« Blackface » : le théâtre de la question raciale, par Éric Fassin

Provoquer l’annulation d’un spectacle, fût-il sexiste, homophobe ou raciste, finit toujours par se retourner contre les minorités. Boycotter est parfois de bonne politique, interdire jamais. La preuve : la mauvaise querelle de la censure autour du blackface ou « déguisement racial » fait écran aux justes questions que soulèvent la représentation des minorités au théâtre et leur sous-représentation.

Tout se passe en effet comme s’il fallait choisir entre liberté de création et engagement antiraciste. Finissons-en avec cette fausse alternative. La politique n’est pas extérieure à l’esthétique ; le nier est coûteux politiquement, mais aussi esthétiquement. Songeons à Kanata, pièce de Robert Lepage invitée par le Théâtre du Soleil : monter un spectacle sur l’exclusion des populations autochtones dans la société canadienne, mais refuser de les entendre lorsqu’elles interpellent sur leur absence au théâtre, expose un grand metteur en scène à produire une œuvre dénuée d’intérêt. Le monde de la culture, s’il réclame une autonomie radicale pour faire abstraction des enjeux politiques de la création, risque de payer d’insignifiance cette liberté.

Que penser de la controverse sur Les Suppliantes d’Eschyle, dont la représentation, boycottée par le CRAN, a été empêchée à la Sorbonne par une autre action militante contre le blackface ? Cette tragédie grecque de l’hospitalité résonne avec la tragédie des exilés qui traversent aujourd’hui la Méditerranée. Quant au metteur en scène, il n’est pas suspect de racisme. Où est donc le problème ? Lisons la réponse de Philippe Brunet : sa compagnie « assume et revendique la liberté d’user d’un tel maquillage qui ne vise nullement à caricaturer ni à dénigrer, tout comme celle de distribuer ou de ne pas distribuer des non-Noirs dans les rôles des Égyptiens. » C’est faire le rapprochement entre le maquillage et la couleur des interprètes, quitte à récuser tout lien entre la représentation et l’incarnation ; mais l’accusation de blackface est écartée au nom de l’intention artistique. La signification du spectacle appartiendrait au seul metteur en scène, fidèle traducteur de l’auteur. Ni l’un ni l’autre n’étant raciste, « brunir » les comédiennes ne pourrait l’être.

Pourtant, cette conception de l’autorité créatrice qui fixe le sens de l’œuvre n’a-t-elle pas été remise en cause par la théorie littéraire depuis cinquante ans ? En 1968, Roland Barthes s’attaque à la critique qui « se donne pour tâche importante de découvrir l’Auteur (ou ses hypostases : la société, l’histoire, la psyché, la liberté) sous l’œuvre » ; il lui oppose l’écriture. Et de conclure : « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur. » L’année suivante, Michel Foucault prolongera cette analyse de la « fonction-auteur », qui « est la figure idéologique par laquelle on conjure la prolifération du sens. »

Pour trancher les conflits d’interprétation, on revient aujourd’hui à l’autorité du metteur en scène, relais de l’auteur. Pourquoi ce retour porte-t-il sur la question raciale ? C’est en réaction à l’évolution de nos conceptions du racisme et de l’antiracisme. Dans les années 1980, la montée du Front national pouvait s’interpréter selon une définition idéologique du racisme. Mais à partir des années 1990, la prise de conscience des discriminations systémiques amène à penser un racisme structurel. Il n’est plus possible de réduire le racisme à la seule intention ; à partir de ses conséquences, on appréhende le racisme en effet.

Dès lors, la question n’est plus uniquement de savoir si tel ou telle, au fond, est raciste ; on considère les choses du point de vue des personnes dites « racisées », car assignées à leur couleur ou leur origine par des logiques de racialisation qui dépassent les intentions et idéologies, bonnes ou mauvaises. Pour combattre les violences de genre, on a fini par l’accepter, mieux vaut se placer dans la perspective des victimes. On commence à le comprendre, il en va de même du racisme : l’intention n’est pas tout.

Le monde de l’art n’est pas épargné : si nul ou presque n’y est raciste, alors que tout le monde ou presque y est blanc, ne faut-il pas se poser, avec les personnes qui en sont exclues, la question du racisme en effet ? La controverse autour d’Exhibit B l’a révélé en 2014. Cette installation en forme de zoo humain revendiquait un propos antiraciste ; des activistes la jugeaient pourtant raciste. Or, comme beaucoup étaient noirs, le monde du spectacle ne voyait que leur couleur, oubliant au passage leur appartenance fréquente aux métiers de la culture. Les taxer d’inculture, c’était redoubler un déni de reconnaissance…

Pourquoi les différends raciaux actuels se jouent-ils si souvent au théâtre ? C’est qu’il en va de la scène comme de la race : tout passe d’abord par les corps. Encore faut-il distinguer : il y a les corps absents de l’auteur et du metteur en scène, et les corps présents des comédiens et du public. Le paradoxe de la polémique actuelle, c’est que l’autorité des premiers prétend évacuer la réalité des seconds : qu’importe la couleur des interprètes, ou celle des spectateurs, seule compterait l’intention créatrice ! La culture cultivée échapperait ainsi à la racialisation de la société – voire : elle serait le moyen, pour la figure auctoriale, de s’y soustraire.

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Le théâtre est-il condamné à cet aveuglement volontaire, envers de sa liberté artistique ? Il n’en a pas toujours été ainsi. En 1959, à la veille des indépendances africaines, Roger Blin crée à Paris Les Nègres de Jean Genet. Cette « clownerie » donne à voir des personnages noirs qui jouent et rejouent un spectacle racial : le meurtre de la femme blanche, et le procès des Noirs par un tribunal blanc. Si « chaque acteur en sera un Noir masqué », la couleur du public est également posée d’emblée : « Vous êtes blancs. Et spectateurs. Ce soir, nous jouerons pour vous. »

Genet s’explique en exergue : « Un soir un comédien me demanda d’écrire une pièce qui serait jouée par des Noirs. » Or la « non-mixité » redouble : « cette pièce, je le répète, écrite par un Blanc, est destinée à un public de Blancs. Mais si, par improbable, elle était jouée un soir devant un public de Noirs, il faudrait qu’à chaque représentation un Blanc fût invité ». La « ligne de couleur » traverse les protagonistes : l’auteur et le metteur en scène, comme les interprètes et le public. Il ne suffit donc pas de plaider la bonne volonté antiraciste pour s’en affranchir : « que je le veuille ou non », expliquera la préface de Genet, « j’appartiens à la communauté blanche. » Cette lucidité est la condition d’un dispositif scénique en noir et blanc, esthétique explicitement politique où la couleur est pensée, plutôt que déniée. Art incarné, le théâtre ne saurait se dérober à la question raciale.

Éric Fassin
Éric Fassin est professeur à l'université Paris-8 (Vincennes - Saint-Denis), département de science politique et département d'études de genre, et chercheur au Laboratoire d'études de genre et de sexualité (LEGS, CNRS - Paris 8 - Paris Ouest). Son blog : Identités politiques, intervient sur l’actualité à partir de ses recherches.