L’enfer de Lesbos, et le nôtre. Par Tieri Briet

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Je n'ai jamais été à Lesbos, alors j'ai regardé sur une carte. L'île est si proche de la Turquie, quinze kilomètres à peine des côtes turques qui semblent l'encercler, en dessinant une demi-lune autour de l'île. Depuis huit jours que j'entends ce nom à la radio, Lesbos, Lesbos, je pense à une photo aperçue l'autre soir sur le site d'Info Migrants : une image noire et bleue prise par un photographe de Reuters.

Lesbos, je sais que c'est l'île de Sapho, mais c'est aussi celle d'Odysséas Elýtis et je ne le savais pas. Pourtant j'avais aimé son écriture de «buveur de soleil» quand j'avais plongé dans ses recueils de poèmes, des livres parus chez Fata Morgana dont il fallait couper les pages au couteau. Dans «Journal d'un avril invisible» ou dans «À l'ouest de la tristesse», Elýtis raconte un pays où j'ai souvent été me perdre à force d'y marcher au hasard :

La mer a mangé le rocher
l'île est restée seule et cachée

Donc Lesbos est une île de poètes, cachée au large des côtes turques où depuis qu'il y a la guerre en Syrie, des réfugiés sont venus s'entasser par dizaines de milliers. Là, des passeurs font de l'argent en leur revendant des zodiacs, des gilets de sauvetage et assez de gasoil pour tenter de traverser jusqu'aux plages de Lesbos, qui appartiennent à l'Europe de Schengen. Sur l'île il y a des camps de réfugiés, des centres d'accueil devenus insalubres, de plus en plus surpeuplés. L'un d'eux a été incendié le 7 mars. Plusieurs ONG d'aide aux migrants ont décidé d'évacuer leurs bénévoles, suite aux menaces et à l'hostilité des habitants de l'île et des néo-nazis venus d'Allemagne et d'Athènes. C'est le genre de choses qu'on apprend en écoutant la radio dans le noir, en pleine nuit, et le matin on sait que non, ce n'était pas un cauchemar. Juste l'enfer au sud-est de l'Europe où on vit, vous et moi, harcelés par les chiffres des morts du virus et des cours de la Bourse qui dévisse.

À Mytilène, la capitale de Lesbos, quelqu'un a tagué un message en lettres noires par-dessus la chaux blanche : Les frontières sont des murs imaginaires qui enferment des personnes réelles. J'aime cette phrase et je l'avais notée, de peur de l'oublier. Je voulais en faire une pancarte, pour le rassemblement en faveur des mineurs exilés qui ont pu arriver jusqu'ici, sans argent dans les rues de Nantes où plusieurs collectifs tentent de leur trouver au moins un toit, pour commencer. Avant qu'ils ne puissent aller à l'école et obtenir un titre de séjour, dans le meilleur des cas.

Comme d'habitude, je n'ai pas pris le temps de peindre ma pancarte. Et pourtant j'y crois dur comme fer, à cette phrase. Les frontières sont des murs imaginaires qui enferment des personnes réelles. Des murs de moins en moins abstraits, et qu'il faudra quand même abattre si on veut en finir avec le découpage géographique du malheur humain à Lesbos. Depuis des années, l'île est devenue pire qu'une prison pour des milliers d'exilés. Caroline Willemen l'a raconté aux journaux en décembre. Là-bas, elle a coordonné l'action de Médecins Sans Frontières pendant toute une année.

C'est le récit qu'elle fait du malheur des migrants en Europe : «Ça commence avec des enfants qui sont très agressifs par exemple, qui ne l'étaient pas mais qui le deviennent. Des enfants qui ne veulent plus manger, jouer, qui recommencent à faire pipi au lit à 10, 12 ou 14 ans. Des enfants qui se font mal, qui se mutilent.» Depuis trois mois, quand je pense à Lesbos, je pense d'abord à ces gamins, aux mots de Caroline Willemen quand elle raconte qu'à l'intérieur du camp de Moria, il y a chaque semaine des enfants qui vont tenter de se suicider.

Elle n'est pas seule à alerter sur ce que vivent ces enfants. Filippo Grandi dirige le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Lui parle de 1 200 mineurs isolés à l'intérieur du camp de Moria. Dans Le Seigneur des anneaux, Moria est une ville souterraine, une ancienne cité naine de la Terre du Milieu, située sous la chaîne des Montagnes de Brume. Mais dans l'Europe d'aujourd'hui, Moria est un camp où plus d'un millier d'enfants survivent dans des conditions «extrêmement préoccupantes et inadaptées» aux mineurs, pour reprendre les mots de Filippo Grandi. Bien sûr, c'est le langage d'un diplomate mais qui l'écoute en Europe ? Durant l'été 2019, trois enfants suivis par MSF avaient tenté de se suicider. Dix-sept enfants s’étaient auto-mutilés. Que sont-ils devenus ? Je ne sais pas. Je veux savoir. Je pense à eux. Je pense à mes enfants et à ceux de Moria. Je ne sais pas comment faire, alors je cherche à travers les journaux, parce que je veux savoir.

C'est un journaliste italien qui raconte, Marco Mensurati dans La Reppublica. Je recopie ses mots, traduits dans Le Courrier International du 5 mars : «Sur cette île en plein naufrage, les premiers à se noyer sont les enfants. Ici, il n’y a rien pour eux, pas même un lit, des toilettes ou de la lumière. Ici, pour eux, il n’y a que la boue, le froid et l’attente. Un purgatoire humide et absurde à devenir fou. De sorte que, jour après jour, à mesure que l’Europe et ses promesses s’éloignent de l’horizon, il ne reste rien à faire aux plus fragiles que de tenter de se suicider.

Ils se tailladent les poignets quand ils trouvent une lame de rasoir ou un couteau, ils sautent d’un endroit un peu élevé, un petit mur ou un olivier ; les adolescents tentent de se pendre, les plus petits essaient de se fendre le crâne contre des rochers, mais comme ils ont peur, ils réussissent rarement à aller jusqu’au bout. De temps en temps, un adulte toque à la porte de la clinique de Médecins sans frontières, au bas de la colline, apportant dans ses bras un gamin avec sur le corps des marques éloquentes. Tout le monde sait ce qu’il vient de faire. Il recommencera dans quelques mois.»

Je n'arrive pas à imaginer l'enfant qui grimpe sur un rocher pour se jeter dans le vide et s'ouvrir le crâne. Comment est-ce qu'un enfant, une enfant se suicide en 2020 sur les rochers d'une île transformée en enfer, au sud de l'Union Européenne où l'espérance de vie oscille entre 77,8 ans pour les hommes et 83,3 ans pour les femmes ? Je ne sais pas si j'ai le courage d'imaginer la scène avec la mer, les bâches plastiques sur les cabanes en contrebas. Je ne sais pas si l'enfant crie juste avant de se jeter dans le vide, ou s'il pleure en silence en pensant à ceux de sa famille qu'il a perdus dans le périple.

Je pense à d'autres chiffres que Firas Kontar vient de donner. En soixante dix jours, les avions russes et syriens ont bombardé vingt-deux écoles dans le nord de la Syrie. Où s'en vont les écoliers qui auront la chance de survivre ? Pourquoi ne construisons-nous pas des écoles à Lesbos ? À Athènes et à Nantes, pourquoi n'ouvrons-nous pas nos écoles aux enfants d'Idlib et de Kaboul ? L'Europe est le continent de la honte où des enfants du monde entier sautent des rochers pour s'exploser les os du crâne, plutôt que d'ouvrir un cahier et d'apprendre un par un les mots de la langue grecque, puis ceux des autres langues que nous parlons à travers les frontières. Je ne sais pas comment faire. À force, je vais trouver. Et continuer de raconter en attendant. Au moins ça.

Tieri Briet
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♦️ Info Migrants du 3 mars 2020, «Attaques "fascistes" à Lesbos : plusieurs ONG suspendent leurs activités», https://www.infomigrants.net/…/attaques-fascistes-a-lesbos-…

♦️ Courrier international du 5 mars 2020, «Dans le camp de réfugiés de Moria, les damnés de Lesbos», La Repubblica, Rome. https://www.courrierinternational.com/…/reportage-dans-le-c…

♦️ Tweet MSF du 5 septembre 2019 : https://twitter.com/MSF_france/status/1169624274816159744

♦️ L'Obs du 9 décembre 2019, «Des enfants réfugiés tentent de se suicider dans les camps en Grèce, alerte MSF», https://www.nouvelobs.com/…/des-enfants-refugies-tentent-de…

♦️ France info du 7 mars 2020 : «Grèce : un centre d'accueil pour réfugiés incendié à Lesbos», https://www.francetvinfo.fr/…/grece-un-centre-d-accueil-pou…

♦️ France Culture, à propos d'ailleurs, 8 mars 2020, «Lesbos : une tragédie européenne», https://www.franceculture.fr/…/a-propos-dailleurs-chronique…


Tieri Briet écrit pour la revue Ballast, Kedistan et L'Autre Quotidien, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ». Il tient un blog personnel : Un cahier rouge