La tentation du darwinisme social : que faire des gilets jaunes et des perdants ?

Stephen Jay Gould définissait le darwinisme social comme cette théorie selon laquelle « il existe en permanence une classe inférieure de pauvres, composée de personnes héréditairement sous-douées et condamnées inévitablement à ce destin pour cette raison biologique [1]. » Cette théorie (que Gould a constamment pourfendue) n’est pas morte. En témoignent les récentes conférences de Saclay sur le transhumanisme placées sous le parrainage de la députée locale (LREM), Amélie de Montchalin. La première table ronde s’est tenue le 14 janvier devant un parterre d’étudiants de l’École polytechnique, de Centrale Supélec, et de l’École normale supérieure Paris-Saclay. Elle réunissait le Grand Rabbin Haïm Korsia, le biologiste Jean-Guilhem Xerri, biologiste et psychanalyste [2]. Et surtout Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo, transhumaniste convaincu, chroniqueur dans Le Monde et L’Express, et accessoirement soutien d’Emmanuel Macron.

Le site grozeille.co a confectionné une vidéo des meilleurs moments de la prestation d’Alexandre. Le verbatim de ce florilège est reproduit en annexe, et on peut, si l’on y tient, visionner l’intégralité de la conférence.

Il faut ajouter à ce best of, un postulat énoncé par Alexandre dans sa conférence : il pense que l’école est « incapable de diminuer les inégalités intellectuelles » ou « d’augmenter significativement le QI des gens moins doués. » Bref, nous sommes bien face à une résurgence de l’eugénisme, dont la thèse essentielle est que le QI est attaché à un individu et que c’est une caractéristique héréditaire.

Les femmes douées ont moins d’enfants

Un autre exemple de cette résurgence est une chronique publiée dans l’Express, où Laurent Alexandre déplorait que « les femmes douées ont moins d’enfants[3]. Il y propose de « rembourser à 100% la congélation d’ovules des scientifiques. » Cette « ânerie[4] » remet à la mode toute une série de poncifs à prétention scientifique. Le premier est que le niveau baisse : « le QI moyen des Français a baissé de 4 points en à peine vingt ans, ce qui est énorme. » Ce résultat provient d’une étude d’Edward Dutton et Richard Lynn[5] menée en 2015 (sur un échantillon de 79 personnes seulement !) Elle avait nourri un documentaire « Demain, tous crétins ? », diffusé le 11 novembre 2017 sur Arte[6]. Edward Dutton figurait d’ailleurs dans la bande-annonce, mais le documentaire ciblait plutôt la responsabilité de facteurs environnementaux, comme les perturbateurs endocriniens.

Cependant les facteurs explicatifs invoqués par Dutton et Lynn pour expliquer la baisse du QI moyen sont tout autres. Elle provient sans doute de « l’augmentation du nombre d’immigrants au QI plus faible dans la population française. » Il n’est donc pas étonnant que la tribune d’Alexandre ait été favorablement reprise sur le site « monoculturaliste », Français de souche.

Car les auteurs ne sont pas n’importe qui, en particulier Richard Lynn : il s’agit d’un théoricien ouvertement raciste et sexiste. Dans un article pour le Daily Mail[7], il avait ainsi fièrement affirmé que « l’une des principales raisons pour lesquelles il n’y a pas plus de femmes professeurs de sciences, directeurs généraux ou ministres, c’est que les hommes sont en moyenne plus intelligents que les femmes (…) A un niveau proche du génie (un QI de 145), les hommes sont 8 fois plus nombreux que les femmes. Ce sont des statistiques, pas du sexisme. »

Lynn est depuis longtemps dans le circuit : ses travaux servaient déjà de référence au fameux livre The Bell Curve[8], paru en 1994. L’une des conclusions de ce livre était que « dans l’économie américaine, le succès et l’échec, et tout ce qui en découle, dépendent de plus en plus des gènes dont les gens héritent. » Le quotient intellectuel est donc héréditaire : il est transmis d’une génération à l’autre, à l’intérieur de chaque race. Bref, le fondement de l’ordre social est biologique et les auteurs dénoncent toute tentative de discrimination positive (affirmative action) qui « inocule un poison dans l’âme américaine. » Les contributions de Lynn avaient été minutieusement décortiquées et violemment contestées dans une contribution à un ouvrage intitulé « Mensonges, damnés mensonges et statistiques[9]. » Son auteur, Leon Kamin, n’hésitait pas à écrire qu’« admettre Lynn dans le cercle scientifique – je le dis carrément – est une trahison de la science. »

Laurent Alexandre est le dernier avatar d’une lignée d’auteurs pour qui les pauvres et/ou les chômeurs seraient congénitalement condamnés à l’être. Cette tentation remonte au XIXe siècle et on en trouve les premiers éléments chez Jeremy Bentham[10]. La première moitié du XXe siècle (jusqu’à l’holocauste) a vu prospérer diverses formes d’eugénisme social. Une référence littéraire montre à quel point ce projet repose sur une forme d’effroi qui nourrit la haine sociale : « Sur le chemin de halage nous avons rencontré une longue file d’imbéciles et avons dû passer devant elle (…) Nous avons alors réalisé que chacun des individus de cette file était une créature idiote, incapable et fuyante, sans front ni menton, avec un sourire imbécile ou un regard méfiant et agressif. C’était parfaitement horrible. Ils devraient certainement être tués[11]. »

L’approche héréditariste est aussi une manière de légitimer l’ordre social, comme le montre par exemple cette démonstration de Bruce Charlton, enseignant en « psychiatrie évolutionniste » à l’Université de Newcastle : « on a oublié un fait simple et essentiel : les classes sociales supérieures ont un quotient intellectuel moyen significativement plus élevé que les classes sociales inférieures[12]. » La différence d’accès aux études est donc fondée sur cette méritocratie biologique : « environ une moitié des enfants dont les parents font partie de l’élite intellectuelle (QI de 130 ou plus) » pourra accéder aux universités les plus prestigieuses mais seulement « un enfant sur 200 issu des couches sociales inférieures. » Pour Carlton, ce constat est fondé sur une recherche scientifique « incontestable, que cela plaise ou non. »

Avec la montée de l’extrême droite (mais aussi avec le transhumanisme), on observe aujourd’hui le retour de cette vision biologisante. L’exemple le plus clair nous est donné par Jair Bolsonaro, le nouveau président brésilien. L’une de ses obsessions est depuis longtemps un programme de contrôle des naissances qui viserait principalement les pauvres : « ceux qui ne réunissent pas les conditions pour avoir des enfants ne doivent pas en avoir » expliquait-il déjà en 1993. Il reprenait cette antienne en 2011 : « Il faut donner des moyens à ceux qui, malheureusement, sont ignorants et n’ont aucun moyen de contrôler leur progéniture. Nous contrôlons la nôtre, mais les pauvres ne contrôlent pas la leur[13]. »

En 2013, Bolsonaro critiquait les programmes comme Bolsa Família qui n’avaient pour seul effet, selon lui, que d’encourager les pauvres à avoir plus d’enfants pour recevoir plus d’aides : « les pauvres dans notre pays ne servent qu’à une chose : voter pour le gouvernement en place, carte d’électeur à la main et diplôme d’âne en poche. La politique de subventions du gouvernement ne sert qu’à ça. » Enfin, en mai 2018, durant sa campagne présidentielle, il annonçait : « Je voudrais que le Brésil ait un programme de planification familiale. Un homme et une femme instruits voudront difficilement avoir un enfant supplémentaire rien que pour bénéficier d’un programme social. »

Le mépris de Macron

Emmanuel Macron ne se réclame évidemment pas du « darwinisme social. » Mais certaines de ses déclarations font apparaître une vision de la société qui repose pour le moins sur une forme de discrimination sociale. Alors qu’il était ministre, il avait évoqué les employées d’un abattoir en liquidation judiciaire : « Il y a la société Gad. Il y a dans cette société une majorité de femmes. Il y en a qui sont, pour beaucoup, illettrées. » Il récidivera en janvier 2017 en affirmant que « l’alcoolisme et le tabagisme se sont peu à peu installés dans le bassin minier. » Mais la plus révélatrice de ces saillies qui ont pu troubler l’opinion est sans doute cet aphorisme, en date du 30 juin 2017 : « Une gare, c’est un endroit où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien. » Ou alors, ce geste méprisant à l’égard du peuple français « qui déteste les réformes[14]. »


Annexe : L’urgence, c’est d’éviter la multiplication des gilets jaunes, Laurent Alexandre, 14 janvier 2019

Je suis un horrible élitiste : je pense que le monde complexe de demain ne peut être géré que par des intellectuels. Cela ne veut pas du tout dire que je suis favorable à supprimer le droit de vote et que je suis favorable au retour au suffrage censitaire. Mais je ne pense pas une seconde que le monde de demain sera simple et pourra être géré d’un claquement de doigt par des groupes populistes qui se sont réunis sur twitter.

Je pense que c’est vous, les scientifiques et intellectuels de demain, qui vont avoir la responsabilité de gérer un monde ultra-compliqué, très fragile d’un point de vue politique ; car la réalité du capitalisme cognitif c’est que dans un capitalisme de la connaissance, les gens malins ont plus de pouvoir et de revenu que les gens moins malins.

En revanche, vous, dans cette salle, vous allez vivre un âge d’or. Nous devons créer une société inclusive et trouver le moyen d’éviter qu’il y ait un gigantesque gap entre ce que Harari dans Homo Deus[15] appelle des dieux et des inutiles. Les dieux, vous, qui maîtrisez, contrôlez, managerez les technologies NBIC[16], les technologies transhumanistes et les inutiles, les gens moins favorisés, qui auront du mal dans le monde compliqué dans lequel nous rentrons

Les gilets jaunes, c’est la première manifestation de ce gap intellectuel insupportable que nous sommes en train de créer entre les winners, les dieux d’Harari, et les losers, les inutiles d’Harari. Et je reprends les termes d’Harari, non pas pour m’en féliciter mais pour alerter tout le monde sur le fait que la crise des gilets jaunes n’est pas un épiphénomène : elle est là pour cent ans et c’est vous qui la résolvez.

Pour le faire court, l’intelligence artificielle lamine les petites classes moyennes et les gilets jaunes dans les décennies qui viennent. Les effets négatifs sur la démocratie des technologies dont je parle vont préexister aux avantages notamment médicaux que ces technologies vont apporter. On a la crise des gilets jaunes avant que l’IA ne permette d’accélérer la guérison des cancéreux. Ce problème de décalage entre les avantages et les inconvénients de la technologie va être un grave sujet pour les décennies qui viennent, et c’est vous qui allez porter ces enjeux.

[Ceux qui maîtrisent] l’intelligence artificielle dite faible, la vraie intelligence artificielle d’aujourd’hui, pas celle de la science-fiction, vont valoir de plus en plus cher. Et ceux qui sont substituables vont valoir de moins en moins cher. La théorie des fonctions de production nous apprend ça de façon certaine.

Pour le dire autrement, le prix de l’heure de travail des gilets jaunes sur le marché mondial va s’effondrer de décennie en décennie ; et le prix horaire des gens dans cette salle va monter de décennie en décennie parce que vous êtes les complémentaires, les « complémenteurs » de l’intelligence artificielle faible et les autres sont substituables.

Nous ne sommes en aucune façon capable d’absorber le choc technologique. Vous dans cette salle, bien évidemment, oui ; mais l’ensemble de la population, non. Ces technologies sont en train de créer une vraie différence entre les œufs en or, vous, et les autres et je disais tout à l’heure : vous avez une responsabilité historique.

Des dieux et des inutiles : la vision politique d’Harari est en réalité un cauchemar politique et la crise des gilets jaunes est salutaire. Elle nous montre à quelle vitesse nous sommes en train de rentrer dans le cauchemar d’Harari et à quelle vitesse il va falloir agir pour casser ce déterminisme.

L’intelligence artificielle et ces technologies-là vont aussi avoir une autre conséquence c’est que, pour éviter d’avoir une crise des gilets jaunes pendant 100 ans, certains proposent qu’on utilise des technologies transhumanistes pour faire du neuro enhancement, pour augmenter le cerveau des gens moins favorisés.

Elon Musk qui craint surtout les IA fortes, ce qui n’est pas mon cas ; je ne pense pas une seconde que le deep learning puisse conduire à des intelligences artificielles fortes hostiles dans les 50 prochaines années mais c’est le fantasme d’Elon Musk. Elon Musk a donc créé Neuralink dont je vous parlais tout à l’heure et qui est destiné à faire de l’augmentation cérébrale [en connectant le cerveau et les ordinateurs] et donc à transformer les gilets jaunes en normalien.

Cette vision de la Silicon Valley, de la Chine, de fusionner l’éducation, la santé, l’IA, les neurosciences, pour régler la crise chez nous des gilets jaunes et les crises populistes ailleurs est une tentation qui est de plus en plus forte dans les décennies qui viennent et je partage là-dessus l’opinion d’Harari : il va être très compliqué d’empêcher les politiques de faire de l’eugénisme positif quand la technologie le permet.

Dieu et les inutiles ! Récemment le patron de Google, Sundar Pichai, a fait une confession dans le Guardian et il a dit : je ne suis pas du tout sûr que ça aille aussi vite.

Et c’est la vraie question : est-ce que nous n’avons pas dépassé la capacité d’absorption économique, écologique, éthique, de la société ? Notre résilience est-elle capable de supporter ce tsunami ? La vôtre, oui, mais la France des gilets jaunes ? Je n’en suis pas du tout persuadé.

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Les élites se moquent beaucoup des gilets jaunes, ce que je trouve personnellement inacceptable, notamment ce dessin très drôle [voir ci-dessus, le dessin de Xavier Gorce refusé par Le Monde mais largement diffusé sur les réseaux sociaux] mais qui me semble particulièrement dégueulasse. Je ne pense pas qu’il faille se moquer des gens moins doués que vous, je pense qu’il faut les aider. Nous devons créer une société de solidarités, intellectuelles c’est la première urgence.

Michel Husson

Publié initialement sur le site A l’Encontre

Notes
[1] Stephen Jay Gould , La mal-mesure de l’homme, 1997[1981].

[2] Pour qui « Le Carême est l’occasion de me dépolluer », croire.la-croix.com, 8 février 2019.

[3] Laurent Alexandre, « Les femmes douées ont moins d’enfants », L’Express, 31 janvier 2018.

[4] Patrick Ben Soussan, « L’ânerie du jour, version transhumaniste : Les femmes douées ont moins d’enfants » Spirale n°85, 2018.

[5] Edward Dutton, Richard Lynn, « A negative Flynn Effect in France, 1999 to 2008–9 » Intelligence 51, 2015.

[6] Ce documentaire a fait l’objet d’une critique détaillée où les auteurs se demandaient malicieusement si les études concluant à un recul du QI avaient été « réalisées intelligemment. » Voir : Franck Ramus, Ghislaine Labouret, « Demain, tous crétins ? Ou pas… » Cerveau & Psycho n° 100, juin 2018.

[7] Richard Lynn, « Men ARE more brainy than women », DailyMail, 8 May 2010.

[8] Richard J. Herrnstein, Charles Murray, The Bell Curve. Intelligence and Class Structure in American Life, 1994.

[9] Leon J. Kamin, « Lies, Damned Lies, and Statistics » dans Russell Jacoby & Naomi Glauberman, eds, The Bell Curve Debate. History, Documents, Opinions, 1995.

[10] Voir Michel Husson, « Des lois anglaises sur les pauvres à la dénonciation moderne de l’assistanat. I. D’Elisabeth à Bentham : assister ou enfermer ? », A l’encontre, 6 avril 2018.

[11] Cette notation glaçante est extraite du journal de Virginia Woolf, à la date du 9 janvier 1915 (elle avait 33 ans). Elle est citée par Philipp Blom, The Vertigo Years. Europe 1900–1914, 2008.

[12] Bruce G. Charlton, « Social class differences in IQ : implications for the government’s ‘fair access’ political agenda », 2008.

[13] Ranier Bragon, « Bolsonaro defendeu esterilização de pobres para combater miséria e crime », Folha de Sao Paulo, 11 de junho de 2018.

[14] Voir cette courte vidéo d’Emmanuel Macron : « Les Françaises et les Français détestent les réformes », Bucarest, 24 août 2017.

[15] Yuval Noah Harari, Homo Deus. Une brève histoire de l’humanité, 2017.

[16] Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives.