Quand les médias faibles deviennent les plus forts, par André Gunthert

André Gunthert avait à juste titre noté que la date du 14 mai, jour où Le Monde avait enfin admis l’existence de violences policières, représentait un tournant. Comme toutes les rédactions, incapables de produire une véritable autocritique, Le Monde n’avait pourtant pas daigné expliquer son long silence, qui a contribué à faire d’internet le seul canal véhiculant les preuves des exactions policières. “Les séquences de policiers en train de molester des manifestants sont diffusées en boucle. Tout y est disséqué, commenté, relayé”, admettait le “quotidien de référence”, pour justifier son choix de n’en rien montrer. C’était reconnaître l’importance de média en ligne comme le nôtre et des centaines d’autres comme posant les bases d’un contre-pouvoir capable d’opposer des preuves au discours bien rodé des gouvernants et de donner les informations que les grands média taisent. Visiblement, le gouvernement l’a compris. La censure que Facebook vient d’exercer - à l’évidence à sa demande - sur des dizaines de pages militantes à la fois à l’occasion du G7 représente un autre tournant. Inquiétant à la veille de la rentrée sociale. Présage d’un grand retour en arrière dans le droit à l’information.
Christian Perrot

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Dans son édition du 14 mai, Le Monde admet en Une l’existence de «violences policières», et leur consacre un inquiétant dossier. Il s’agit d’un tournant dans la bataille qui oppose depuis novembre le pouvoir aux Gilets jaunes. Depuis le début du mouvement, Emmanuel Macron et son gouvernement ont choisi de jouer la partition décrite par Noam Chomsky et Edward Herman dans La Fabrique du consentementniant l’existence de violences policières et dénonçant «l’ultra-violence» des manifestants.

Pas de photo à la Une du Monde. Face à la masse d’images qui hantent la mémoire, cette absence est un choix éditorial qui prolonge le déni partagé depuis six mois par le gouvernement et les grands médias (Mediapart est le seul journal d’information qui a rendu compte de façon équilibrée du conflit social). Mais comme l’explique le dossier du « quotidien de référence », ces images, tout le monde les a vues sur les réseaux sociaux: «Les séquences de policiers en train de molester des manifestants sont diffusées en boucle. Tout y est disséqué, commenté, relayé.»

Ce pouvoir de révélation des médias faibles n’existe que parce que les grands médias, eux, n’ont pas restitué de façon impartiale, comme ils en revendiquent la mission, ce volet pourtant terriblement visible du conflit social. Comme toutes les rédactions, incapables de produire une véritable autocritique, Le Monde ne commente pas son propre silence, qui a contribué à faire d’internet le seul canal véhiculant les preuves des exactions policières, documentées au jour le jour par le recensement minutieux du journaliste David Dufresne sur son compte Twitter (que seul Médiapart a régulièrement relayé).

Un compte rendu récent de l’ouvrage de la sociologue Jen Schradie apporte la contradiction aux prédictions optimistes des gourous du web 2.0: «internet n’a pas été l’outil d’une démocratie participative». Il souligne l’absence d’horizontalité du média, qui reste soumis aux divisions de classe. Les pratiques militantes des Gilets jaunes, qui se sont rapidement heurtées à une forte résistance de classe, et ont échoué à entretenir une communication directe entre les manifestants et le public, confirment le diagnostic de cette étanchéité relative. Le dossier du Monde n’en constitue pas moins un hommage involontaire à la faculté des réseaux sociaux d’avoir mis en circulation des informations exclues de la fabrique du consentement. A travers le filtre de la conversation, le mérite du web est bien d’avoir joué un rôle de médiateur, notamment par la sélection des séquences devenues les moments-phares du conflit, d’abord commentées sur Twitter avant d’être reprises par les chaînes d’information ou les journaux télévisés.

Après cette mise en visibilité, la reconnaissance par le quotidien d’une thématique qui n’avait jusqu’à présent été portée que par des médias alternatifs représente son passage au rang de problème légitime dans la sphère publique. Tout comme la mise en évidence du mensonge de Castaner à propos de l’ «attaque» de l’hôpital de la Salpêtrière a contraint le ministre de l’intérieur a un humiliant rétropédalage, il va falloir, pour les responsables politiques, choisir entre le déni et le risque de perdre toute crédibilité. Lorsqu’on considère les mois d’efforts consacrés par Emmanuel Macron à l’invisibilisation des violences policières, ce renversement est un échec cuisant.

Un des éléments essentiel de ce scénario a été la durée et la constance de la mobilisation des Gilets jaunes. Si Le Monde a mis six mois pour reconnaître l’importance inédite des violences policières, on peut juger de la difficulté à bousculer la fabrique du consentement. Il ne suffit ni d’un canal indépendant ni de la diffusion d’enregistrements faisant fonction de preuve. Il a fallu la longue accumulation de souffrances, de témoignages concordants, et la montée d’un sentiment de scandale qui s’est peu à peu diffusé dans la société. Quelle que soit la tentative du Monde pour maintenir un équilibre factice entre «l’ultraviolence» des casseurs et les exactions de la police, le constat final est celui d’un «gouvernement, impuissant à ramener la concorde sociale», qui s’est laissé prendre dans «l’engrenage de la violence». La bonne nouvelle est qu’internet peut l’emporter sur la fabrique du consentement. Mais la victoire des médias faibles a un goût de cendres.

André Gunthert


André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur le blog L’image sociale.