Afrin entre les mains de ses bourreaux, par Daniel Fleury
L’épuration ethnique entreprise par la Turquie à Afrin, peut commencer avec la complicité européenne et internationale maintenue.
Après un mois de bombardements incessants contre les populations du canton d’Afrin, après avoir contraint les habitants des villages à fuir ou se réfugier vers le centre ville, le siège s’était quasi refermé ces jours derniers, malgré la forte résistance des dernières semaines. La non assistance à peuples en danger organisée, et la force militaire destructrice ont amené à privilégier la survie des populations.
Sans toutes les complicités internationales, les forces armées turques et leurs supplétifs djihadistes n’auraient pu mener à bien le plan d’Erdogan.
Sur le plan militaire, celui-ci n’est guère différent des actions de guerre menées contre les villes à majorité kurdes de Turquie ces dernières années. Il s’agissait de terroriser les civils, par des bombardements aveugles, avec aviation, artillerie lourde et chars, pour qu’un maximum d’entre eux quittent la zone. Vieille tactique de la “terre brûlée”, du village aux quartiers des villes, utilisées dans toutes les guerres, pour forcer l’exode de populations ciblées. Le contrôle aérien absent est celui des “coalitions internationales”, le matériel et l’armement est en grande partie européen, celui aussi du membre de l’OTAN qu’est la Turquie.
Sur le plan des alliances tacites, souvenons nous déjà du silence total à l’encontre des crimes de guerre en nombre commis au Bakur (Kurdistan turc) ces dernières années, en échange de la participation de “l’allié” turc à la lutte contre l’ennemi commun Daech. Ce silence est même allé jusqu’à accepter un double jeu de l’Etat turc, d’ailleurs toujours présent aujourd’hui dans le recyclage permanent du djihadisme sur le territoire syrien.
Les Etats européens reprennent pied quelque part dans la guerre d’intérêts en Syrie, en organisant le silence autour d’Afrin et en soutenant la “légitimité pour la Turquie de défendre ses frontières”. C’est bien un changement de paradigme politique, impulsé en partie par la France, qui, d’un soutien à minima aux combattantEs de la fédération de Syrie Nord à majorité kurde, passe à celui de la Turquie, contre la trop grande présence américaine, et en partie contre l’allié russe du régime Bachar. Que cette politique permette à court terme une consolidation d’un arc djihadiste au Nord de la Syrie, et une possibilité pour Daech d’y prospérer à nouveau ne fait visiblement pas partie de cette politique à courte vue des diplomaties de guerre des Etats européens. Que la guerre “trie” la mosaïque de peuples de la région et pousse les populations par milliers à migrer sur les territoires ne semble pas poser de problèmes non plus, bien que cela soit le signe annonciateur de catastrophes humanitaires. Il semble que la “confiance” mise dans l’allié turc, pour contenir les exodes éventuels vers l’Europe, soit devenue totale.
Afin que les massacres n’aient lieu en place publique, certains gouvernements européens ont même organisé l’auto-censure médiatique, en conseillant aux “agences” de ne pas faire “courir de risques inutiles” à leurs journalistes, et, comme en France, en mettant en garde contre les “indépendants” non fiables sur le plan de l’information. Le Ministre Le Drian est ainsi devenu dans les faits celui des “affaires étrangères, de la guerre et de la propagande”.
On peut gloser à l’infini sur la “lâcheté”, la “trahison”, la “veulerie”. Il s’agit bien d’une politique commune, et le sentiment d’impuissance qu’elle engendre est total, il faut le reconnaître.
Et pourtant, le décalage total entre cette politique de soutien à la Turquie et la dite “opinion publique” est aujourd’hui très grand. Mais l’effet de sidération et d’impuissance réduit les rangs des oppositions à cette politique de diplomatie cynique. Même si, de par le monde, les réactions publiques sont “visibles”, elles n’ont pas la force de peser pour le moment contre cette coalition d’intérêts contradictoires à propos du Moyen Orient. Et, en Europe, les gouvernements qui font réprimer la contestation par leurs polices deviennent de plus en plus nombreux.
Le projet politique en gestation au Nord de la Syrie connaît une défaite provisoire à Afrin. Celle-ci s’ajoute à la répression et l’écrasement “physique” des forces portant un projet semblable en Turquie, et aux conséquences désastreuses induites par le référendum barzaniste (Irak) de 2017. L’alliance de l’obscurantisme islam- fascisant et des intérêts géo-stratégiques des uns et des autres, impérialismes ou puissances régionales est, dans la pratique, l’instrument d’un processus que l’on peut qualifier de contre révolutionnaire au Moyen-Orient, et cela dans la droite ligne de la dégénérescence et du pourrissement en guerre civile mafieuse et religieuse du soulèvement anti-Bachar en Syrie. C’est un recul évident, mais pas une défaite historique.
La compréhension de cet imbroglio est rendue très difficile, car en quelques mois, nous sommes passés, après les victoires militaires à Mossoul et Raqqa, de deux “coalitions anti Daech”, bourrées de contradictions d’intérêts, à une nouvelle recomposition, tout aussi hétéroclite, derrière l’effet d’aubaine de la volonté d’épuration ethnique à ses frontières de l’Etat islamo fascisant turc.
Car l’Etat turc a son propre agenda, intérieur et extérieur, ses propres intérêts régionaux, ses propres armes diplomatiques à fourbir pour des négociations de partages internationaux à venir. Exclue du processus pour Raqqa, puis cornaquée par la Russie, elle redevient le cheval “incontournable” utilisé par les Etats européens, qui sera probablement sacrifié lui aussi quand il aura servi dans ce jeu d’échecs.
Car cette victoire militaire provisoire à Afrin, comporte pour l’Etat turc plus de contradictions qu’elle n’en résous, et le contrôle de l’Etat turc sur ses affidés djihadistes est extrêmement précaire. Le massacre en cours à la Ghouta va accentuer encore davantage ces contradictions, tout comme le retour de la pression russe qui ne manquera pas de se manifester dans les semaines à venir. Nous sommes loin de l’acceptation internationale d’une zone tampon turco-islamiste au Nord de la Syrie, ou d’un feu vert vers Manbij.
Tous semblent avoir pourtant choisi la poursuite des guerres, jusqu’à une “épuration” du jeu politique que chacun voit à sa porte. Des populations par centaines de milliers en sont mortes, d’autres, plus nombreuses encore sont chassées, meurtries, contraintes, privées de tous droits. Les murs de l’Europe forteresse les privent même d’une possibilité de sécuriser leur avenir ailleurs, les laissant aux mains de leurs bourreaux.
Dans ce cadre, participer tacitement de la destruction d’un processus politique démarré au Rojava, et qui avait sécurisé et sauvé des centaines de milliers de personnes au sein de ce chaos syrien, relève de la complicité de crimes de guerre. Cette attitude internationale n’est pourtant pas nouvelle dans l’histoire de ces cinquante dernières années.
Nous découvrirons sans doute dans les semaines à venir, l’ampleur des crimes qui seront commis par la soldatesque de l’Etat turc et la barbarie djihadiste qui l’accompagne à Afrin et dans le canton. Les rares images existantes montrent déjà la volonté d’épuration de ces troupes là. Nos médias mainstream, n’en doutons pas, sauront jouer les vautours qui attendaient l’heure en tournoyant.
Les forces combattantes YPG/YPJ, qui ont activement permis à des centaines de milliers de civils de fuir les combats ces derniers jours, ne sont pas vaincues et se réorganiseront en résistance.
Une riposte mondiale contre ces crimes s’esquisse, comme ce fut le cas pour Kobanê, malgré le désespoir qui pourrait s’emparer des soutiens contre la barbarie.
Savoir que cette barbarie n’est pas soutenue par les opinions publiques internationales donne des responsabilités à toutes celles et tous ceux qui, largement, doivent permettre que s’exprime haut et fort la désapprobation de cette politique de cynisme diplomatique et militaire qui fait le lit de la poursuite des destructions et des guerres pour la décennie à venir, tout en encourageant la pousse de barbes à géométries variables dans la région entière.
Toutes les consciences, et prises de conscience, sont bienvenues pour amplifier la lutte aujourd’hui isolée des diasporas de par le monde, et pas seulement kurdes.
Une journée de mobilisation mondiale pour Afrin se préparait pour le 24 mars prochain, mais le combat sera aussi celui des années qui se présentent devant nous.
Et pour les consoeurs et confrères qui ne veulent pas que journalisme rime avec censure, il serait temps de réagir…
Daniel Fleury, le 19 mars 2018
Cette chronique vient d'être publiée par nos amis du site d'information sur la Turquie, le Kurdistan et la région, Kedistan, dont Daniel Fleury est un des animateurs. Nous le.s remercions de nous laisser partager leurs analyses et informations dans L'Autre Quotidien.