Les APL et Versailles, un an d’entreprise. Par André Markowicz

Il y a, comme ça, des catapultages : je lis que c’est en France que les dividendes des patrons d’entreprises sont les plus grands — en France, et pas, je ne sais pas, aux USA ou au Royaume-Uni ; j’ai du mal à y croire, mais c’est vrai, et puis, juste deux-trois jours plus tard, je vois différents ministres expliquer qu’il faut rogner sur les dépenses sociales, et que si, après ces réformes, il y a des « perdants, eh bien, soit ». Et je repense au beau discours de notre président récipiendaire du prix Charlemagne, — il fait toujours de beaux discours, je le dis sans ironie aucune, — expliquant, au détour d’une phrase que, « baisser la dépense publique, c’est la seule façon de faire avancer l’Europe »… Et je me dis : je caricature, ou je ne caricature pas ? Je ne caricature pas. Je constate juste une évidence. Ce qui dirige, c’est le libéralisme le plus ouvert et le plus triomphant.

Je relis les chroniques que j’ai faites il y a un an, — au moment de sa victoire. Je regarde cette année, — je reste sidéré. Sidéré par cet effondrement du système politique après un an de présidence Macron. — D’abord, évidemment, est-ce que je regrette d’avoir voté Macron au deuxième tour ? — Pas un instant. Parce que, comme la plupart des gens, je n’ai pas voté pour Macron, mais contre le Front National, et que c’est la caractéristique du Front National de supprimer tout débat par sa seule existence. C’est à ça qu’il sert. Contre le Front National, là, dans ces conditions (alors même que je m’étais abstenu en 2002), j’aurais voté n’importe qui. Et donc, d’ores et déjà, il n’y avait pas moyen de faire un choix. Il y avait juste moyen de poser une barrière, de retarder, peut-être, l’échéance.

Aujourd’hui, qu’en est-il ? Le danger n’est pas le FN en lui-même mais le fait que les barrières sont de plus en plus lâches entre le FN et la droite dite « institutionnelle » de Wauquiez. La droitisation de la droite marque une nouvelle étape de la conquête de la France par les Le Pen, par « d’autres chemins », comme on dit. Il y a donc un bloc de droite, en cours de formation, englobant le FN, peu à peu, selon, comme le disait Le Pen père, la «tactique de la potiche chinoise », c’est-à-dire par petites touches, petites déclarations, propositions qu’on pourrait croire disjointes, comme, par exemple, parmi des dizaines d’autres exemples, cette proposition de lois émanant de députés « républicains » d’interdire le droit de grève « politique ».

Il y a, de l’autre côté, les socialistes — dont ce qui est sidérant est la vitesse avec laquelle ils ont disparu, et comment ils restent, aujourd’hui encore, dans le néant. Ils ne sont plus là, tout simplement.

Et puis, il y a les « Insoumis » — qui portent une protestation, et, très souvent, des propositions nécessaires, mais… comment puis-je écouter Mélenchon ? Pour le 8 mai, par exemple, non seulement il était à Moscou, mais il participait à cette manifestation honteuse, nationaliste, de Poutine, « le régiment immortel » qui fait reprendre à la population entière du pays non seulement la mémoire de la guerre — ça, je l’ai dit assez souvent, cette mémoire, elle est toujours vivante — mais une mémoire de la guerre matinée de principes tsaristes, orthodoxes et dirigée contre les pays occidentaux. 
Et puis, très souvent, dans les slogans des manifestations contre Macron, j’entends une haine d’une violence telle qu’elle me glace le sang. Parce que cette violence porte en elle-même sa défaite. — Elle ne peut amener qu’à la marginalisation, et ce, d’autant plus que, ce que je sens chez les Insoumis, c’est justement ça : l’agglomération des révoltes, chez des gens très divers, et qui, le plus souvent, n’ont en commun que cela, d’être révoltés. — Et puis, il faut quand même que je le dise : il y a toute une frange, pas majoritaire (loin de là), mais importante, à l’intérieur, de gens qui, par solidarité avec les Palestiniens, n’hésitent pas à passer de l’antisionisme à… autre chose. Et ça, vraiment, ça risque, à terme, de transformer cette gauche-là en miroir inversé du FN.

Tout ça est clair. Et donc, l’impression que, sur ce terrain-là, Macron a fait place vide : aucune véritable opposition politique. Dès lors, les mouvements syndicaux contre la casse du service public ne peuvent-ils qu’être isolés, — catégoriels, et, là encore, c’est la politique habituelle du morcellement, de l’étouffement par la fatigue, par, finalement, le dégoût. Et pourtant, ces mouvements sociaux, c’est le bien commun qu’ils essaient de défendre.

Mais à cela s’ajoute aujourd’hui un fait nouveau : nous avons, oui, un président. Et c’est un président qui ne ment pas — qui dit très clairement ce qu’il fait, et ce qu’il pense, et ce qu’il est. Il suffit de l’écouter.

On s’en souvient peut-être, — les « amis » de d’Ormesson incarnant pour Macron « le génie national » et énumérés lors de l’hommage aux Invalides, ils venaient tous, à deux ou trois exceptions près, de la droite dure, dont la caractéristique essentielle était la haine, le mépris du peuple, de la masse — de la foule.

Et donc, j’ai regardé, comme toujours en retard, par les hasards de youtube, l’interview donnée par le président à FR3, — celle où il parle de l’APL (et je voudrais saluer la tribune courageuse, formidable, de Claire Lasnes Darcueil dans « Le Monde » consacrée à ça — à la République et à la formation). Je l’ai regardée entièrement. Elle est, me semble-t-il, fondamentale pour comprendre ce qui nous arrive, — et d’abord, pour ne plus y revenir, par le larbinisme apeuré du journaliste (digne, hélas, de celui de la presse russe vis-à-vis de Poutine) : on sent que le journaliste est là pour faire plaisir, et qu’il comprend qu’il sera mangé tout cru, — qu’il veut montrer qu’il est gentil quand même et que le service public n’est pas contre le président… Mais, passons.

Ce qui est passionnant dans l’interview de FR3, ce n’est pas seulement cette opposition entre le colonel Beltrame et les APL, c’est ce qui l’amène. Le président dit ceci : « La faiblesse de nos démocraties contemporaines, c’est le nihilisme et l’affaissement moral post-moderne — je pense que quand on ne croit plus vraiment dans les choses ou quand on est dans le relativisme constant — plus rien ne vaut rien —et c’est au fond le traitement de ceux qui aspirent à devenir des petits-bourgeois — soit ils le sont socialement soit ce sont les petits-bourgeois de la pensée — au fond, il n’y a plus d’aventure importante parce qu’on ne risque plus notre vie — et même l’amour a moins de sel parce qu’il est rendu possible — les histoires amoureuses sont possibles parce qu’il y a des interdits, elles sont belles et grandes parce qu’il y a des interdits — s’il n’y avait pas eu quelque chose de tragique ou des interdits jamais « Roméo et Juliette » ou quoi que ce soit n’aurait été écrit, il n’y aurait que le « cuckoo clock » comme dit Orson Welles. »

Dieu me préserve de commenter l’allusion visiblement personnelle sur l’amour et l’interdit (qui est, quoi qu’on dise, une des choses qui rendrait Macron tout à fait sympathique).

On connaît la citation du « Troisième homme » : « En Italie, pendant trente ans sous les Borgia, ils ont eu la guerre, la terreur, le meurtre, les massacres, mais ils ont produit Michel Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance… En Suisse, ils avaient l’amour fraternel. Ils ont eu cinq cents ans de démocratie et de paix, et qu’est-ce qu’ils ont produit : la pendule à coucou… » Et passons, là encore, sur le fait que ce que dit le personnage de Welles est faux : alors que les Borgia régnaient à Florence, la Suisse était un Etat fort, qui a toujours su préserver son indépendance. Et, la pendule à coucou, c’est un truc bavarois.
L’idée est claire : ce qui compte, dans la vie, ce n’est pas le confort bourgeois, ce n’est pas la paix, la vie normale des gens, qui est terne, sans intérêt, — ce sont les grandes entreprises, les personnalités fortes. — Il s’agit d’une profession de foi… romantique, au sens littéraire du terme. Ne font l’histoire que les « hommes du destin » — en gros, Napoléon. Et peu importe le prix de la gloire.

Et donc, le sens, pour les APL, est clair aussi : pourquoi les gens viennent-ils m’emmerder avec des histoires de 5 euros (ou de cinquante, c’est censément pareil) quand nous avons un grand dessein ? Il y a des gens qui restent sur le chemin, — c’est tant pis. Parce que ces gens-là, personne ne s’en souviendra, ils ne font rien de leur vie. Ils sont pauvres, et, leur idéal, c’est d’être des petits-bourgeois (ceci, évidemment, dit par quelqu’un qui est lui-même un grand bourgeois).

Le journaliste de FR3 interroge le président sur Versailles, puisque c’est à Versailles que l’interview se déroule. Et, là, le président de la République répond ceci : Versailles n’est pas qu’un lieu de la royauté. «c’est un lieu où la République s’est retranchée lorsqu’elle était menacée ». — Sur le coup, j’ai pensé qu’il avait fait un lapsus, ou que, je ne sais pas, il confondait Bordeaux et Versailles. Ou bien que j’avais oublié un épisode. Mais, dites, c’est ça, non ? — Quand est-ce que la République s’est réfugiée à Versailles quand elle était menacée ? (chaque mot compte) : pendant la Commune de Paris, et seulement là. — Et vous vous souvenez ce qui s’était passé à Versailles juste deux-trois mois avant ? C’est là que Bismark avait proclamé l’Empire allemand...

C’est la première fois, à ma connaissance, qu’un président de la République prend officiellement le parti des Versaillais. — Evidemment que la Commune a toujours été haïe par tous les pouvoirs en place, — mais, je ne sais pas, je n’avais jamais entendu à ce jour un président de la République se revendiquer de l’héritage de M. Thiers, et, donc, de celui de la Semaine Sanglante. — Il ne s’agit pas, on comprend bien, d’envoyer l’armée contre les manifestants ou les grévistes. Il s’agit de dire que, oui, maintenant, nous sommes vraiment entrés dans une phase décisive de la reconquête. On ne prendra plus de gants. Maintenant, vraiment, le pouvoir de l’entreprise sera « hors de danger ».

Je termine cette chronique le 28 mai. Y a-t-il eu des morts versaillais, le 28 mai 1871, sur les dernières barricades, rue Ramponeau ou bien rue Oberkampf ? Peut-être, l’année prochaine, on leur organise un hommage national ?

André Markowicz, le 28 mai 2018

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses célèbres posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime, entre deux travaux littéraires, sur les "affaires du monde". Nous lui en sommes reconnaissants.