A propos d'un article abject paru dans Libération et de la culture du viol, par Edouard Louis

Un article est paru dans Libération ce matin (30 janvier 2019) intitulé « Edouard Louis : du récit littéraire au feuilleton judiciaire ». C’est peut-être l’un des articles les plus abjects qui ait été écrit ces derniers temps à la fois contre moi et à la fois sur le sujet des violences sexuelles, et je ne veux pas le laisser passer.

D’abord, le titre : « Edouard Louis : du récit littéraire au feuilleton judiciaire ».: comment peut-on parler de « feuilleton » et utiliser un ton aussi enjoué et léger, comme s’il s’agissait de personnages dont on s’amusait à commenter les aventures… pour parler d’une histoire de viol et d’une agression aussi violente ?

I

Première ligne, première contre-vérité : « C’est l’histoire d’un télescopage inédit entre deux univers, d’un fait divers pris entre deux vérités. L’une, littéraire ; l’autre judiciaire. L’histoire d’un suspect et d’une victime dont les rôles sont figés par l’écriture ». Et un peu plus loin : « Un texte littéraire peut-il constituer une preuve, une pièce à conviction ? », puis : « Quelle est la part d’imagination et celle de réel » ?

C’est faux. Ce dont parle cet article n’est pas l’histoire d’un télescopage, et ce n’est pas une affaire prise entre deux vérités, l’une littéraire et l’autre judiciaire : car mon roman n’a rien à voir avec la procédure. Le roman n’est jamais entré et n’entre pas dans la procédure judiciaire : j’ai porté plainte en 2012, je n’avais rien publié à l’époque. La procédure s’appuie exclusivement, en ce qui concerne la plainte, sur ma déposition à la PJ en 2012 et les expertises médicales. Histoire de la violence n’a été publié qu’en 2016 et il n’est pas versé au dossier. Ce qui fait s’effondrer le principe même de l’article qui repose sur une opposition entre une vérité qui relèverait de la littérature à laquelle s’opposeraient les dénégations de l’agresseur.

Alors pourquoi ce mensonge ? Pourquoi parler de télescopage s’il n’y en a pas ? Pour une seule raison : me renvoyer, comme c’est presque toujours le cas dans les affaires de violences sexuelles, du côté de l’imagination, de la fabulation, de la fiction, pour décrédibiliser ma parole, et faire comme s’il y avait matière à doute… En fait, ce qu’elle veut insinuer c’est : ce que dit Edouard Louis, c’est un roman, c’est de la littérature.

Tout l’article est ainsi perfidement construit de façon à systématiquement conclure les paragraphes par des bouts de citation qui visent à jeter le doute sur ce que je dis.

II

Quelques lignes plus bas, deuxième contre-vérité : « En décembre 2016, ultime rebondissement. Dans une conversation Facebook, un écrivain, Julien C., raconte à un ami gravitant dans le microcosme littéraire qu’Edouard Louis aurait tout inventé. Convoqué dans le cadre de l’instruction, Julien C. a finalement invoqué « un jeu d’écriture» et «un récit purement imaginaire» pour justifier les propos tenus auprès de cet ami, expliquant s'être livré à ces élucubrations alors qu'il était alcoolisé. »

C’est faux : ce n’est pas un rebondissement, puisque, comme elle est contrainte à le dire quelques lignes plus bas, la personne qui a fait ces déclarations a avoué avoir menti presque aussitôt.

Alors pourquoi cette construction ? On connait le procédé classique qui consiste à dire « on sait que c’est faux » mais à mentionner cela quand même pour instiller le doute dans l’esprit du lecteur.

Il est frappant de voir que dans son article, la journaliste consacre plusieurs lignes et parle de rebondissement pour un non-fait, alors qu’elle consacre quelques mots seulement, en passant, aux expertises médicales (il y en a eu plusieurs). Ces expertises ont toutes confirmé le récit consigné dans ma plainte – viol, strangulation, dont la brutalité et la violence sont attestées par les marques corporelles qui ont effaré les médecins. Elle fait de ces preuves un détail sans importance, anecdotique… Alors que ce sont ces expertises qui fondent la décision de renvoi de l’agresseur devant un tribunal.

III

Troisième contre-vérité : elle décrit les choses ainsi : « Ce 25 décembre 2012, il est plus de 3 heures du matin quand les destins de ces deux hommes se nouent en plein cœur de Paris. D’un côté, Reda, Algérien de 27 ans, arrivé en France un an plus tôt. Ce sans-papiers fait des chantiers, vit de petits jobs par-ci par-là. De l’autre, Edouard Louis, figure montante du milieu littéraire. »

C’est faux. En 2012, je suis encore étudiant et je n’ai rien publié.

Alors pourquoi ce mensonge ? Pour construire une narration de moi comme l’écrivain-à-succès afin de susciter de l’hostilité et ; comme toujours, discréditer la victime (oh il n’a pas à se plaindre, il l’a bien cherché…). Tout l’article est hanté par un poujadisme purulent ( je suis « Prince de l’écriture »,qui va « à la très chic brasserie Le Select », « l’écrivain en pleine promotion »….) Tout cela sert à faire comme si j’étais un privilégié qui n’avait pas à se plaindre. Bref, elle veut gagner sur deux tableaux : faire douter de ce qui m’est arrivé. Et si jamais elle n’y parvenait pas, dire au lecteur : ce ne serait pas si grave puisque c’est un privilégié (quand on connait mon passé, c’est plus encore qu’une plaisanterie, c’est l’une des autres preuves indéniables que cet article est construit sur des mensonges destinés à nuire).

IV

J’aimerais dire tellement de choses sur le caractère répugnant de cet article…

V

L’article utilise par exemple le fait que j’ai refusé pendant l’instruction la confrontation avec celui qui m’a si violemment agressé, et qui a même essayé de me tuer, pour insinuer que mon récit est faux. Comment peut-on dire ça, comment ne pas comprendre qu’après ce qui s’est passé, il m’est physiquement impossible de me retrouver dans la même pièce que celui qui m’a agressé.

Pour celles et ceux qui ne connaitraient pas la procédure pénale, je tiens juste à ajouter que la requalification des faits en agression sexuelle afin de renvoyer l’agresseur en correctionnel est une pratique courante dans les affaires de viol ( pour éviter la lourdeur et la longueur d’un procès d’assise ) et que l’arrêt de renvoi reconnaît que les faits mentionnés dans ma plainte ont été corrobores par l’enquête.

Je n’ai ni le temps ni l’envie de tout relever mais l’article est rempli de formules, d’insinuations, d’opérations rhétoriques qui forment le socle de ce que les féministes dénoncent depuis si longtemps et si justement comme la culture du viol.

Comment après ce genre de texte s’étonner qu’encore aujourd’hui tant de gens renoncent à dire publiquement les faits de violence sexuelle dont elles ou ils sont victimes.

Je remercie toutes celles et tout ceux qui m’ont envoyé, de manière privée ou publique, tant de messages de soutien ou exprimé leur indignation, leur colère, leur dégoût, face à cet article.

Édouard Louis, le 30 janvier 2019