Un matin de cendres, par André Markowicz

Au moment où j’écris, en pleine nuit, je ne sais rien, — je rassemble par bribes des nouvelles. Et les vitraux ont (auraient ? — ont * on a appris ce matin qu’ils ont résisté) tous explosé. Et puis, quand on voit l’incendie depuis un drone…

Et l’impression, taraudante, moi, personnellement, d’être un criminel. Parce que je vis à cette époque qui a laissé se détruire ça. On fera des enquêtes, bien sûr. On se posera des questions : quelles entreprises travaillaient là, y avait-il des sous-traitants, qui étaient-ils, — y a-t-il eu des négligences. Tout ça viendra plus tard. Et oui, bien sûr, on pourra reconstruire. Mais pas ça.

Et je ne sais pas, là, maintenant, ce qu’il en est de l’intérieur — des statues, des boiseries, enfin, de tout ce qui faisait l’épaisseur du temps. Tout ça, sans doute, a disparu. Le sentiment qu’on avait, simplement, à toucher le bois (pas la « forêt » de la charpente que, bien sûr, nous n’avons jamais vue en vrai, non, juste une statue, un lutrin. Juste ça — cette sensation, sous les doigts.

Et puis, voir la flèche, — érigée par Viollet-le-Duc, pas par les premiers bâtisseurs — brûler comme un tronc d’arbre, brûler puis s’effondrer... Cette synthèse du temps qu’on voyait là, tomber, noircie, déchiquetée.

*

Il ne s’agit pas de dire que nous perdons nos racines. Moi, mes racines n’ont jamais été là. Nous perdons la beauté. — Ce que nous avions, là, sous nos yeux. Pas même sous nos yeux, parce que, de fait, combien d’entre nous ne regardions même pas quand nous passions devant ? Parce qu’elle était là, cette beauté. Cette beauté — que nous avions.

Parce que, vivre en présence de la beauté, de l’immense travail des gens à travers les siècles, c’est ce qui nous donne, à nous, pris que nous sommes dans nos passions quotidiennes, nos soucis, nos maladies, pris que nous sommes dans nos vies, la sensation que nous sommes vivants.

La sensation que nous vivons dans le temps. La sensation de joie et de réconfort d’être témoins de la durée. La sensation que le monde ne nous est pas donné pour notre usage à nous — que nous n’en sommes que les dépositaires, et que, notre bonheur, non, notre honneur, c’est ça, de savoir que nous ne sommes pas seuls, et que jamais nous n’avons été seuls.

Non, la sensation, terrible, que c’est elle, Notre-Dame, que nous avons laissée seule. Que nous avons brûlée, par incurie. Comme nous nous brûlons nous-mêmes, dans notre rage de détruire tout ce qui n’est pas nous.

André Markowicz, le 15 avril 2019

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants. 

Notre-Dame, au matin du 16 avril.

Notre-Dame, au matin du 16 avril.