Daniel Knoll et Arnaud Beltrame. Par André Markowicz

Je n’ai pas voulu écrire tout de suite sur ces histoires affreuses — l’assassinat sordide de Mireille Knoll et la prise d’otages de Trèbes, avec la mort du lieutenant-colonel (colonel aujourd’hui) Arnaud Beltrame. Mais ce qui me frappe, moi parmi tant d’autres, c’est que, justement, dans le désastre, dans l’ignominie, on se trouve face à son contraire. Les gens — on peut appeler ça « la France », oui, c’est la France, mais je préfère appeler ça « les gens », ou « des gens », renvoient à l’horreur son visage sans visage, et ils transforment le désastre en victoire. Une victoire terrible, au prix du sang, mais une victoire. Je veux dire, que, dans le danger, par un geste, par une parole, ils rassemblent un pays dont tout peut faire penser qu’il n’a pas d’unité, qui part dans toutes les directions, où chacun vit pour soi, ou essaie de vivre, ou, souvent, de survivre, au jour le jour, comme partout ailleurs, se rassurant du fantasme tragique de son « identité ». Pendant les attentats contre Charlie, ce garde du corps de Charb, qui s’est jeté au devant des balles ; pendant l’attentat de Vincennes, ce garçon malien, qui sauve une dizaine de personnes ; à Trèbes, devant cet homme qui a déjà tué et qui veut tuer encore, cet officier de gendarmerie. Et là, devant l’assassinat de Mireille Knoll, son fils, Daniel. Qui appelle à l’unité nationale, qui affirme, alors qu’il vient de subir ce qu’il vient de subir, que, non, la France n’est pas antisémite, et qui dit bien que cette affaire, atroce, sordide, monstrueuse, est beaucoup plus complexe, parce que Mme Knoll connaissait son bourreau, et depuis très longtemps, et qu’elle le recevait chez elle — l’avait, en tout cas, longtemps reçu chez elle. Bref, qu’il s’est passé quelque chose — même si, évidemment, elle a été tuée parce qu’elle était Juive et qu’en tant que Juive, même vivant dans un HLM — dans le même HLM, visiblement, que son assassin, — elle était censée être riche, parce que les Juifs sont riches, ils doivent naître comme ça, je suppose. L’enquête expliquera peut-être ce qui s’est passé dans la tête de cet homme qui a fait ça.

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Mais oui, il faut bien regarder la réalité en face : l’antisémitisme est revenu sous une forme nouvelle, qui est une forme très ancienne, médiévale, j’allais dire éternelle, et il est revenu parmi les populations dites musulmanes des banlieues. — Il est revenu dans la déliquescence du lien social (si un tel lien social a jamais existé), pour des populations pour lesquelles le chômage est endémique, les perspectives d’avenir sont, si ce n’est nulles, du moins problématiques, — des populations dont il faut bien dire qu’elles sont abandonnées par les politiques publiques, parce que, des politiques publiques (c’est--à-dire, l’utilisation de l’argent public pour autre chose que le profit privé à court terme et où l’on privatise tout) — elles sont inexistantes, ou elles ont juste l’air d’exister. Il s’agit juste — je l’ai déjà, je le répète, — non pas de sortir ces gens de la misère, mais de les contenir dans certaines limites plus ou moins acceptables, voire les laisser entre eux, dans leurs « quartiers ». Ce qui, finalement, est une autre forme de privatisation.

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J’avais fait une chronique en novembre dernier (vous l’avez en commentaire) sur ma rencontre avec deux jeunes acteurs qui faisaient « une action culturelle » dans un collège du 93… Un collège flambant neuf, mais dans lequel il n’y avait, en tout et pour tout, que deux surveillants. Et j’avais retracé, aussi fidèlement que je pouvais, ce que m’avaient dit mes deux jeunes amis. Le seul lien d’identification à l’intérieur, pour des enfants totalement acculturés, étant la religion, et une religion qu’ils ne connaissent évidemment pas, puisqu’ils ne lisent pas — ni en français, ni en arabe, ni en aucune langue. La religion, c’est juste ça : les femmes se taisent. Les femmes, elles obéissent. Et l’enfer nous attend si on pèche. Et tous les autres, ce sont des mécréants. Et tous, ils iront en enfer. Et c’est la peur, constante, absolue, de la souillure, du mélange. De toute façon, le mélange, eux, ils n’en avaient pas : il n’y avait pas un seul élève blanc dans les classes. — Ce n’était pas toutes les banlieues, mais des histoires comme ça, dans les banlieues (pas seulement celles de Paris), il y en a des dizaines. Et ne me dites pas que ce n’est pas vrai. Parce que c’est vrai. Et quelle est leur insulte la plus normale — mais la plus grave ? « Juif ». Juste au-dessus d’une autre : « Pédé ».

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Ce qui me frappe le plus, d’ailleurs, c’est que cette forme d’antisémitisme n’a rien à voir avec l’attitude d’Israël en Palestine. Non, c’est vraiment le retour du cliché éternel : le Juif, c’est celui qui n’est pas nous, et qui, alors que nous sommes pauvres, a de l’argent. S’il a l’air pauvre, c’est qu’il cache son argent. — Je tremble en repensant à la Pologne, à la Roumanie, aux Pays Baltes, quand, après les massacres nazis, des paysans venaient déterrer les cadavres, nus, et fouiller, pour voir s’il y avait de l’argent. Ou à ce souvenir d’un survivant, je crois, de Sobibor, dont la maison de famille, en Slovaquie, très pauvre, avait été volée par un voisin, lequel voisin l’avait entièrement démembrée, latte à latte, pierre à pierre, dans l’espoir d’y trouver un trésor — et il avait fini par vivre, et mourir, dans une ruine totale, où le plancher même n’existait plus.

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Il y a cette misère, ce terreau d’inculture, et donc de haine. Parmi ces jeunes abandonnés aux islamistes, combien y en aura-t-il qui, quand ils auront quelques années de plus (pas beaucoup — trois, quatre ans), voudront, d’un seul coup, se démarquer, vivre, pour ainsi dire, quelque chose dans leur vie de rien, et donc, comme leur vie est de rien, trouver une mort qui leur donnera, je ne sais pas quoi, le bonheur absolu, les soixante-douze vierges (ou les quarante mille ?), bref, combien y aura-t-il qui seront capables de faire ce qu’ont fait ces minables qui tuent comme ils font ? Un tout petit pourcentage, évidemment, mais évidemment quelques-uns. D’autant que, ce qui est monstrueux avec Daesh, parmi tant et tant d’autres choses, c’est qu’il offre la possibilité de l’action à n’importe quel raté, et ce n’est pas pour rien si la plupart des assassins de Daesh sont à l’origine des petits trafiquants, des dealers à deux sous, des minables de tous les points de vue. Daesh est devenu, je le dis avec effroi, une espèce d’ascenseur social, exactement comme c’était le cas dans les SA ou les SS, ou les pires brutes trouvaient, ma foi, de quoi faire carrière. La différence, c’est que les SS ne voulaient pas mourir — et qu’eux, les jihadistes, oui.

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D’un côté, donc, c’est ça. L’abîme que nous avons juste à côté de nous. Pas Daesh en tant que tel, mais la misère, l’inculture, la stupidité entretenue du les barbus de toutes sortes qui s’en nourrissent, et pour sortir de cet enfermement, vu le triomphe unitaire du libéralisme dans le monde, je n’ai pas l’impression qu’on va commencer demain — et quand bien même on essaierait, ce sera un travail de plusieurs générations.

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Pourquoi M. Daniel Knoll et Arnaud Beltrame sont-ils si grands ? Parce qu’ils effacent les communautés.

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Il faut que je le dise. Au début, j’ai appris l’assassinat de Mme Knoll par des organisations sionistes d’ultra-droite, des fanatiques comme ce Meyer Habib, que j’avais entendu, en juillet dernier, demander l’interdiction du spectacle de Mohamed Kacimi sur Merah, spectacle qu’il n’avait pas vu et qui était une dénonciation absolue du terrorisme… Et je le connaissais parce que, tout député UDI qu’il soit, il est lié en Israël à tous les cercles de l’ultra-droite qui sont aujourd’hui au pouvoir. Et j’ai senti qu’il voulait, là encore, en faire une histoire à sa sauce, — voilà, n’est-ce pas, les Juifs ne sont pas en sécurité en France, la France est un pays antisémite. Du coup, à l’origine, je n’ai pas voulu m’associer à la « marche blanche » — parce que des gens comme ce Meyer Habib prennent appui sur le malheur des autres pour faire leur mauvais jeu, pour propager la haine. Il tenait, pensait-il, sa revanche, après son échec piteux de cet été… Mais, là encore, c’est la société civile qui a pris le dessus : tout le monde, indistinctement, s’est emparé de cette « marche blanche », et nombreux ont été les commentaires, Juifs ou pas Juifs, pour dire que ce n’était pas la « communauté juive » qui était touchée par cet assassinat, mais, à travers la personne d’une vieille dame Juive, assassinée en tant que Juive, c’était la République en tant que telle.

Du coup, la revendication identitaire aurait dû s’effacer : ce qui aurait marché dans la rue, à Paris et d’autres villes de province, c’est, oui, — un peu de la République. Et c’est un peu de la République qui a gagné contre Meyer Habib — la République, aussi, contre le CRIF. Des gens, comme disaient le grand-père, « normaux, Juifs comme tout le monde », bref, vous et moi.

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Mais ça, j’ai l’impression que le CRIF le refusait. Il lui fallait « sa » manifestation à lui. « Sa » marche blanche.

Parce que, dites, enfin, qu’est-ce que c’est que le CRIF? Ce Comité représentatif des institutions juives de France (vous avez remarqué, j’y le vois maintenant, que, dans l’abréviation, il y a quatre lettres, et c’est le « j » de Juif qui a disparu ?)… Mais ils représentent qui ? De quel droit est-ce qu’ils osent parler au nom des Juifs ? Qui les a élus, qui leur a demandé de représenter « les Juifs » ? — S’il s’agit d’institutions religieuses, comme chez les catholiques, il y a le rabbinat. Ce n’est pas ma tasse de thé, mais qu’ils s’occupent de religion tant qu’ils veulent, grand bien leur fasse), mais en dehors de la religion, c’est quoi ? — Et qui sont-ils ? — Ils sont les représentants de la politique d’extrême-droite de Nétanyahou, demandant au Président de la République française de reconnaître Jérusalem comme capitale de l’Etat d’Israël et approuvant sa politique ignoble et cynique de colonisation. Qui sont ces vieux, ou jeunes… non, non, pas fachos, mais.. tournons ma phrase d’une autre façon… Qui sont ces hommes qui sont à la toute extrême droite de la droite pas tout à fait extrême-extrême, et qui osent inviter ou ne pas inviter Mélenchon ou Marine Le Pen, traçant par là-même une espèce d’équivalence entre les deux ?... Que Marine Le Pen ait participé à la marche blanche, tant mieux. Qu’elle se soit fait copieusement hué, tant mieux bien plus. — J’ai dit ce que je pensais de Mélenchon depuis un certain temps, mais le traiter d’antisémite me paraît saugrenu. Et dire que le Bétar et autres ligues de défense juive sont des ligues fascistes, c’est constater une réalité. Et ils auront tout fait, j’ai l’impression, pour dévoyer la manifestation, pour lui enlever son caractère solennel, républicain.

Mais pourquoi ont-ils fait huer, insulter, agresser les représentants de la France Insoumise ? Ils l’ont fait pour démontrer que, dans cette marche blanche, eux, ils étaient chez eux, que, cette marche, elle était à eux. À eux, et pas aux autres. Ils ont, très délibérément, brisé l’unité républicaine.
Ils ont agi comme des charognards.

Des hommes qui osent s’emparer du meurtre d’une vieille dame, qui, oui, née en 1932, a vu l’horreur nazie, et qui, visiblement, a essayé, elle, épouse d’un survivant d’Auschwitz, tout au long de sa vie — dont je ne sais rien, mais que, je pense, je comprends bien, parce que j’ai connu bien des personnes comme elle, — d’aider ses autres frères humains, Juifs ou pas Juifs — et en particulier cet homme qui a fini par la tuer comme il l’a fait.

Daniel Knoll — je voudrais dire, « la République», — a répondu au CRIF. Il ne faut plus que le Président de la République française assiste aux « dîners du CRIF ». Le CRIF n’a rien à voir avec les Juifs dans leur ensemble. Dire que le CRIF est en quoi que ce soit représentatif des Juifs, c’est dire que Netanyahou représente l’opinion des Juifs du monde entier. Et dire ça, c’est une ignominie — antisémite.

André Markowicz, le 29 mars 2018