Ce rapport britannique qui met en cause Sarkozy dans l'intervention en Libye
En septembre 2016, la Chambre des communes britanniques publiait le rapport d'une commission d'enquête. Ce rapport était accablant pour David Cameron, mais surtout pour Nicolas Sarkozy. Il pointait une intervention militaire déclenchée sur des informations exagérées et qui a outrepassé son mandat pour renverser le régime libyen, avec toutes les conséquences que l'on sait. Ils accusent David Cameron d'avoir aveuglément suivi la France, dont la responsabilité apparaît écrasante et son intervention largement dictée par des raisons de politiques intérieures.
Le 15 septembre 2011, Sarkozy débarquait à Benghazi avec Bernard Henri Lévy et David Cameron. Il était accueilli en libérateur avec force drapeaux français et acclamations. Six ans plus tard, l'enquête en cours et la mise en examen de Nicolas Sarkozy, accusé d'avoir profité d'un financement illégal libyen pour sa campagne de 2007, jettent le trouble sur les raisons qui l'ont poussé à enrôler la communauté internationale dans une intervention militaire sur place. Celle-ci s'est soldée par la chute du régime et le lynchage de Mouammar Kadhafi, a plongé la Libye en plein chaos et a déstabilisé toute l'Afrique du Nord et la zone sahélienne.
Nicolas Sarkozy a-t-il exagéré les menaces envers les civils pour pousser la communauté internationale a intervenir en Libye ? A-t-il outrepassé la résolution 1973 de l'ONU pour renverser le régime et supprimer Kadhafi ? Dans le rapport présenté par la Commission des affaires étrangères britannique, il n'est pas question de l'enquête de Mediapart, ni des investigations menées par les juges français depuis 2013. Mais le rapport accuse David Cameron de s'être laissé entraîner dans une aventure militaire sur la base de décisions prises en France et alors que les éléments fournis par le renseignement ne le justifiaient pas. "En particulier, écrivent ses auteurs, le gouvernement [de David Cameron] a échoué à identifier une menace claire envers la population civile, qui a été exagérée" et le fait que "la rébellion était largement infiltrée par des éléments islamistes". Surtout, dénoncent-ils, "à l'été 2011, une intervention limitée à la protection des civils s'est transformée en une politique opportuniste visant à un changement de régime".
Nous sommes en décembre 2010, alors qu'éclate en Tunisie le mouvement populaire qui s'étendra à la quasi totalité des Etats du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. En Libye, les manifestations débutent le 15 février 2011. "A la fin du mois de février 2011, rappelle le rapport, le régime de Mouammar Kadhafi avait perdu le contrôle d'une grande partie du pays, notamment dans des villes comme Misrata et Benghazi". En mars, Kadhafi lance une contre-offensive pour reconquérir les territoires perdus et le 12 mars, la Ligue arabe appelle les Nations-Unies à imposer une zone d'exclusion aérienne. Le 17 mars, le conseil de sécurité de l'ONU vote une résolution -la Chine, la Russie mais aussi l'Allemagne se sont abstenues- qui prévoit une zone d'exclusion aérienne mais qui autorise aussi les Etats membres à "mettre en oeuvre tous les moyens nécessaires afin de prévenir des attaques contre les civils". En revanche, rappellent les auteurs du rapport, celle-ci n'a jamais autorisé le déploiement de forces au sol, ni abordé la question du changement de régime ou la reconstruction du pays après le conflit". La coalition a donc bien outrepassé le mandat que lui avait confié l'ONU.
Sur le rôle de la France, les membres de la commission sont formels. Ils ont auditionné plusieurs protagonistes directs de l'affaire au Royaume-Uni (l'ex premier ministre Tony Blair, les ex ministres de la Défense et des affaires étrangères de l'époque), ainsi que des analystes, des universitaires, mais aussi des politiciens et fonctionnaires libyens. Et ils disent avoir été informés dans le cadre de ces auditions, que l'initiative de la résolution 1973 est venue de la France. "La France a continuellement poussé en faveur d'une action internationale pendant toute la période février-mars 2011", écrivent les auteurs de ce rapport embarrassant pour Nicolas Sarkozy, citant Lord Hague of Richmond, l'ex-ministre des affaires étrangères.
Des pressions françaises que confirment Liam Fox, l'ex ministre de la Défense de David Cameron, qui explique comment le gouvernement français a "donné un coup d'accélérateur pour faire adopter la résolution par le conseil de sécurité en reconnaissant, dès le 10 mars 2011, le Conseil national de transition" (CNT) qui regroupait une partie de l'opposition. Le rapport cite également Alain Juppé, ministre des affaires étrangères français à l'époque, qui, en présentan la résolution 1973 à l'ONU n'y est pas allé de main morte : "la situation sur le terrain est plus alarmante que jamais, marquée par la reconquête violente des villes" déclare-t-il, assurant devant l'ONU qu' "il nous reste peu de temps pour agir, peut-être seulement quelques heures".
Pourquoi ce zèle français ? Un universitaire français auditionné par la commission explique que les opposants à Kadhafi exilés en France ont largement contribué à influencer les décisions gouvernementales, en accord avec les membres de "l'establishment intellectuel français". Et pan sur le bec pour Bernard Henry Lévy... Mais ce ne sont pas les seules motivations qui ont poussé la France à engager la communauté internationale dans cette déflagration fatale pour l'unité de la Libye. Le rapport mentionne une conversation entre des officiers français du renseignement et Hillary Clinton, concernant les objectifs de Sarkozy dans le conflit. Selon eux, celui-ci voulait mettre la main sur une part accrue du pétrole libyen, accroître l'influence de la France au Maghreb, permettre à l'armée française de réaffirmer sa position dans le monde améliorer mais aussi "améliorer sa situation politique personnelle en France". "Des commentateurs ont spéculé, note la commission des affaires étrangères, sur "à quel point de possibles gains électoraux ont pu influencer les décisions prises par l'ex-chef d'Etat, dans l'année qui a précédé sa campagne électorale ratée".
Quant à l'implication du Royaume-Uni, le deuxième pays à avoir appelé devant l'ONU à la mise en oeuvre d'une zone d'exclusion aérienne pour protéger les civils, l'ex-ministre des affaires étrangères, Lord Hague of Richmond, a souligné lors de son audition que “le président Sarkozy et son gouvernement étaient très déterminés dès le départ". Richmond assure que la nouvelle stratégie britannique en Libye a été formulée au fur et à mesure des développements sur place "à partir du début des combats" dans le pays. Liam Fox, l'ex ministre de la Défense de Cameron, affirme même que les Etats-Unis n'étaient pas enthousiastes à l'idée de se trouver impliqués dans une guerre en Libye, mais que la Grande-Bretagne et la France ont poussé pour qu'ils adoptent la résolution 1973 de l'ONU. Et selon le rapport, cet accord des Etats-Unis s'est fait sur une base fausse. Les autorités britanniques et françaises avaient en effet assuré que la résolution ne visait qu'à établir une "no fly zone" en Libye. Il cite un ex ambassadeur US auprès de l'OTAN :
"Cameron et Sarkozy étaient les maîtres indiscutés prêts à s'engager dans une action sur place. Le problème est que la forme que devait prendre cette action n'était pas claire. Cameron poussait pour qu'on mette en oeuvre une zone d’exclusion aérienne mais les Etats-Unis étaient sceptiques. Les zones d'exclusions aériennes n'avaient été effectives ni en Bosnie, ni en Irak, et elle ne le serait probablement pas plus en Libye", explique le diplomate. "Quand cet argument a été soumis au président Obama, il a demandé comment cette zone pourrait être effective. Kadhafi attaquait les gens. Ce n'est pas en décrétant une zone d'exclusion aérienne qu'on allait l'en empêcher. Pour cela il nous faudrait bombarder ses forces armées".
Les Etats-Unis, expliquent les auteurs, ont donc joué un rôle essentiel pour que la mise en oeuvre d'une zone d'exclusion aérienne dans la résolution 1973 soit assortie d'une autorisation d'employer "tous les moyens nécessaires" pour protéger les civils. En pratique, cela revenait à donner le feu vert pour attaquer les réseaux de commandement et de communication du gouvernement libyen. Les membres de la commission d'enquête ont aussi cherché à savoir pourquoi l'OTAN avait mené des attaques aériennes dans le pays entre avril et octobre 2011, alors que la sécurité de la population civile de Benghazi était déjà assurée. Leurs interlocuteurs assurent qu'à l'époque ils étaient persuadés que Kadhafi riposterait.
A la question de savoir si Kadhafi constituait une cible militaire, Liam Fox, l'ex ministre de la Défense, convient que la mort de Kadhafi ne figurait pas dans la résolution, mais que si des leaders du régime étaient tués lors du bombardement de centres de commandement, cela ne relèverait que de la "malchance". Quant à comprendre si l'objectif de l'intervention était la protection des civils ou la chute du régime, le général Richards, qui s'est illustré en demandant l'intensification de l'effort de guerre en Libye, ne fait pas mystère du fait qu'il était devenu capital de se débarrasser de Kadhafi. Pourtant, rappelle le rapport, lorsque David Cameron a sollicité l'approbation du parlement pour engager des frappes en Libye, il a assuré les députés que l'objectif n'était pas le changement de régime, encore moins la mort du leader de la Jammahyria libyenne. Mais le même Richards explique qu'après la prise de Benghazi, une trêve militaire était prévue, afin de permettre aux membres de la coalition d'explorer les options politiques à mettre en oeuvre. Trêve que les forces françaises n'ont pas respecté.
"En s'activant pour favoriser un changement de régime, [le gouvernement britannique], qui avait, comme les autorités française oeuvré au rapprochement avec Kadhafi, a abandonné une décennie de politique étrangère. Celle-ci avait permis la coopération contre les islamistes radicaux, amélioré significativement les relations avec la Libye, le déclassement des armes de destruction massive détenues par Kadhafi, la gestion des migrations au Maghreb et ouvert des opportunités commerciales.
Les pressions de Sazrkozy, mais aussi la cécité des services de renseignement britanniques et l'absence de stratégie claire de la coalition dans et après le conflit, ont débouché sur un éclatement de la Libye. Sept ans après l'intervention, la situation des civils est catastrophique, les infrastructures totalement désorganisées. Le pays est toujours aux mains de milices rivales qui s'affrontent pour le contrôle du pétrole et qui vivent de trafics, notamment celui les migrants piégés sur place. Et les armes qui ont été livrées aux opposants libyens ont circulé dans tout le Maghreb, favorisant l'action d'une nébuleuse de groupes islamistes qui déstabilisent les gouvernements. Une catastrophe de grande ampleur dans laquelle les occidentaux et leurs alliés arabes ont joué un rôle indiscutable, particulièrement la France.
Véronique Valentino
Consulter le rapport "Libya: Examination of intervention and collapse and the UK’s future policy options", du Foreign Affairs Committee de la House of Commons, ici.
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