Ah que la guerre sociale est jolie vue des plateaux des chaînes d'info...

C'est plutôt bon signe. La panique commence à gagner les plateaux des chaines d'info en continue. Depuis des lustres, CNews, BFM TV, LCI et consorts ronronnaient tranquillement nous divertissant habilement avec les rebondissements autour de l'héritage du Jauni, célébraient l'exemple du colonel Beltram, avec cérémonies nationales in extenso et se repaissaient avec une curiosité malsaine des aveux distillés par Nordahl Lelandais, aspirant criminel en série. Et puis, too bad, il a fallu revenir au politique avec la grève des cheminots.

Au premier jour de grève, les garde-chiourmes du pouvoir ont joué, sans surprise, le rôle qui leur était assigné. Directs, duplex et micro-trottoirs des usagers "pris en otages" s'enchaînent du journal de 8h à celui de la mi-journée. Pour le soir, ce sera la galère du retour. Un refrain bien connu mais un cahier des charges que les "reporters" envoyés sur le terrain -entendez dans les différentes gares de France et de Navarre- peinent à remplir. Sur BFM TV (Groupe Altice/SFR Média), une journaliste, qui fait pourtant de son mieux pour nous pourvoir en images de passagers en colère et en récriminations diverses, doit avouer à regret "vous allez croire qu'ici c'est les Bisounours". Naaân, sans déconner ! Heureusement, elle a juste eu le temps de monter son sujet avec deux voyageuses dont une qui trouve que vraiment "cette grève c'est intolérable".

Tout au long de la journée de mardi, les commentateurs s'excitent sur ce "bras de fer entre le gouvernement et les cheminots" et nous expliquent que la vraie bataille du rail est celle de l'opinion, certains qu'ils sont que les usagers sont remontés contre ces nantis de cheminots. On en oublierait presque que les salariés d'Air France, les électriciens de Energie, les éboueurs et les étudiants sont aussi de la partie. 

Pascal Praud s'énerve sur CNews (groupe Bolloré), qui comme ses consoeurs de l'info continue titre "Grève SNCF : mardi noir pour les usagers". "On ne peut toucher à rien", s'exaspère-t-il, en parlant du statut des cheminots et recycle les poncifs avec ces privilégiés "qui partent en retraite à 52 ans". Au point de bousculer les invités du plateau de la matinale, la bien mal nommée "l'heure des pros", annonçant "la galère a commencé". "Damien vous allez nous expliquer votre périple depuis Tourcoing" interroge Pascal Praud. Sur une chaîne rivale (BFM TV ?) des journalistes tentent, forcément au péril de leur vie, de gagner Paris depuis Orléans.

L'image des passagers envahissant les voies à la Gare de Lyon repasse en boucle sur toutes les chaînes. Et celles de passagers prenant d'assaut les rares trains qui circulent. Les directeurs des chaînes d'info ont trouvé là le scandale du jour et ne s'en lassent pas. Pascal Praud s'énerve même -encore !- contre un chroniqueur habitué de la châine qui a le malheur d'estimer que le gouvernement est fondé à appliquer son programme -l'hallali contre le statut des cheminots du n'y figurait pas- mais que les syndicats qu'on amuse avec une concertation d'opérette sont aussi légitimes à la dénoncer. Décidément, si même les copains refusent de valider la légitimité de "la réforme", tout fout le camp, ma brave dame. 

Il y a quand même cette femme qui explique, sur un quai de gare, et sur des images de LCI, être en période d'essai et qui risque son boulot, mais qui se dit solidaire des cheminots, parce que ce qui les touche, un jour il nous touchera, il touchera plein d'autres Français". Et puis ces cheminots remontés à bloc. "On savait parfaitement que dès qu'on touche à la SNCF, c'est compliqué", doit reconnaître le député LREM Gilles Legendre, qui ajoute que "ce n'est pas parce que c'est compliqué qu'il ne fallait pas le faire". L'ex président de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations, qui a dû démissionner car il avait cumulé avec des fonctions de conseil auprès de l’assureur Générali France, tente de recycler une fois de plus les éléments de langage diffusés par mail aux militants du parti présidentiel : "la privatisation c'est faux -mais alors pourquoi transformer l'entreprise en société anonyme- la fin du statut des cheminots, c'est faux -mais celui-ci est quand même appelé à s'éteindre au fur des départs en retraite-, et "nous voulons réussir cette réforme pour les usagers et les cheminots".

Le mercredi, avec David Pujadas, on en rajoute sur le plateau de LCI. Un débat contradictoire, puisqu'il oppose le "très modéré" Ivan Rioufol, partisan du "grand remplacement", concept lancé par l'écrivain d'extrême droite Renaud Camus, trop occulté selon lui, dans son bloc-notes hebdomadaire du Figaro à d'autres grandes voix contestataires : Jérôme Jaffré, ex-directeur de la Sofres, également éditorialiste au Monde et fondateur d'un centre d'études de l'opinion qui vend probablement ses études et analyses fort cher à ses copains de la politique et des médias. Il y a aussi Patrick Weil, ex-compagnon de route de deux gouvernements socialistes, mais qu'on se rassure il n'est pas là pour déranger les autres, dont Christine Kerdellant, directrice de la rédaaction de l'Usine nouvelle, qui appartient au groupe GISI, un cador de la presse professionnelle, présent aussi dans l'assurance en Grande-Bretagne et leader du B2B.

La directrice de la rédaction de l'Usine, qui n'est pas vraiment nouvelle, puisqu'elle a été fondé en 1891, selon wikipedia, en tant qu' "organe de l'industrie des Ardennes et du Nord Est", vient de sortir un bouquin sur "le suicide du capitalisme". Une audace à faire frémir dans le landernau de la politique et des médias. Elle est sans doute la caution "de gauche" de ce plateau, mais ne fait pas le rapport entre "ces nouveaux capitalistes sans foi ni loi" que son livre dénonce et la réforme de l'entreprise ferroviaire en cours. Cette gauche socialiste bon teint c'est une gauche morte et enterrée dont personne ne veut plus. En fin d'émission, elle aura quand même réussi à placer que "les extrêmes disent la même chose, il faut renoncer à la concurrence, alors que la concurrence, elle est inévitable".

Hier, la fébrilité a gagné les éditorialistes, experts et commentateurs à la petite semaine, qui ont appris l'expression "convergence des luttes". Et si les grévistes gagnaient ? Et si le mécontentement gagnaient l'ensemble des universités ? Et si les Français finalement n'étaient pas aussi cons et manipulables ? Il suffisait de voir le changement de ton du plateau de Pujadas hier soir. Avec Benjamin Coriat, économiste atterré et pugnace, face à Décidément l'heure est grave, à voir plus tard l'air abattu de Fabien Namias, ex directeur de l'information d'Europe 1, recyclé sur LCI. Il faut les comprendre : à force de s'étourdir à grand renfort de sondages bidon, comment pourraient-ils savoir ce que pensent les "vrais" gens ? C'est à qui, des instituts spécialisés dont on sait les rapports étroits qu'ils entretiennent avec le pouvoir et les médias, dégainera les chiffres les plus hostiles aux grévistes. 

Sur LCI toujours, c'est Luc Ferry qui a vendu la mèche dans la matinée. L'ancien ministre de l'éducation sous Chirac, explique les vraies raisons de la réforme : "Emanuel Macron et Edouard Philippe ne peuvent pas reculer. C'est impossible. Cette réforme est faite exprès pour se montrer dans la posture du réformateur. C'est quand même le but principal". Sans langue de bois, l'ancien professeur de philo précise le soutien embarrassé de la droite, à qui Macron coupe l'herbe sous le pied. "Vous ne voyez pas la droite se mettre à soutenir les syndicats ? Alors qu'elle les déteste depuis toujours" (...) En tout cas, elle n'aime pas Sud ni la CGT".  Luc Ferry qui conseille à la ministre des transports de ne pas en rajouter avec le retour de l'éco-taxe...

En début de soirée, autour de Pujadas, qui a invité Benjamin Coriat des économistes atterrés, ça frite sec. Surtout avec Guillaume Tabard, du Figaro et Claire O'Petit, députée En marche dont on se souvient qu'elle avait conseillé aux étudiants d'arrêter de pleurer pour cinq euros d'APL ou que interrogée sur la situation à Mayotte, elle expliquait que "Mayotte, c'est une ville particulière". On ne peut pas reprocher à la députée de l'Eure de ne rien connaître des difficultés de la France populaire, cette commerçante qui est née à Epinay-sur-Seine et qui n'a pour tout diplôme qu'un CAP de couture. Mais l'ex chroniqueuse des Grandes gueules, qui s'était fait connaître en tapant à bras raccourcis sur les minorités et les profs, n'a jamais fait dans la dentelle. "Si on m'envoie sur les plateaux c'est justement parce que je n'ai pas un langage policé", convient-elle.

La question du statut revient sur la table. "Ils ont eu tort [Macron et le gouvernement] de vouloir diviser les Français sur cette question, pendant qu'ils donnaient sept milliards aux détenteurs des plus grandes fortunes de France..."rappelle l'économiste, bien seul sur le plateau. "Quel rapport ?", s'énerve Tabard, piqué au vif. "Comment ça quel rapport ?", rétorque son interlocuteur. " Benjamin Coriat fait un sort à la maigre concession consentie par l'exécutif sur la fermeture des petites lignes. "Une manœuvre, puisque ce sont les régions qui seront obligées de fermer ces lignes locales l'Etat ayant baissé les dotations aux régions.

A la fin de ces échanges tendus, on aura noté une certitude, rappelée par Benjamin Coriat. "La question de la SNCF va être clé. Si Macron recule, alors il reculera sur beaucoup d'autres dossiers. S'il arrive à passer, alors il reprendra son rythme jusqu'au prochain obstacle". Avant d'ajouter :"ça a été voulu comme ça, d'ailleurs. On balaie et après on passe". Les cheminots aujourd'hui seraient au libéral-autoritaire Macron ce que furent les mineurs à Thatcher ou les contrôleurs aériens à Reagan. D'où ce pilonnage intensif des chaînes d'info. Et la fébrilité de leurs journalistes aujourd'hui, bien obligés de constater qu'une partie importante de l'opinion soutient les cheminots. Ce dont témoigne la cagnotte de soutien lancée par plusieurs personnalités, qui dépasse les 370 000 euros.

Il y a eu ce déplacement de Macron au CHU de Rouen. Le président aura soigneusement évité la manifestation qui l'attendait, qui regroupait des cheminots, des étudiants, des infirmières. Tout un tas de salariés si utiles et qui ne sont plus prêts depuis longtemps à s'en laisser compter, fût-ce par un politicien sûr de sa majesté et de ses arguments d'autorité qui s'est lui-même baptisé Jupiter. Eux ont bien compris que rien n'est bon dans le Macron.

Son dialogue avec une aide-soignante du CHU de Rouen, qui refuse de lui serrer la main tourne court. L'aide-soignante, militante de Lutte ouvrière et de la CGT, rappelle les coupes dans les effectifs et les budgets, le manque de lit, les congés de maternité et les départs en retraite non remplacés. L'ordinaire des hôpitaux, quoi. Pas du tout impressionnée, elle a, dit-elle, vu "les chiffres publiés par madame Buzyn. "Ca bouge beaucoup dans le pays", rétorque-t-elle plus tard avec esprit au président, qui lui disait justement qu' "il faut bouger".  "Moderniser, accompagner, transformer, "avoir parfois du bon sens, bla bla, déficit public, etc, s'enferre l'ex banquier. Avant de conclure de son Olympe "vous dites des bêtises", quand l'aide-soignante lui fait remarquer que "de l'argent, il y en a".

Qu'ils se disent de gauche rose très pâle -Patrick Weil, Christine Kerdellant, de droite forcenée -Ivan Rioufol, Guillaume Roquette-, ou modérée, comme Jérôme Jaffré, tous sont diplômés des mêmes écoles, s'habillent dans les mêmes boutiques, déjeunent ensemble dans les mêmes restaurants, habitent les mêmes quartiers parisiens huppés et leurs enfants fréquentent les mêmes établissements. Commentateurs patentés des chaînes d'info, ils publient les mêmes essais creux chez de grands éditeurs, où ils dissèquent ad nauseam ce fameux "malaise français" qui les gêne tant aux entournures, dans lesquels figurent immanquablement les mots nation et république (pas les stations de métro). Il suffit de les entendre pour reconnaître cet accent précieux des beaux quartiers, excepté qu'eux pensent sans doute que ce sont les autres qui ont un accent : les jeunes, les cheminots, les immigrés, les routiers et les éboueurs.

Il est assez comique de les voir nous livrer leurs opinions avec le plus grand sérieux, comme si leur avis pouvait avoir la moindre importance. Car ils se pensent comme l'élite, ces gens doctes, raisonnables et terriblement ennuyeux, habitués à parler de tout et surtout de ce qu'ils ne connaissent pas, de cette France qui elle prend le train de banlieue et qu'ils s'efforcent d'appréhender via les sondages ou les micro trottoirs. Car comment faire autrement ? Ce qu'ils ne savent pas, parce qu'aucune âme charitable n'a pensé à le leur dire, c'est qu'en fait d'élite, personne ne les envie. Qui voudrait du brushing et de l'obséquiosité d'un Delahousse ? De la pusillanimité d'un Pujadas ? De la férocité usée de Arlette Chabot ?

Le seul avantage des interventions de ces experts et éditorialistes, c'est qu'elles ne perturbent pas les tunnels de publicités idiotes pour cadres sup affamés de consommation ostentatoire qui les encadrent et les financent. Ce sont les pubs l'essentiel que les télés destinent à nos temps de cerveaux disponibles, même si les invités de Pujadas ne l'ont manifestement pas compris. Les mercenaires de l'information qui se croient importants parce qu'ils côtoient les puissants ne sont pour ces derniers que des serviteurs zélés. Tout le monde a compris depuis longtemps que la principale compétence exigée pour faire carrière sur une chaîne d'info est une souplesse d'échine hors pair.

Ils ne sont pas les seuls. Même les députés de la majorité présidentielle sont sous contrôle et ressemblent finalement à des groupies éplorés dans un pays qu'ils aimeraient transformer en une vaste école des fans. D'où l'agacement de la députée Claire O'Petit qui, invitée à réagir sur le plateau de l'émission de Pujadas, reproche à l'aide-soignante du jour, de ne pas avoir serré la main de son président chéri : "elle a la chance d'avoir le président de la République devant elle, la moindre des choses c'est de lui serrer la main". "C'est une personnalité quand même !" s'étrangle la députée de l'Eure. 

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle ils font leur maximum pour promouvoir le projet macronien : une société structurée sur le modèle de l'entreprise privée -et pas sur celui de ce gadget que sont les start up tout juste bonnes à amuser la galerie avant d'intégrer la City ou le New York stock exchange quand elles réussissent. L'entreprise avec sa hiérarchie verticale, ses servitudes, ses vicissitudes et ses ronds de jambe. Macron lui-même, qui leur ressemble tant au fond, ne fait pas envie : tout juste un inlassable VRP du CAC 40. Tout le contraire des agents de la fonction publique qui placent avant l'obéissance servile le souci de leur mission de et le service de l'usager. Voilà pourquoi, ces cadres sup ++ cassent du fonctionnaire à longueur d'éditos.

Véronique Valentino