L'extrême-droite au pouvoir : l'expérience grecque (1967-1974), par Yannis Youlountas

Il y a 52 ans, le matin du 21 avril 1967, l’extrême-droite arrivait au pouvoir en Grèce, en remplacement d’un gouvernement centriste en pleine crise politique. La plupart de celles et ceux qui n’en pouvaient plus et espéraient un changement quel qu’il soit, après plusieurs années de crise politique, ont rapidement déchanté.

Vidéo : L’extrême-droite au pouvoir, l’expérience grecque 1967-1974 (extrait du film Je lutte donc je suis, avec des témoins de l’époque, durée 10 minutes).

En ce dimanche matin de commémorations en Grèce, j’ai posé pour vous quelques questions à mes vieux camarades Manolis (communiste qui fut emprisonné durant 4 ans et dont le frère est mort en prison) et Nikos (anarchiste qui fut contraint à la clandestinité puis à l’exil).

Yannis : À partir du 21 avril 1967, quelle fut la différence avec le régime précédent pour les opposants politiques ?

Nikos : Les Colonels prétendaient faire le ménage de la corruption et rendre le pouvoir au peuple. En fait, ils ont fait exactement le contraire : c’est assurément le régime le plus corrompu et le plus autoritaire qu’on ait connu depuis l’occupation nazie.

Manolis : En plus, George Papadopoulos [le chef de la junte] prétendait libérer le pays des influences étrangères : il dénonçait les tous premiers accords avec la future Union européenne en formation, il alertait contre la nouvelle montée du communisme dans le pays. Mais en réalité, il avait été formé aux États-Unis et travaillait pour la CIA [Papadopoulos assurait auparavant la liaison de la CIA avec les services secrets grecs de la KYP et animait le réseau de surveillance anticommuniste]. Aujourd’hui tout cela est confirmé par les archives de l’époque. En résumé, la Grèce est complètement retournée dans la sphère d’influence anglo-américaine, celle qui avait pris le contrôle de la Grèce après la deuxième guerre mondiale et qui avait assassiné la résistance grecque antinazie avec l’aide des anciens collaborateurs.

Yannis : Comment s’est manifesté ce durcissement du régime durant la première année, en 1967 ?

Nikos : La société était déjà autoritaire, mais elle l’est devenue encore plus. Le nouveau régime a renforcé la surveillance, le fichage, la censure et la répression. Il a enfermé massivement les opposants politiques dont beaucoup ont été torturés et certains sont morts en prison. Il a également imposé un mode de vie et de pensée encore plus réactionnaire dans toute la société. Rien d’étonnant cela dit. C’est ça le fascisme, pas autre chose !

Manolis : Ce fut des années terribles. 7 années épouvantables. La société est devenue beaucoup plus autoritaire et réactionnaire. Il fallait cacher son opinion et se soumettre, sinon on allait en prison. C’est ce qui m’est arrivé. J’étais jeune et je n’imaginais pas qu’on allait m’enfermer pour si peu. Je suis resté presque 4 ans en prison, juste à cause de mes opinions et de mon désir de liberté. Mon frère est mort. Moi, j’ai survécu. Mais je garde une profonde cicatrice en moi. Le fascisme a marqué ma vie au fer rouge. J’espère que cela n’arrivera plus. Le pouvoir est déjà assez violent comme ça, dans le piège capitaliste duquel nous n’arrivons pas à sortir.

Nikos : Le fascisme se présente comme une solution miracle contre les conséquences du capitalisme et du clientélisme politique. Il tire profit du nationalisme ambiant, du chauvinisme sportif, de la fierté mal placée. Les MME [médias mainstream] ont aussi leur part de responsabilité en faisant croire que la pauvreté est due aux parasites de la société et non à l’organisation de la société proprement dite. Les journaux et les magazines ne cessent d’évoquer les petits fraudeurs, les glaneurs, la débrouille, comme si c’était une partie des plus pauvres qui était responsable de la condition dramatique de tous les autres.

Manolis : Et puis les étrangers. Les riches passent leur temps à essayer de diviser les pauvres entre eux, de montrer du doigt les plus démunis, surtout quand ils viennent d’ailleurs. Et malheureusement, ça marche chez certains. Diviser pour mieux régner, c’est vieux comme le monde.

Nikos : Il y a aussi l’ordre moral. Le fascisme se mêle plus qu’à l’ordinaire de notre vie privée. Dès que Papadopoulos est arrivé au pouvoir, il a pratiqué la censure dans tous les domaines. Même les mini jupes et les cheveux longs étaient interdits. Le christianisme est devenu quasiment obligatoire et nous avons été beaucoup plus surveillés dans ce domaine également. Les programmes scolaires sont devenus très réactionnaires, ultranationalistes, et ni les enseignants ni les parents ne pouvaient rien dire au risque d’avoir de gros problèmes. Dès que le pouvoir se durcit, il veut toujours renforcer le contrôle de l’éducation de la jeunesse, c’est caractéristique. L’école est l’organe reproducteur de la société. Le fascisme l’a bien compris et s’en empare dès qu’il le peut.

Yannis : Quelle était l’amplitude de la censure ?

Manolis : Le pouvoir s’est tout de suite attaqué aux poètes, aux chanteurs et aux cinéastes les plus subversifs. Ce fut sa priorité absolue, avant tout le reste. Puis, il a mis à l’index plein de livres et de disques, pas seulement d’inspiration communistes ou libertaires, de tout. Il y avait vraiment n’importe quoi dans ces listes tellement elles étaient longues. Même les disques des Beatles étaient brûlés dans des autodafés, c’est dire le niveau de censure !

Nikos : Il faut savoir que, juste avant l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir en 1967, la Grèce était l’un des pays du monde où les gens allaient le plus au cinéma : plus de 100 millions d’entrées par an, soit plus de 10 par habitant. Après des années de censure, ce chiffre a été divisé par trois et le nombre de salles de cinéma divisé par deux, surtout à Athènes. Les Colonels ont favorisé le développement de la télévision pour mieux contrôler l’opinion.

Manolis : La censure était partout. Dans l’information, la culture, l’éducation… Partout.

Nikos : Déjà qu’à l’ordinaire, les médias sont un cirque au service du pouvoir, là, c’était devenu complètement grotesque, décalé, surjoué. Ça se voyait que certains journalistes avaient peur de commettre une erreur, une maladresse. L’autocensure et la censure étaient encore plus visibles qu’avant 1967.

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Yannis : Et la prison, la torture, l’exil sur des îles ?

Manolis : Le pouvoir a renoué avec des vieilles pratiques qu’on a connu dans les années 40 et 50. Finalement, on a eu peu de répit entre ces deux périodes. Au début des années 60, la répression existait contre les opinions politiques « non conformes », mais elle ne conduisait pas à l’enfermement systématique, à la torture, à de longues peines de prison. On pouvait manifester contre la corruption, les inégalités, la guerre au Vietnam… La police nous menaçait, nous frappait, nous envoyait quelques nuits en prison parfois, mais c’était tout. Avec l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite, le niveau de répression a brutalement été relevé, nous obligeant à nous taire ou à aller en prison pour longtemps, au risque d’y mourir.

Nikos : La torture était très répandue pour essayer d’identifier les réseaux, les affinités, puis les groupes de résistance. La police utilisait beaucoup les sévices sexuels sur les prisonniers politiques interrogés. C’était la principale forme de torture.

Manolis : La police nous disait aussi que nous allions croupir en prison pour le reste de nos jours, que la peine serait prolongée pour un motif quelconque [le plus souvent inventé], que nous n’en sortirions pas vivants, sauf collaboration avec les enquêteurs de la police et abjuration de notre opinion non conforme. Le harcèlement moral et la souffrance mentale, et pas seulement physique, était permanents.

Nikos : Le fascisme est le paroxysme de la misanthropie. Il se permet tout. Il est la volonté de domination incarnée. Il est le stade ultime du pouvoir dans sa forme la plus dévoilée, quand le masque tombe et que le poignard sort du fourreau.

Yannis : Les communistes et les libertaires étaient-ils les seules victimes ?

Nikos : Pas du tout. Au fur et à mesure, d’autres personnes ont été jetées en prison pour toutes sortes de raisons : défenseurs des droits de l’homme, pacifistes, hippies, homosexuels, artistes, écrivains… Même des membres de l’ancien gouvernement centristes se sont retrouvés en prison ou en résidence surveillée. C’est ainsi que l’ancien premier ministre centriste, George Papandreou, est finalement mort dans sa résidence surveillée fin 1968, un an et demi après l’arrivée de la junte. Dès qu’il arrive au pouvoir, le fascisme n’a pas de limite.

Manolis : Comme après la deuxième mondiale, certains prisonniers ont été déportés sur des îles, dans des camps…

Nikos : Et d’autres ont réussi à fuir. Certains ont vécu toutes ces années dans la clandestinité ou en exil.

Manolis : Beaucoup de Grecs se sont expatriés durant les trois premières années du régime, quand ils ont vu qu’il était impossible d’organiser quoi que ce soit, que toute action politique était systématiquement et lourdement réprimée. Le pouvoir a réussi à distiller beaucoup de résignation, surtout à partir de 1969.

Yannis : Et pour les ouvriers ?

Manolis : Rien de changé ! Il n’y a eu aucune différence notable. C’était même pire, puisque le droit de grève avait été supprimé. Le fascisme n’est absolument pas l’ami de la classe ouvrière, mais son pire ennemi. C’est le joker de la bourgeoisie quand elle se sent menacée, quand les idées égalitaires gagnent du terrain.

Le dictateur grec Georges Papadopoulos assiste au défilé de la fête nationale à Athènes le 24 avril 1972. AFP PHOTO

Le dictateur grec Georges Papadopoulos assiste au défilé de la fête nationale à Athènes le 24 avril 1972. AFP PHOTO

Yannis : Un dernier mot pour nos camarades en France qui luttent contre la politique de Macron ?

Nikos : C’est difficile. L’Histoire ne se répète jamais exactement de la même façon. Et puis, avec la télé et internet, le fascisme avance encore plus masqué qu’avant. Il se donne une apparence beaucoup plus présentable, refuse qu’on le confonde avec ses prédécesseurs, parle de liberté alors qu’il en est le pire ennemi.

Manolis : Oui, c’est le pire ennemi. Quelle que soit la façon avec laquelle l’extrême-droite arrive au pouvoir [putsch ou élection], elle nous chante toujours la même chanson : libération nationale, libération du peuple, renouveau moral et tranquillité. En réalité, c’est tout le contraire. Ce n’est pas parce qu’on est exaspéré par le capitalisme qu’il faut se jeter au feu. Si le capitalisme, c’est la souffrance, le fascisme, c’est la mort.

Nikos : le fascisme est déjà présent un peu partout dans la société. Lui laisser complètement le contrôle de nos vies, c’est ruiner tous nos efforts pour changer la société. C’est baisser les bras et se rendre en serrant les poignets. Si nos camarades de France veulent vraiment changer la société, il doivent sortir de ce système politique et économique complètement pourri.

Yannis et Manolis : Ade, geia mas ! (« à notre santé ! » en trinquant avec nos verres de raki à la terrasse du kafeneio)

Nikos : Geia mas kai batsi makria mas (« à notre santé et les flics loin de nous ! »)

Yannis Youlountas, le 21 avril 2019

Yannis Youlountas est l'auteur des films "Je lutte donc je suis" et "Ne vivons plus comme des esclaves". Vous pouvez le retrouver lors d'une des projections de ses films, qui tournent dans toute la France, sur la route de la Grèce où il organise plusieurs fois par an des convois d'aide humanitaire, à Exarcheia, Athènes, Paris, ou ailleurs où bat le coeur de la résistance. Et bien sûr le suivre sur son blog : YY.