L'AUTRE QUOTIDIEN

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Beaucoup plus qu'un « printemps » ! La révolution à long terme de la région arabe (première partie)

Photo Sudan translators for change

Le rédacteur en chef de ROAR Mag, Joris Leverink, s’est entretenu avec Gilbert Achcar (1), auteur de nombreux ouvrages sur le printemps arabe et la géopolitique de la région, pour tenter de comprendre et donner un cadre à la vague de soulèvements actuelle au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Quelle est la dynamique unique de chaque soulèvement et quelles sont leurs caractéristiques communes ? Pourquoi certains mouvements de protestation ont-ils remporté des victoires historiques, alors que d’autres ont été violemment écrasés ? Dans cette interview en profondeur, Gilbert Achcar répond à ces questions et à bien d’autres. Première partie : le Soudan et l’Algérie.

Joris Leverink : Plus tôt cette année, lorsque les peuples soudanais et algérien sont descendus dans la rue en masse, la question de savoir si nous étions au début d’un « deuxième printemps arabe » s’est posée. Depuis lors, des révoltes de masse ont éclaté en Égypte, au Liban et en Irak - donnant chacune des résultats différents ; et dans ces deux derniers pays, la situation continue de se développer. Vous avez souligné que la terminologie d’un « printemps » arabe était trompeuse au départ, que les révoltes de 2011-13 n’étaient pas un événement saisonnier, mais plutôt le début d’un processus révolutionnaire à long terme. Pourriez-vous expliquer cela ?

Gilbert Achcar : Les événements que nous voyons actuellement dans le monde se déroulent à deux niveaux différents. D’une part, une crise générale du capitalisme néolibéral, exacerbée par la grande récession de 2008. Cette crise a déclenché de nombreuses manifestations sociales à travers le monde et provoqué une polarisation politique exprimée par la montée de l’extrême droite. D’autre part, et heureusement, on voit des développements importants de la gauche radicale dans certains pays, et voilà qui est surprenant, aux États-Unis et au Royaume-Uni aussi.

Dans ce cadre mondial, la chaîne d’événements la plus spectaculaire est celle qui a débuté en Tunisie en décembre 2010 et qui s’est étendue à l’ensemble de la région arabophone en 2011, sous le nom de « Printemps arabe ». Mon argument a été qu’il y avait quelque chose de spécifique à propos de l’onde de choc révolutionnaire dans la région arabe - les pays arabophones du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord - qui a atteint des proportions très spectaculaires. L’année 2011 a été marquée par des soulèvements majeurs dans six pays de la région, tous les autres ayant connu une très forte augmentation des manifestations sociales. La crise générale du néolibéralisme a révélé dans la région arabe une crise structurelle très profonde liée à la nature spécifique de son système étatique.

Le blocage du développement de la région a été exacerbé par la prévalence d’États patrimoniaux rentiers, « patrimoniaux » dans le sens où ils sont gérés par les familles dirigeantes en tant que propriété privée dans les huit monarchies de la région ainsi que dans leurs quelques soit-disant républiques. Le blocage du développement - dont la conséquence la plus frappante est le fait que depuis des décennies la région arabe connaît le taux de chômage des jeunes le plus élevé au monde - a provoqué une gigantesque explosion de troubles sociaux dans la région, qui ne peut être surmontée que par un changement radical englobant ses structures politiques, sociales et économiques.

C’est la raison pour laquelle j’ai souligné dès le début de 2011 que ce n’était que le début d’un processus révolutionnaire à long terme qui se poursuivra pendant des années et des décennies avec une alternance de sursauts et de contrecoups. Il continuera tant qu’il n’y aura pas de changement radical dans la région. C’est en 2013 qu’on a vu la vague révolutionnaire se transformer en réaction contre-révolutionnaire à l’initiative des hommes de l’ancien régime à l’offensive en Syrie, en Égypte, en Tunisie, au Yémen et en Libye. À partir de ce moment, l’euphorie de 2011 a laissé place à la morosité.

Quand ce fut l’euphorie, j’ai mis en garde contre l’illusion que la transformation de la région serait rapide et sans heurts et, quand la morosité s’est installée, j’ai continué d’affirmer qu’il y aurait d’autres soulèvements, d’autres « sources » qui surgiraient.

En effet, les irruptions sociales ont continué à se produire dans tous les pays depuis 2013 : la Tunisie, le Maroc, la Jordanie, l’Irak et le Soudan ont été les plus touchés. Et puis, à partir de décembre 2018 - huit ans exactement après le début de la première vague de soulèvements en 2010 - le mouvement de protestation soudanais est passé en mode de soulèvement, suivi de l’Algérie en février, avec maintenant, depuis octobre, l’Irak atteignant le point d’ébullition, suivi par le Liban. Les médias mondiaux ont commencé à parler d’un « nouveau printemps arabe ».

Ce qui se passe actuellement dans la région arabe prouve qu’il s’agit bien d’un processus révolutionnaire à long terme entamé en 2011.

Ce processus révolutionnaire spécifique à long terme dans la région arabe, pourriez-vous donner quelques-unes de ses caractéristiques ? Qu’est-ce qui est commun à toutes ces différentes révoltes ?

Gilbert Achcar : Elles ont en commun le rejet des régimes politiques tenus responsables de conditions sociales et économiques de plus en plus intolérables. Le chômage des jeunes dans la région arabe affecte les jeunes diplômés de manière disproportionnée dans cette partie du Sud, caractérisée par un taux d’inscription relativement élevé dans l’enseignement supérieur. Si on va au-delà des questions spécifiques naturelles de chaque pays, les soulèvements qui ont lieu sont principalement des rébellions de jeunes où ce sont justement des jeunes instruits qui jouent un rôle primordial.

Outre les différences inhérentes à chaque pays, plusieurs thèmes sont communs à toutes les révoltes régionales : un désir d’égalité sociale - ce que les manifestants appellent la « justice sociale » - et un changement radical des conditions économiques. Ils veulent les moyens de mener une vie digne, à commencer par un travail décent.

La liberté et la démocratie sont d’autres thèmes communs à ces révoltes : de même que les libertés politiques et culturelles et la souveraineté du peuple. Les manifestations et les soulèvements ont fait preuve de beaucoup de créativité culturelle, comme cela se produit normalement avec les processus révolutionnaires - du moins dans leurs phases pacifiques. J’ai récemment cité la phrase de Jean-Paul Sartre sur les manifestations de mai 68 en France : « L’imagination au pouvoir ». Ce sont quelques-unes des aspirations communes et des traits communs des luttes de la région menées par la nouvelle génération.

Les récentes révoltes au Soudan et en Algérie ont toutes deux enregistré des succès notables : la destitution de leurs dirigeants autoritaires respectifs à long terme et une avancée en faveur de la démocratisation de leurs systèmes politiques. Bien sûr, reste à voir ce qu’il adviendra, sur le long terme, de ces victoires à court terme ; ce qu’elles ont accompli jusqu’à présent est remarquable. Quel a été le secret du succès des soulèvements au Soudan et en Algérie ? Et quels sont les défis à venir pour les mouvements dans les deux pays au cours des prochains mois et peut-être même des années ?

Gilbert Achcar :
Les soulèvements en Algérie et au Soudan sont les deux événements les plus importants de la deuxième vague du processus révolutionnaire régional. Ils ont des similitudes évidentes, mais ils sont différents sur un point clé : le leadership de la lutte ; en conséquence, et au-delà du renversement du président, ce point majeur a donné des résultats différents dans chaque pays. Au Soudan, Omar al-Bashir a présidé une dictature militaire qui travaillait en étroite alliance avec les fondamentalistes islamiques depuis 1989, année du coup d’état dirigé par al-Bashir. En Algérie, l’armée avait coopté en 1999 un civil, Abdelaziz Bouteflika, dans le rôle de président. Dans les deux pays, le soulèvement de masse a poussé l’armée à destituer le président.

Mais ce ne sont pas des victoires exceptionnelles. Des événements similaires se sont produits en Tunisie en 2011, où le président a été démis de ses fonctions par le complexe sécurité-armée. En Égypte, un mois plus tard, le président a été démis de ses fonctions par l’armée, à l’instar de ce qui s’est passé récemment au Soudan et en Algérie.

Cependant, les mouvements populaires de ces deux derniers pays ont tiré les leçons des événements égyptiens. Les processus révolutionnaires prolongés sont aussi des courbes d’apprentissage : les mouvements populaires tirent les leçons des expériences révolutionnaires précédentes et prennent un soin particulier à ne pas répéter leurs erreurs. Les Soudanais et les Algériens ont évité le piège dans lequel les Égyptiens étaient tombés lorsqu’ils s’étaient fait des illusions sur les intentions démocratiques de l’armée. Lorsque l’armée égyptienne a destitué Hosni Moubarak du pouvoir en février 2011, puis de nouveau en juillet 2013, son successeur, Mohamed Morsi, a été accueilli favorablement par les masses convaincues que l’armée allait instaurer la démocratie.

Les masses soudanaises et algériennes ne se faisaient pas de telles illusions. Dans les deux pays, les soulèvements ont continué à défier l’armée. Ils ont compris que l’armée, en destituant le président, ne cherchait qu’à préserver son pouvoir dictatorial. C’étaient des coups d’État conservateurs, pas même des coups d’État réformistes. Les Soudanais et les Algériens l’ont compris et ont maintenu leur mouvement. Depuis plusieurs mois, il est de tradition en Algérie d’organiser d’énormes manifestations populaires tous les vendredis, rejetant explicitement tout ce que l’armée propose comme moyen de sortir de la crise.

Mais la principale différence entre les deux mouvements - une différence extrêmement importante en fait - est qu’il n’y a pas de leadership reconnu du mouvement de masse en Algérie, alors qu’il en existe très clairement un au Soudan. En Algérie, le commandement de l’armée se comporte donc comme s’il pouvait ignorer le mouvement populaire. Ils ont fixé une date pour une nouvelle élection présidentielle en décembre, même si le mouvement de masse la rejette sans ambiguïté. Les militaires montrent néanmoins leur détermination à tenir les élections, mais il n’est pas certain qu’ils y parviendront. Le problème est cependant qu’il n’y a pas de proposition alternative portée par un organe représentatif des masses sur la table : aucun groupe de personnes ne peut parler au nom du mouvement de masse.

Au Soudan, en revanche, la force motrice du mouvement est la Sudanese Professionals Association (SPA), qui a été créée en 2016 en tant que réseau clandestin d’associations d’enseignants, de journalistes, de médecins, de juristes et d’autres professions. Le rôle joué par la SPA a été décisif pour jeter les bases de ce qui a finalement conduit au soulèvement populaire. Ils ont ensuite convoqué une coalition de forces qui comprenait, avec leur association, des groupes féministes, quelques partis politiques et certains des groupes armés menant des luttes ethniques contre le régime. Cette coalition est devenue la direction reconnue du soulèvement et l’armée n’a pas eu d’autre choix que de négocier avec eux.

Après des mois de lutte, incluant des épisodes tragiques, lorsqu’une partie de l’armée a tenté de réprimer le mouvement dans le sang, les deux parties sont parvenues à un compromis, qui ne peut être que provisoire. J’ai décrit la situation comme une situation de double pouvoir - ils ont formé un organe directeur dans lequel les deux pouvoirs opposés sont représentés : l’armée et le mouvement populaire. Il est difficile de dire combien de temps ils vont coexister, mais ce qui est certain, c’est qu’ils ne peuvent pas coexister pour toujours. L’un des deux finira par l’emporter de manière décisive sur l’autre.

Néanmoins, le mouvement au Soudan a déjà beaucoup plus progressé et va bien au-delà de ce qui a été accompli en Algérie, où les militaires ignorent ou prétendent ignorer le mouvement populaire. L’organisation sociale de base que la SPA avait constituée au Soudan s’est développée de manière massive au début du soulèvement : elle a été rejointe par des syndicats indépendants qui se sont multipliés dans divers secteurs jusqu’à ce qu’elle finisse par organiser la majeure partie de la classe ouvrière du pays. Ce type de leadership, ce réseau coordonné de syndicats et d’associations, est le type de leadership le plus avancé apparu dans la région depuis 2011 et c’est devenu un modèle : en Irak et au Liban, des efforts sont en cours pour s’organiser sur le modèle soudanais.

La 2e partie de cette entrevue paraîtra la semaine prochaine : Les mobilisations en Égypte, au Liban, en Iran et en Irak.

Note

(1) Gilbert Achcar a grandi au Liban et enseigne les études de développement et les relations internationales à la SOAS de Londres. Parmi ses livres, citons “The Clash of Barbarisms“, publié dans une deuxième édition élargie en 2006 ; un livre de dialogues avec Noam Chomsky sur le Moyen-Orient, “Une puissance périlleuse : la politique étrangère du Moyen-Orient et des États-Unis” (2e édition en 2008) ; et “Les Arabes et l’Holocauste : La guerre des narrations israélo-arabe” (2010). Il est membre du parti travailliste de Kingston.