Faut-il flouter la souffrance noire? Par André Gunthert
Dans son dernier billet, Olivier Ertzscheid épingle un commentaire où je compare la présentation sur deux réseaux sociaux du reportage de Loopsider consacré à l’agression raciste subie par Michel Zecler. Alors que Twitter affiche l’index de la séquence, qui montre le visage ensanglanté de la victime, Facebook le floute, impose à l’usager un clic supplémentaire pour accéder au contenu, et l’assortit d’un message d’avertissement indiquant que la vidéo «peut heurter la sensibilité de certaines personnes». Mis en place début 2019, ce filtre a pour objet de protéger l’usager de l’exposition à un spectacle choquant et de modérer la circulation des contenus violents.
Fallait-il flouter le visage de Michel Zecler, que plusieurs quotidiens de gauche ont au contraire choisi de mettre en Une? Alors que Facebook a deux fois plus d’abonnés que Twitter en France, la comparaison des indicateurs chiffrés confirme que la viralité du reportage est supérieure sur Twitter.
Sur Facebook, le filtre a freiné la diffusion d’un témoignage crucial sur les violences policières racistes, qui a mobilisé le débat public français pendant plusieurs jours et fait réagir jusqu’au sommet de l’Etat. Comme l’explique Olivier Ertzscheid: «Une image, celle en l’occurrence du visage tuméfié de Michel Zecler, dès lors qu’elle est « violente » ou « graphiquement explicite » pour reprendre les termes de Facebook, est apparentée, assimilée à un discours de haine y compris si elle permet dénoncer des discours haineux ou de documenter la haine dans le champ social. (…) Et Facebook n’est pas et ne sera jamais en capacité de déterminer l’intentionnalité qui préside à la diffusion d’une telle image.»
Sur un autre registre, on a pu entendre le regret, déjà exprimé à l’occasion du meurtre de George Floyd, de voir un homme noir à nouveau réduit à une figure de victime (Amandine Gay: «Le trauma porn ne sert qu’à se dédouaner. On montre un Michel et on continue dans son entre-soi de rédactions blanches»). Là encore, comme dans l’option du floutage par Facebook, il s’agit d’une inquiétude légitime. Mais la réponse qui consisterait à ne pas montrer le visage en sang du producteur présente le défaut de réduire la lecture de l’image à un registre univoque, et de rejoindre la position de ceux qui, comme la presse de droite, ont préféré éviter de confronter leur lectorat au témoignage scandaleux de l’agression raciste des forces de l’ordre.
La mise en avant d’un document violent relève toujours d’un arbitrage complexe. Dans une sphère publique qui tend à éviter ou à atténuer l’exposition aux signes de la violence, le choix de cette confrontation constitue une rupture de la convention générale, qui ne peut se faire que pour des raisons impérieuses. La reprise d’un visuel devenu rapidement iconique traduit, pour les médias qui ont choisi de l’exhiber, la volonté de participer à un processus d’alerte, autrement dit l’exposition publique de nature exceptionnelle d’un danger pour la collectivité. De même que l’interruption du programme signale l’exceptionnalité du «Breaking news», l’anomalie de l’exposition de la violence est constitutive de l’énonciation de l’alerte.
Mais ce trait ne suffit pas à expliquer le succès de l’icône. A la différence des rushes vidéo qui forment l’ordinaire de la sousveillance, le reportage proposé par Loopsider est un montage soigneusement composé, qui a délibérément choisi le visage de Michel Zecler comme image de présentation. Ce portrait est exceptionnel à plusieurs titres. Même en tant qu’alerte, l’image d’une victime ensanglantée est rarissime dans l’espace médiatique. Alors que la violence de la répression du mouvement des Gilets jaunes a causé un nombre de blessés sans précédent parmi les manifestants, documenté par une iconographie abondante, aucun organe de presse français, à l’exception du journal L’Humanité, n’a affiché en Une un visage ensanglanté.
Après les portraits de Zyeb et Bouna, ou celui d’Adama Traoré, devenus des icônes dans la sphère militante, l’image de Michel Zecler rejoint par ailleurs l’iconographie peu nombreuse des victimes du racisme policier en France. Mais à la différence de ces précédents, il s’agit cette fois d’un document de l’agression, qui montre le visage d’un homme souffrant. Ce trait explique le choix de Loopsider et fait accéder ce portrait à la galerie des icônes de dénonciation de la violence par excellence que constituent les figures d’apitoiement: le petit garçon du ghetto de Varsovie, la «napalm girl» de la guerre du Vietnam, la pseudo-Madone de Bentalha ou encore le petit Aylan/Alan.
L’ancêtre commun à toutes ces images est l’iconographie du Christ en croix souffrant, développée à partir du Xe siècle pour humaniser la figure de Jésus et encourager l’identification et la dévotion des croyants. Face à la manifestation effrayante de la violence, il n’est pas d’instrument de dénonciation plus puissant que celui qui favorise l’empathie du spectateur pour les victimes. Mais dans ce processus, toutes les victimes ne se valent pas. Comme le montre la stratégie immuable des syndicats policiers pour contrer l’accusation de brutalité, la mise en avant d’une responsabilité ou d’une faute de ceux qui subissent les violences atténue la compassion. A l’inverse, la figure d’une victime innocente établit le caractère gratuit des violences, qui apparaissent d’autant plus insupportables.
Les figures d’apitoiement ne privilégient pas par hasard les enfants, les femmes, et tous ceux qui sont en situation de faiblesse face à l’oppression. Que les noirs soient désormais spontanément associés à cet imaginaire témoigne d’une évolution profonde de la culture visuelle française. Si le visage ensanglanté de Michel Zecler suscite la compassion comme celui d’une victime innocente, cela signifie que l’agression qu’il subit est interprétée comme sans fondement. Le producteur a été attaqué parce qu’il est noir – mais être noir ne constitue pas une raison d’attaquer une personne. Cette compréhension strictement antiraciste est issue de l’ensemble des informations proposées par le reportage, où il est à noter que la parole est largement donnée à l’agressé. Comme dans la figure du Christ, le rôle de victime n’a donc rien d’une essence, mais est présentée comme une épreuve qui a vocation à être surmontée. Sa mise en exergue dans la séquence apparaît comme un outil d’alerte et de dénonciation. Ce n’est pas en floutant la souffrance noire qu’on parviendra à lui apporter réparation.
André Gunthert, le 2 décembre 2020
André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur le blog L’image sociale.