Procès France Télécom : Jour 16 – La peur en partage…
L’audience du 31 mai 2019 du procès France Télécom, vue par Dominique Manotti, qui a toujours vécu à Paris, est une écrivaine française de roman noir, historienne, spécialiste de l’histoire économique du XIXe siècle, militante et syndicaliste, dernier roman paru « Racket (l’histoire du rachat d’Alstom par GE) » aux éditions Les Arènes.
Dès que Solidaires m’a demandé de participer avec eux à une « recension collective » du procès des dirigeants de France Télécoms, j’ai immédiatement accepté. La forme me semblait stimulante, et la matière du procès, les méthodes de gestion du personnel d’un grand groupe en période de restructuration, au cœur radioactif de ce qu’est notre société aujourd’hui. Je n’ai pas été déçue par « ma » journée, le vendredi 31 mai.
L’audience a été consacrée en première partie à l’étude des cas de trois salariés soumis à de très fortes pressions pour obtenir leur départ de l’entreprise. L’un ne travaille plus depuis dix ans, arrêts de travail puis invalidité permanente, un autre s’est tranché la gorge il y a dix ans, il a été sauvé, mais il est toujours incapable d’évoquer les faits en public et a retiré sa plainte, il n’était pas présent à l’audience, et le troisième, après avoir retiré sa plainte contre la direction en 2016, semble en train de négocier une transaction aux prudhommes. Au simple énoncé de ces cas, on imagine bien le travail qui a du être accompli et les difficultés rencontrées par Solidaires, pour faire de ce procès une démarche collective. En deuxième partie, nous avons entendu le secrétaire du CHSCT de l’UIA (Unité d’Intervention Affaires à Paris), qui avait eu à connaître du cas du salarié qui s’était tranché la gorge.
Ces différentes interventions font apparaître quelques constantes dans la politique managériale.
D’abord, fluidifier la main d’œuvre, en disloquant les collectifs de travail. Le terrain a été préparé de longue date Des travailleurs, qui accomplissent la même tâche, ensemble, au même endroit, appartiennent à des filiales différentes, n’ont pas le même statut, ne relèvent pas de la même hiérarchie, ce qui permet d’occulter l’information, de renvoyer indéfiniment les salariés d’une instance à une autre. Certains ont appris au cours de l’instruction que la suppression de leur poste était décidée à un autre niveau depuis des mois sans qu’ils le sachent, ce qui a abouti à une situation ubuesque : Le service dans lequel deux d’entre eux travaillent depuis sept ans déménage. Ils n’ont reçu aucune information particulière. Ils font donc leurs cartons comme tout le monde. Et quand ils arrivent dans les nouveaux locaux, ils apprennent que non, eux n’ont pas le même statut, ils ne sont pas prévus dans les nouveaux locaux. Ils demandent à voir la responsable du service avec laquelle ils travaillent depuis sept ans. Mais non, ils ne relèvent pas de son autorité, elle ne peut les recevoir. Retour avec leurs cartons dans un immeuble vide, sans collègues, sans instruments de travail, sans travail. J’imagine le choc. Et ce qui est bouleversant dans l’histoire qui nous est racontée ce jour là, c’est que les collègues qui ont emménagé ne semblent pas s’inquiéter de leur absence. Forcément, ils ne sont pas Orange, ils sont France Télécoms, (ou l’inverse)… En fait, en matière de « ressources humaines », c’est l’exact décalque des méthodes de gestion financière avec l’emboîtement des filiales pour fluidifier les flux, truquer les bilans et échapper à tous les contrôles. Et dans les deux domaines, ça marche. Les collectifs de travail sont explosés.
L’actuel secrétaire du CHSCT de l’UIA, lui, vient nous raconter, pour compléter le tableau, comment la direction de l’UIA s’est comportée pendant la « crise des suicides ». Le directeur de l’unité est présent à toutes les séances, et, dès qu’il s’agit d’étudier le cas de la tentative de suicide d’un salarié, il multiplie les pressions. Blocage d’une expertise indépendante. Injures et mails menaçants contre le secrétaire du CHS, jusqu’à ce qu’il démissionne au bord de la dépression, même traitement pour l’inspecteur et le médecin du travail, qui finissent par s’en aller, refus de communiquer les informations demandées, pressions multiples dans tous les entretiens avec les salariés. La hiérarchie, alertée jusqu’aux plus hautes instances, couvre. Logique. Si l’on détruit les collectifs de travail, il faut liquider aussi, ou plutôt maîtriser les organes de représentation des travailleurs en les vidant de toute autonomie. Très bel exemple de la façon dont les premiers de cordée comprennent et appliquent la politique macroniste de « négociation au niveau de l’entreprise ».
Deuxième point clé dans cette politique managériale : régner par la peur. L’objectif de liquidation de vingt mille salariés n’est pas masqué, il est affiché à la moindre occasion. On y parviendra par tous les moyens claironne le chef, en chassant les gens « par la porte ou par la fenêtre ». Donc chaque travailleur devient une cible potentielle, et pour échapper à la rafle, il anticipe la volonté patronale. Par exemple, il respecte une consigne non dite, mais dont le non respect entraîne des sanctions, et ne s’approche plus d’un pestiféré menacé de licenciement. Il joue ainsi un rôle de complice dans sa liquidation. On retrouve ces complices partout dans les trois dossiers étudiés.
Y a-t-il un profil type de la victime désignée ? Je ne sais pas, mais de fait les trois cas exposés le 31 mai ont bien des points communs. Ils ne sont plus très jeunes, travaillent dans l’entreprise depuis de longues années, et sont des cadres issus de la promotion interne. Donc peut être des faux cadres ? Ce n’est pas dit, mais il y a bien l’idée sous-jacente que, comme ils n’ont pas fait de longues études, ils sont limités, incapables de se former aux technologies modernes. Il est donc inutile de leur proposer des formations, et de fait, on ne leur en propose pas. Il y a peut être aussi l’idée qu’ils sont moins sûrs d’eux que les surdiplômés, qu’ils ont plus besoin d’être reconnus et soutenus. Ils sont donc des proies plus faciles à démolir et pousser dehors. Si, en plus, ils ont des problèmes de famille, alors ils deviennent des proies idéales. Beau sujet pour une romancière…
L’un des salariés dont le tribunal étudiait le cas, le seul qui était encore partie civile, est venu témoigner à la barre. Il avait avec lui un dossier volumineux de tous les actes de la procédure qui concernaient son cas. Il a parlé pendant plus d’une heure en s’adressant aux magistrats. Il jouait sa vie, sur le ton de la colère, puis de la confidence, gestes à l’appui, cherchant l’empathie ou la complicité des juges. Il plongeait régulièrement dans son dossier très bien classé, sortait les textes, l’un après l’autre, les citait longuement, quitte à reprendre ce que le tribunal avait déjà exposé. Je le trouvais pathétique.
Après plus d’une heure, la présidente lui indique qu’il faut en terminer, et lui demande : « Que faites vous aujourd’hui ? »,
– Rien Madame la présidente. Je reste chez moi.
Congés maladies, puis invalidité. Chez lui depuis dix ans. Un parmi des dizaines, des centaines ? Merci monsieur Lombard. Votre politique de gestion du personnel, ça marche. Vous contribuez très efficacement à la dislocation de notre société. Objectif que vous partagez avec quelques uns de vos semblables. Diviser pour mieux régner.
Très mal à l’aise après cette déposition, je demande à l’un des animateurs des parties civiles :
– Qu’est ce que cet homme vient chercher ici ?
Réponse : « Il vient chaque jour, à toutes les séances du tribunal. Il cherche sans doute à comprendre, à admettre enfin que ce n’est pas lui qui est responsable de son exclusion et de sa mort sociale. Et pour cela, il attend du tribunal de savoir qui est le coupable. »
Le procès prend tout son sens, tragique.
Dominique Manotti, le 4 juin 2019
Nous vous invitons grandement à suivre ce procès historique au jour le jour dans le site de l’Union syndicale solidaires : La petite Boîte à outils.