Les lendemains radieux, par André Markowicz

Il y a quelque temps, j’ai parlé d’un film sur Poutine réalisé en 2015 par une canaille et un lèche-(c..)botte qui s’appelle Vladimir Soloviov. Ce film, je ne l’avais vu que très tard, au gré des suggestions souvent croquignolesques de youtube, et j’en avais été sidéré, tant il est était ouvertement, ridiculement, flagorneur. J’avais parlé, vous en souvenez peut-être, de l’épisode hallucinant de l’âne du Mont Athos qui était censé avoir senti, j’allais dire jusqu’au fond de son âme, la grandeur du Président russe.

Les élections présidentielles auront lieu le 18 mars. — Poutine n’a participé à aucun débat électoral. Les débats électoraux ont eu lieu sans lui — souvent dirigés par Vladimir Soloviov, et ils n’ont été qu’une foire d’empoigne glauque, ridicule, — tellement sale que le candidat communiste, Groudinine, a simplement quitté un plateau. Le candidat des fascistes, Jirinovski, payé pour hurler et faire le pitre, n’arrêtait pas d’insulter Xenia Sobtchak (« cette connasse, cette pute, virez-moi cette traînée… ») qui a fini par lui jeter un verre d’eau à la figure, et n’a pas quitté le plateau. Bref, tout cela était terrifiant : les autres candidats se sont présentés pour ce qu’ils sont, — rien. Et il ne faut pas croire que Groudinine vaille mieux que les autres : lui, il considère que l’un des plus grands hommes du XXe siècle, c’est Staline.

Devant cette mascarade sinistre, dans laquelle tout le monde semble jouer son rôle de nain minable, Poutine reste au-dessus de la mêlée. Mais il ne faut pas croire qu’il ne fait rien.

J’en parle parce que je viens de voir un autre film diffusé sur la première chaîne de la télévision nationale, — diffusé, donc, à quelque dix jours de l’élection. Un film d’Andréï Kondrachov, là encore, totalement à sa gloire.

C’est-à-dire qu’il n’y a même pas un semblant de respect du suffrage universel. Il y a, au contraire, un mépris affiché pour tous les processus démocratiques : dans aucun pays où le suffrage des gens signifie quelque chose, il ne serait possible de diffuser, à une semaine de son élection, un film à la gloire de l’un des candidats.

Je dis « un film », — en fait, je n’ai vu que la première partie, diffusée, qui fait déjà plus de deux heures. Et il y en a une deuxième qui devrait être diffusée ces jours-ci (donc, moins d’une semaine avant le scrutin).

Les deux films ont des points communs, dans le panégyrique : oui, Vladimir Poutine est un homme exceptionnel, qui ne se trompe jamais. Un homme d’une volonté de fer, dévoué à ses amis, mais intransigeant. Un homme bon, honnête. Et quand le journaliste lui demande s’il y a une faute qu’il est incapable de pardonner, il dit « oui ». — « La trahison ». Il est, là encore, un sportif émérite : non seulement, bien sûr, en judo, mais aussi à la natation, à la chasse sous-marine, et, là encore, au hockey sur glace. Et, là encore, le hockey, on y a droit pendant de longues minutes, — comment il a appris à patiner, et comment, très vite, il s’est mis dans une équipe, et comment il joue — et il paie, n’est-ce pas, de sa personne. « Bon, bien sûr, on le bouscule pas dans les rambardes» (ou comment ça se dit en français ?), mais il joue avec ses amis, il marque des points. «Notre président, il trouve du temps pour tout », dit une intervenante, Natalia Ragozina. C’est-à-dire que ces crétineries-là, en fait, il y tient vraiment. Je veux dire que, vraiment, il veut montrer qu’il est fort et costaud. — Son obsession pour le sport le rapproche de son ami Berlusconi (qui participe au film pour faire l’éloge de son ami), et c’est le seul défaut que lui trouve son autre ami, l’ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder. Mais sinon, donc, tout le monde est d’accord, il est hors du commun, et, dit je ne sais plus quel invité allemand, « l’allemand, il le parle mieux qu’un allemand ».

Pendant les grandes campagnes antisémites de Staline, il y a eu un slogan dans le peuple, qui résumait la doctrine ambiante. « Russie, patrie des éléphants ». C’est-à-dire qu’il y a tout en Russie, et que la Russie est à l’origine de tout, même des éléphants. Nous y sommes revenus.

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Or, et c’est là qu’il y a un premier changement par rapport au film de 2015, quand on y regarde de plus près, quand on examine son visage dans la conversation, soudain, on est frappé par ça : en fait, c’est déjà le visage d’un vieillard. Et quand on le regarde sur le banc, avec les autres joueurs de hockey, il est le seul, suant et rouge comme les autres, à avoir une serviette sur les épaules. Ça ne veut rien dire, sans doute, mais, je ne sais pas, c’est la première fois qu’on le voit, lui, physiquement, dans une situation de fragilité. Je ne veux pas dire qu’il est malade et incapable de diriger le pays, et toutes ces genres de sornettes. Je dis juste qu’il a son âge, et qu’il ne rajeunit pas.

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Le film est un long cri de haine contre les années 90, — années de honte et de misère (la misère, certes, était bien réelle — pas pour tout le monde…). Shoïgou, le ministre de la défense, explique que c’était « au-delà du chaos « , chaos illustré par un extrait du discours de démission de Eltsine, et, pendant une seconde, par la figure de Bérézovski, surgi là comme l’incarnation du mal absolu, du chaos en tant que tel. — Du coup, la prise du pouvoir par Poutine (qui n’est pas expliquée) est-elle présentée comme une revanche de l’URSS sur les tentatives de réforme des « démocrates » (le mot, dans le film, est employé comme une insulte — comme « cosmopolites » en URSS à la fin des années quarante). Une revanche contre les réformateurs, — les destructeurs, et les vendus. Un autre intervenant explique tranquillement que, dans ces années-là, même les nominations dans je ne sais quel ministère devaient avoir l'aval de conseillers américains. Et qu’on a vu le chef de la CIA se promener triomphalement sur la Place Rouge comme en pays conquis. Et donc, le pouvoir est présenté comme une revanche, d’abord et avant tout, sur l’Occident. La Russie est à nouveau russe, puissante et fière.

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Mais le personnage principal de ce film n’est pas Poutine, même si Poutine est présent à chaque seconde du film. Il n’y a pas un personnage principal, il y en a un groupe. Ce sont des jeunes gens nés le jour de la prise du pouvoir par Poutine, le 31 décembre 1999, et, qui donc, aujourd’hui, vont vers leur dix-huit ans. Des jeunes gens présentés comme les « enfants de Poutine », formés dans une Russie redressée, renouvelée. Porté par mon élan, j’allais ajouter un troisième qualificatif, « portée vers l’avenir ». Et, non, justement. — Et c’est là que tout change.

Les jeunes gens filmés par Andréï Kondrachov n’ont tous qu’un but dans la vie. Ils ne veulent pas être heureux, avoir un bon métier, trouver l’amour, enfin, toutes ces bêtises, visiblement occidentales, — ils veulent, tous, servir leur patrie, s’engager dans l’armée, dans les forces de l’ordre, — voire, si j’ai bien compris, pour une jeune fille, faire des études de chimie, pour… aider la patrie à mieux fabriquer des armes chimiques. Oui, pour ça.

Tous, ils veulent servir, comme, dit une vieille dame qui était une des enseignantes du petit Volodia Poutine, il a voulu servir, lui. Parce que, lui, déjà tout jeune, (c’est-à-dire à la fin des années 60) il a voulu entrer au KGB, pour défendre « la patrie soviétique ». — Ceux qui se souviennent de ce que c’était que le KGB à la fin des années 60 me comprendront. Poutine, jeune homme, a voulu être un bourreau, un délateur. Il est entré, raconte le film, dans « la Grande Maison » (le siège, sinistre, du NKVD-KGB de Léningrad), il a frappé à une porte, il a demandé ce qu’il fallait faire pour être membre, et on lui dit qu’il devait faire des études, terminer ses « humanités »… et c’est ce qu’il a fait. Du coup, dit la vieille dame, il a fait des études de langue et des études de droits à l’Université de Léningrad, et il a réalisé son rêve : défendre sa patrie.

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La guerre proposée à la jeunesse comme idéal, — tel est l’idée du film. La patrie, et la guerre.

La guerre est l’obsession du film. Pas une obsession qui fait peur, non — une idée fixe et une certitude.

La guerre, qui a marqué l’histoire de la famille Poutine, comme celle de chaque Russe — et ça, c’est une chose indéniable, essentielle : les récits de la deuxième guerre mondiale à Léningrad. La guerre du père, — la guerre de la mère, qui a failli mourir dans le Blocus, et a perdu son premier enfant, âgé de trois ans, et je dois dire que les images de la famille de Poutine, une famille de paysans russes, et les récits de cette guerre sont les seuls moments où l’on sent quelque chose d’une émotion réelle. Il y a là des histoires d’héroïsme quotidiens, de fraternité, de hasard inouïs — qui sont le lot de tous ceux qui ont vécu ces moments terrifiants.

Mais la guerre, aujourd’hui, montre le film, c’est celle de la Russie contre le monde entier. Et aux images des armes nouvelles, aux citations du tout récent discours de Poutine sur la situation de la Russie après son précédent mandat (un discours consacré aux deux tiers aux inventions d’armes nouvelles censément imparables) s’ajoute une série de reportages sur la Russie d’ores et déjà en guerre — en Syrie, aux côtés de son unique allié au monde, Bachar el Assad. Les commandos russes, héroïques, repoussant une attaque de Daesh alors qu’ils sont blessés et déjà prêts à se faire exploser ; d’autres commandos russes participant à la « défense de la population civile » à Alep… Le film rend hommage aux héros des forces spéciales russes qui se battaient à Alep (on nous disait qu’il n’y avait jamais eu de Russes à Alep, mais si, voilà, on les célèbre dans un film)… On nous montre les bâtiments aux murs éventrés par les tireurs d’élite russes,pour passer d’un immeuble à l’autre sans avoir à descendre dans la rue, et, pour l’imaginaire de la Russie, ces ouvertures dans les murs ne peuvent que faire penser à Stalingrad). Et, pour couronner le tout, un orchestre russe dirigé par Valéri Guergiev, jouant à Palmyre (sans rien montrer des destructions de Palmyre). Et on nous montre aussi les images d’une autre guerre, en Tchétchénie, contre d’autres terroristes, et les images de la ville de Grozny, en ruines (à cause, censément, des « terroristes » — mais pas des bombardements russes, bien sûr), et la ville d’aujourd’hui, toute neuve, et son leader, Ramzan Kadyrov, qui encense Poutine. Poutine, sauveur guerrier de la Russie.

Pas un mot, on comprend bien, sur ce que c’est que Kadyrov ; sur ce que c’est qu’Assad. Non, eux, ce sont les vrais amis. — Les autres, tous les autres, ce sont des agresseurs.

La Russie, dit le film, se renforce économiquement, d’année en année, mais surtout militairement, sous la direction de Poutine, et elle a pleins de projets gigantesques : ainsi, le passage du Pôle Nord. Nous savons bien, je cite et je résume les paroles d’un intervenant, que le Pôle Nord (son obstacle de glaces) va s’ouvrir. Les routes maritimes seront deux fois plus courtes, une fois qu’on pourra passer par le pôle. Et la Russie est là pour faire valoir ses droits.

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Au total, — et alors, je le répète, qu’on n’a diffusé que la première moitié du film, — l’image est effrayante. Une Russie isolée, mais militarisée jusque dans sa jeunesse, et présentée comme entièrement unie derrière son grand leader.

Une Russie, concrètement, aux abois. Fière de soutenir les régimes les plus sanguinaires du monde. Et puis, ces gesticulations comme… celles de Kim Jong-un, et puis le culte de la personnalité…

Ce qu’on voit est terrible. Ce qui arrive sera, hélas, encore bien pire. La Russie semble vraiment en marche vers des lendemains radieux.

André Markowicz
Le lien vers le film, en russe : https://www.youtube.com/watch?v=3RK2xmLVkDI

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses célèbres posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime, entre deux travaux littéraires, sur les "affaires du monde". Nous lui en sommes reconnaissants.