Marx et la laïcité - sa réponse vous surprendra

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Comment penser la laïcité aujourd’hui dans le contexte du "retour du religieux" sans céder à l’islamophobie ambiante ? Dans l’extrait ci-dessous, Marx offre des clés intéressantes pour ce faire, arrimant la laïcité à l’émancipation réelle et universelle. “S’émanciper politiquement de la religion, ce n’est pas s’émanciper de façon parfaite et non contradictoire, parce que l’émancipation politique n’est pas le mode parfait, le mode non contradictoire de l’émancipation humaine.” Surprise, non ?

Il est des thèmes du discours public qui sont devenus au fil du temps des marqueurs incontournables des nationalismes contemporains. La "place de l’islam en France", l’obsession du voile dans l’espace public et "la laïcité" en sont. L’historien Enzo Traverso soulignait dans “Les nouveaux visages du fascisme” (Textuel, 2016) ce trait spécifique des extrêmes droites contemporaines par rapport aux fascismes et extrêmes droites de la première moitié du XXe siècle : l’islamophobie est au cœur de leur idéologie et de leur politique.

Depuis la fin août, Emmanuel Macron, Jean-Michel Blanquer, Julien Odoul, Henri Peña-Ruiz mais aussi Eric Zemmour ont chacun à leur manière évoqué les principes de la laïcité pour pointer du doigt l’islam dans l’espace public. La question divise jusque dans les gauches (politiques, syndicales, associatives, intellectuelles). Comment penser la laïcité aujourd’hui dans le contexte du "retour du religieux" sans céder à l’islamophobie ambiante ? Dans l’extrait ci-dessous, Marx offre des clés intéressantes pour ce faire, arrimant la laïcité à l’émancipation réelle et universelle.

Cet extrait est issu de son essai "A propos de la question juive", initialement publié à Paris dans les “Annales franco-allemandes”, en 1844. Marx écrit cet essai critique pendant son séjour à Kreuznach en 1843 au cours duquel il rencontre le "président des israélites qui [lui] demande de rédiger une pétition en faveur des juifs, destinée à la Diète", ce qu’il accepte. (Citation d’une lettre de Marx à Arnold Ruge, tirée de la notice de Maximilien Rubel sur l’essai "A propos de la question juive"). Dans la première partie de cet essai critique de l’ouvrage de Bruno Bauer intitulé “La Question juive”, Marx construit un plaidoyer en faveur de l’émancipation politique des juifs. Face à Bruno Bauer qui reproche aux juifs d’exiger que l’État abandonne toute référence à la religion chrétienne sans qu’ils abandonnent, eux, leur religion, Marx défend l’émancipation politique des Juifs par l’État sécularisé et laïque. Il tente surtout de poser la problématique de l’émancipation avec justesse, sans se contenter des illusions libérales-démocratiques de la séparation de l’État et des cultes. Car en effet, aux yeux de Marx, l’émancipation de la religion ne peut s’arrêter à cette étape politique : elle est appelée à aller plus loin, à être réelle et universelle.Marx écrit : "Selon l’État où demeure le juif, la question juive se pose en termes différents. En Allemagne, où l’État politique, l’État en tant qu’État, n’existe pas, la question juive est une question purement théologique. Le juif se trouve en conflit religieux avec l’État, qui reconnaît le christianisme comme son fondement. (...) En France, dans l’État constitutionnel, la question juive est la question du constitutionnalisme, la question de l’inachèvement de l’émancipation politique. Comme l’apparence d’une religion d’État subsiste ici, même si c’est sous la forme, vaine et en soi contradictoire, d’une religion de la majorité, la position des juifs à l’égard de l’État conserve l’apparence d’une opposition religieuse, théologique. C’est seulement dans les États libres de l’Amérique du Nord - du moins dans certains d’entre eux - que la question juive perd sa signification théologique pour devenir une question vraiment séculière. C’est seulement là où l’État politique a atteint son plein développement que le rapport du juif, ou, en général, de l’homme religieux à cet État, c’est-à-dire le rapport de la religion à l’État, peut ressortir dans sa particularité et dans sa pureté. (...) Il n’existe aux États-Unis ni religion d’État, ni religion déclarée celle de la majorité, ni prééminence d’un culte sur un autre. L’État est étranger à tous les cultes." (“Marie ou l’Esclavage aux États-Unis”, etc., par G. De Beaumont, Paris, 1835) (...) Et pourtant, l’Amérique du Nord est par excellence le pays de la religiosité, comme l’affirment à l’unisson Beaumont, Tocqueville et le Britannique Hamilton. Mais les États d’Amérique du Nord ne sont ici qu’un exemple. La question est la suivante : quel est le rapport entre une émancipation politique achevée et la religion ? Puisque nous constatons que la religion non seulement existe dans les pays de l’émancipation politique la plus achevée, mais qu’elle y mène une existence vivace et florissante, la preuve est faite que la présence de la religion n’est pas incompatible avec l’épanouissement de l’État. Mais comme la présence de la religion révèle la présence d’une tare, la source de cette tare ne peut être recherchée que dans la nature même de l’État. La religion n’est plus pour nous la cause du parti pris profane, elle en est la manifestation. Voilà pourquoi nous expliquons les préventions religieuses des citoyens libres par leurs préventions profanes. Nous ne prétendons nullement qu’ils doivent surmonter leur étroitesse religieuse pour surmonter leurs limites profanes. Nous prétendons qu’ils surmontent leur limitation religieuse, du moment qu’ils surmontent leurs limites profanes. Nous ne transformons pas les questions profanes en questions théologiques. Nous transformons les questions théologiques en questions profanes. L’histoire ayant été assez longtemps absorbée par la superstition, nous faisons absorber la superstition par l’histoire. (...) L’émancipation politique du juif, du chrétien, de l’homme religieux en général, c’est l’émancipation de l’État par rapport au judaïsme, au christianisme, à la religion en général. Sous sa forme particulière, selon le mode particulier de sa nature, l’État en tant que tel s’émancipe de la religion en s’émancipant de la religion d’État, c’est-à-dire quand, en tant qu’État, il ne professe aucune religion, mais professe plutôt qu’il est l’État. S’émanciper politiquement de la religion, ce n’est pas s’émanciper de façon parfaite et non contradictoire, parce que l’émancipation politique n’est pas le mode parfait, le mode non contradictoire de l’émancipation humaine."

Dans ce qui précède, il est tout d’abord intéressant de noter que Marx fait de la religion une partie intégrante de la modernité de son temps, contrairement à ce qu’on a pu lui faire dire en matière de religion. La société américaine du XIXe siècle en fournit la preuve irréfutable. Croyances et pratiques religieuses n’ont rien d’une impureté appelée à disparaître sous l’effet des transformations culturelles et sociales du monde moderne. Par conséquent, l’émancipation de Dieu, des clercs et de la religion, ne peut être qu’incomplète dans l’État moderne ayant pris acte de la séparation de l’État et des cultes religieux.

Ensuite, il importe de saisir la démarche matérialiste dans la critique de Marx, suivant sa visée d’émancipation humaine. Aux religions, Marx n’oppose pas une critique suivant des principes et des valeurs : il s’intéresse avant tout aux racines terrestres des religions, à leurs conditions de possibilité, pour les critiquer, s’y attaquer politiquement et ouvrir les possibles de l’émancipation humaine. C’est entre autres à ce parti pris que Daniel Bensaïd rendait hommage dans son “Éloge de la politique profane” (2011). Marx l’explique sans détour dans cette formule radicalement matérialiste : "Nous ne transformons pas les questions profanes en questions théologiques. Nous transformons les questions théologiques en questions profanes." Ces lignes résonnent aujourd’hui comme une critique matérialiste de gauche de tous les discours qui n’en finissent pas d’opposer les "valeurs de la République" aux croyants musulmans tout en occultant sciemment tout ce qui dans les rapports sociaux, les relations internationales et la longue durée des sociétés contribue à donner corps aux différents islams et aux "musulmans".

En ce sens, nous pouvons retenir de ce matérialisme militant de Marx que le terrain de la politique est celui des "questions profanes", où la raison de chacun est appelée à juger des arguments de chaque parti à partir de la vie telle qu’elle se donne à voir aux yeux de tou.te.s de manière immédiate ; et inversement, que le terrain de la politique démocratique ne peut être celui des "questions théologiques", où le sacré exclut le profane, où les symboles d’appartenance remplacent les idées, où les réflexes identitaires et la peur anesthésient l’intelligence collective du corps politique.

Dans ce même essai, Marx identifie plus loin le secret de l’inachèvement contradictoire de l’État sécularisé, laïque et moderne. Il écrit :

"Là où l’État politique est parvenu à son épanouissement véritable, l’homme mène, non seulement dans la pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une vie double, une vie céleste et terrestre : la vie dans la communauté politique où il s’affirme comme un être communautaire et la vie dans la société civile, où il agit en homme privé, considère les autres comme des moyens, se ravale lui-même au rang de moyen et devient le jouet de puissances étrangères. L’État politique se comporte envers la société civile d’une manière aussi spiritualiste que le ciel envers la terre. Il se trouve envers elle dans la même opposition, il en vient à bout de la même manière que la religion surmonte la limitation du monde profane, c’est-à-dire qu’il est de nouveau contraint de la reconnaître, de la rétablir et de se laisser lui-même dominer par elle. Dans sa réalité la plus immédiate, dans la société civile, l’homme est un être profane. Et c’est justement là où, à ses propres yeux et aux yeux des autres, il passe pour un individu réel, qu’il est une figure sans vérité. En revanche, dans l’État, où il est considéré comme un être générique, l’homme est le membre imaginaire d’une souveraineté illusoire, dépouillé de sa vie réelle d’individu et empli d’une universalité irréelle. (...) Assurément l’émancipation politique constitue un grand progrès ; ce n’est certes pas la forme ultime de l’émancipation humaine en général, mais c’est la dernière forme de l’émancipation humaine à l’intérieur de l’ordre mondial tel qu’il a existé jusqu’ici. Entendons-nous bien : nous parlons ici de l’émancipation réelle, pratique. (...) Le dédoublement de l’homme en l’homme public et en l’homme privé, le déplacement de la religion passant de la sphère de l’État dans celle de la société civile, cela ne constitue pas une étape mais l’achèvement de l’émancipation politique, qui ne supprime donc pas la religiosité réelle de l’homme, et qui, du reste, ne cherche pas à la supprimer."

L’approche de Marx anticipe ci-dessus les "religions civiles" nationales du XXe siècle, étudiées par les historiens de la Première Guerre mondiale par exemple. Car, en effet, ici, "l’État politique se comporte envers la société civile d’une manière aussi spiritualiste que le ciel envers la terre." Tel a été le cas au cours des moments forts où une collectivité nationale traverse une crise : l’État impose à tous les "hommes privés" de n’être que des "hommes publics", de se conformer aux normes de la collectivité nationale, en conformité avec l’orthodoxie commune. Le discours laïque et républicain a, semble-t-il, subi un glissement vers une telle orthodoxie au lendemain des attaques terroristes de 2015.

Pour autant, Marx maintient que "l’émancipation politique constitue un grand progrès". Autrement dit, la laïcité de l’État moderne libéral est une conquête majeure face à l’Ancien régime où le religieux et le politique étaient indissociables. C’est un progrès car la liberté humaine a de ce fait progressé pour tou.te.s. Mais contrairement à la pensée libérale, Marx ne s’arrête pas là ; il ne peut se contenter de cette laïcité qui "ne supprime donc pas la religiosité réelle de l’homme, et qui, du reste, ne cherche pas à la supprimer" puisqu’elle n’est qu’une étape dans l’émancipation des êtres humains face aux puissances sociales qui les oppriment. D’où une recherche chez Marx, proprement dialectique, d’une voie pour le dépassement des limites inhérentes de l’émancipation laïque, par l’action politique. Avec pour l’horizon l’émancipation "réelle, pratique" de l’humanité à l’égard des dieux et autres fétiches sociaux réifiés, Marx cherche à identifier les contradictions réelles de l’État libéral moderne à l’égard des religions, pour y situer sa praxis politique d’émancipation. C’est ainsi qu’il aborde le dédoublement de la vie dans les États libéraux modernes en deux sphères distinctes : une vie publique et une vie privée.

Le dédoublement entre une vie publique des citoyens et une vie privée des individus est au cœur des débats actuels autour de la laïcité. Par l’effet cumulé des politiques néolibérales visant à instituer une "société de marché", la configuration du public et du privé héritée des années 1980 a été totalement bouleversée aux dépens du premier. Les travaux des sciences sociales à ce sujet convergent sur le constat empirique suivant : l’espace privé a sans cesse avancé aux dépens de l’espace public au cours des quarante dernières années. Un tel rappel permet donc de renouer avec la critique de Marx : "Nous ne prétendons nullement qu’ils doivent surmonter leur étroitesse religieuse pour surmonter leurs limites profanes. Nous prétendons qu’ils surmontent leur limitation religieuse, du moment qu’ils surmontent leurs limites profanes. Nous ne transformons pas les questions profanes en questions théologiques. Nous transformons les questions théologiques en questions profanes."

Tel peut être, tel doit être, le parti pris laïque de ceux et celles attaché.e.s à l’émancipation, sans concession face aux nationalismes et aux obscurantismes, quels qu’ils soient. En ces temps de déchaînement des discours de haine, Marx sonne comme un appel ouvert à renouveler cette maxime de Spinoza qui projette ses "lumières radicales" sur nous jusqu’à aujourd’hui : "Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre" (Traité politique, 1677).

DIMITRIS FASFALIS

Les extraits cités ci-dessus sont tirés de "A propos de la question juive" dans Karl Marx, Philosophie, édition établie par Maximilien Rubel, Gallimard, 1968, p. 53-61. L’essai de Marx ne circulera véritablement qu’en 1902 grâce à Franz Mehring, puis plus tard dans la MEGA en 1927.