des paiements, dans la limite de 25 paiements par mois, et encore, pas dans tous les commerces (les grandes surfaces sont privilégiées). Ils et elles ne peuvent plus tirer d’argent liquide – comment acheter la fameuse baguette de pain, preuve d’une intégration réussie ? - et l’administration se réserve un contrôle total sur leurs dépenses... On peut raisonnablement imaginer qu’un tel procédé sera un jour utilisé contre les chômeurs, les accidentés du travail et autres « assistés » bénéficiaires d’allocations publiques...

Mais faut-il craindre d’être un jour personnellement visé.e pour s’alarmer du sort terrible fait à d’autres ? L’argument qui entérine cette partition entre « eux » et « nous » n’est pas vraiment emballant. En réalité, parce qu’ils sont les plus vulnérables, les étrangers, les éxilé.es, sont en première ligne des politiques capitalistes ultra-violentes lesquelles déploient leurs effets tous azimuts.

Ce qu’il nous revient de faire c’est d’alerter sur l’existence possible d’un autre monde que le monde capitaliste, un monde où la vie et la mort des personnes ne sont pas en permanence corrélées à leur surface financière. Disons que lutter contre les politiques migratoires répressives et meurtrières, c’est lutter contre les privilèges de naissance (la nationalité européenne se transmet très souvent par la filiation), c’est lutter pour l’égalité, pour la liberté de mener des expériences humaines fondées sur l’entraide. 

·                    Percevez-vous les juges comme les complices de l’État ou de simples exécutants sans marge de manœuvre ?

 Je dirais « ni l’un, ni l’autre ». Il me semble que les juges sont, avec d’autres, les acteurs ordinaires de cette « gestion des flux migratoires » (d’ailleurs, à l’intérieur de chaque juridiction, la gestion des stocks et des flux de dossiers à traiter est une préoccupation majeure). Sans broncher, les juges accompagnent les mouvements de fermeture des frontières et de lutte contre l’immigration déclarée « irrégulière ». Il semble qu’ils et elles aient totalement intégré, absorbé les objectifs du gouvernement. Certes, on peut toujours considérer que les magistrat.es faillissent et regretter que la Cour de cassation et le Conseil d’État n’adoptent pas des interprétations nouvelles ou audacieuses, invoquant telle convention internationale pour défendre les droits et libertés résiduels des personnes étrangères. Mais, finalement, n’est-ce pas la fonction des juges que d’appliquer les textes conformément aux intentions de leurs auteurs ? Autrement dit, les juges ne sont-ils pas simplement les rouages consciencieux d’un système de gouvernement qui orchestre une lutte sans merci contre les plus pauvres, les moins efficaces et contre toutes celles et ceux qui refusent l’ordre établi ? 

·                    Jérôme Valluy remonte à la guerre d’Algérie pour expliquer la politique répressive à l’égard des étrangers et non au premier choc pétrolier de 1971, argumentant que les premières mesures administratives anti-migratoire se sont opérées à cette époque. Que pensez-vous de cette analyse ?

 La colonisation apparaît clairement comme la matrice du racisme d’État contemporain et, oui, en Algérie dès le 19ème siècle, les agents de l’administration française expérimentent les législations racistes et la répression arbitraire contre les « Français musulmans d’Algérie ». On peut rappeler aussi que, pendant la première guerre mondiale, lorsque l’État a eu besoin de main d’œuvre, il a importé pour les faire travailler dans des conditions terribles plus de 220 000 personnes en provenance de Chine et des colonies (des Algériens, des Marocains, des Tunisiens, des Indochinois, des Malgaches), dont l’administration a eu tôt fait de se débarrasser au sortir de la guerre. Autrement dit, le fait de maltraiter les étrangers et de les tenir pour une variable d’ajustement du marché du travail ne date pas des années 1970...

·                    Que reste-il aujourd’hui du droit d’asile ?

 Une image d’Épinal. La ministre de la justice peut toujours marteler sur les ondes radiophoniques que la France reste une « terre d’accueil », les faits sont têtus. D’abord, celles et ceux qui voudraient déposer une demande de protection internationale n’ont aucun moyen d’accéder légalement au territoire européen. La fermeture juridique des frontières – c’est-à-dire l’obligation de posséder un visa – oblige les personnes à risquer leur vie pour venir. Depuis le début des années 2000, plus de 40 000 personnes sont mortes sur les routes de l’exil. Noyées, mortes de soif ou de faim dans le désert, asphyxiées dans un camion. Ça, c’est une vraie nouveauté. Bien sûr, celles et ceux qui parviennent jusqu’ici ne sont pas au bout de leur peine… Absolument tout est fait pour les dissuader de rester, pour leur signifier qu’ils et elles ne sont pas les bienvenu.es. Après de longs mois d’attente (sur un trottoir ou dans la boue) pour obtenir un rendez-vous permettant juste de déposer une demande, leur sort dépend de l’intuition d’un « officier de protection » qui décidera s’ils mentent ou si, au contraire, ils sont de « vrais » réfugiés au sens de la Convention de Genève de 1951. Au final, l’État français accorde chaque année la protection à quelques 30 000 personnes, ce qui est totalement dérisoire.

Autre nouveauté : en application d’un mécanisme européen censé permettre aux États de se répartir les demandeurs d’asile – comme d’autres se répartissent les cartes d’un jeu ou les bénéfices des dividendes – les personnes en quête de protection sont parfois enfermé.es en centre de rétention, le temps que l’État A organise leur « transfert » vers l’État B plus « compétent » d’après les critères légaux pour examiner leur demande. L’enfermement des demandeurs d’asile, les vieux, les malades, les enfants. Leur transfert manu militari vers l’État désigné « compétent ». Voilà où en est le « droit d’asile ». 

Article et propos recueillis par Anaïs Luneau, le 8 janvier 2020