30 ans après la privatisation, 8 britanniques sur 10 souhaitent la renationalisation des chemins de fer
Au moment où le gouvernement veut réformer la SNCF au pas de charge -et encore par ordonnances- en vue de l'ouverture à la concurrence, nous nous sommes intéressés à la privatisation de British rail. Depuis 1993, une vingtaine de compagnies privées se partagent le réseau britannique. Avec un bilan pour le moins mitigé : billets hors de prix, trains supprimés ou surchargés et pas franchement à l'heure, subventions grassouillettes aux compagnies privées... Après 25 ans de privatisation, près de huit britanniques sur dix souhaitent aujourd'hui la renationalisation du rail.
"Vous ne choisissez pas le train que vous devez prendre. Vous attendez sur le quai, mais il n'y a qu'un seul itinéraire et vous ne choisissez pas la compagnie de train avec laquelle vous allez voyager. L'idée que vous êtes un client ne vous aide pas vraiment alors que le prix de votre abonnement augmente, que les wagons sont toujours plus bondés et que les compagnies de train engrangent des profits à vos dépens". C'est par ses mots que commence la page d'accueil du site We Own It, un groupe qui milite depuis 2013 pour la renationalisation du rail en Grande-Bretagne. Il faut dire que les arguments ne manquent pas. Près de 25 ans après le lancement de la privatisation de British rail -la SNCF britannique- par le gouvernement conservateur de John Major, le mécontentement des usagers -devenus des clients- va croissant. Et la renationalisation du rail est désormais souhaitée par 76% des habitants du Royaume Uni.
La privatisation de British rail, menée tambour battant de 1994 à 1997, devait améliorer le service rendu aux usagers -pardon les clients !- et faire baisser les prix. Mais, plus de 30 ans après sa réalisation totale, la privatisation du rail anglais est bien loin de tenir ses promesses. Au contraire, le Railways Act de 1993 a débouché sur le morcellement du réseau et un système de prix totalement opaque pour le voyageur. Le "big bang" du rail britannique s'est en effet traduit par l’éclatement de British rail en une multitude d'entités dont les relations ont été réglées par un système complexe de prix et de contrats. L'entretien du réseau fut attribué à Railtrack, une société privée, qui obtint des subventions publiques après plusieurs catastrophes ferroviaires meurtrières comme celle de Hatfiled en 2000 (1). Une partie de ces subventions furent utilisées pour rémunérer les actionnaires de Railtrack. En 2002, elle est devenue Network rail, "société privée à but non lucratif", passée sous contrôle administratif et qui perçoit la moitié de ses fonds de l'Etat. La gestion des gares et des trains fut pour sa part vendue sous forme de concessions à quelques vingt-cinq opérateurs privés, via des appels d'offre.
Alors qu'en est-il justement de la baisse des prix que devait provoquer la privatisation de British rail ? Au 1er janvier, les billets de train ont augmenté de 3,4% dans l'ensemble du Royaume-Uni, soit la hausse la plus importante depuis cinq ans. Au point que des rassemblements, soutenus par les syndicats et les travaillistes, ont eu lieu dès le 2 janvier devant une quarantaine de gares du pays. Citée par le Times, une passagère expliquait que son pass annuel lui revenait à 4500 euros pour effectuer le trajet entre le Surrey (Comté situé au Sud ouest de Londres), où elle demeure, jusqu'à la capitale. Une somme à ses yeux exorbitante. Selon le Guardian, le prix des billets aurait augmenté deux fois plus vite que les salaires entre 2010 et 2016. Selon les sources, les sujets de sa majesté paient cinq à six fois plus que les autres européens pour se rendre à leur travail, soit 13% à 14% de leur salaire, contre 2% en a France. La Grande-Bretagne est le 2eme pays européen le plus cher sur les trajets en train, juste derrière la Suisse.
L'amélioration du service n'est pas non plus au rendez-vous. Le sujet est même (re)devenu un classique de l'humour britannique. Le 2 février dernier, le quotidien populaire The Sun publiait un article déplorant des conditions de transport honteuses. La journaliste commençait son reportage à bord d'un d'un train bondé sur le réseau géré par la Great Western Railway, qui dessert, à partir de Londres, les régions de l'ouest de l’Angleterre et le sud du pays de Galles. Après un trajet de Paddington (une gare du Grand Londres) à Plymouth, soit un trajet d'environ trois heures, l'auteure de l'article écrit : "Ici en direct de l'express pour l'enfer ! A bord, vous trouverez des toilettes dont la chasse d'eau ne fonctionne pas, des billets de train qui ne donnent accès à aucun siège et des horaires d'arrivée qui ne veulent rien dire - tout cela pour la modique somme de 225 euros l'aller-retour." Les vertus supposées de la concurrence n'ont pas non plus favorisé les investissements. Toujours selon The Sun, l'âge moyen des trains britanniques est de 20 ans. On trouve encore des vieux tacots des années 1970 et 1980.
Retards, annulations, interruptions de service ? ils sont presque la norme. Dans les semaines qui ont précédé Noël, écrit The Sun, quasiment la moitié de l'ensemble des trains ont été en retard ou annulés. A tel point que les écrans d'information des gares affichent l'horaire officiel mais aussi l'horaire escompté. "Entre avril 2015 et mars 2016, constatait la Tribune en janvier 2017, quatre trains sur cinq du réseau Southern Rail, qui permet à 300.000 personnes de se rendre à Londres chaque jour depuis Eastbourne, Brighton & Hove ou encore Crawley, étaient en retard". "Pire, note le quotidien économique qui semble avoir trouvé un record digne du Guiness book, le très fréquenté Brighton-Londres de 7 heures 29 n'est pas arrivé une seule fois à l'heure en 2014..."
Non seulement le rail britannique coûte cher aux usagers, mais il plombe aussi le porte-monnaie des contribuables. Les compagnies ferroviaires privées propriétaires de franchises perçoivent d'importantes subventions, qui rémunèrent leurs actionnaires et leurs cadres dirigeants à prix d'or plutôt que de servir à l'investissement ou pour favoriser une politique tarifaire plus favorable aux usagers. Un bel exemple de prédation capitaliste. En 2015-2016, l'Etat a versé 4,6 milliards d'euros aux opérateurs privés. Même si le trafic voyageurs a plus que doublé depuis le "big bang" du rail britannique, les subventions versées par l'État aux chemins et de fer sont bien plus élevées aujourd'hui qu'elles ne l'étaient du temps de British rail. On ne comprend rien à ces privatisations erratiques, si on n'intègre pas qu'elles sont au service d'une économie de prédation. Et qu'il y a donc des gens qui en profitent.
L'exemple de Virgin Trains East Coast est assez parlant. La compagnie, fondée par le patron de Virgin avec la firme Stagecoach, a remporté la concession sur cette ligne qui relie Londres à l'Ecosse et qui a été privatisée en 2015. A l'issue d'un bail de huit ans, la compagnie aurait dû verser 3,3 milliards de livres aux autorités britanniques. Mais ses dirigeants se sont plaints d'avoir essuyé des pertes importantes soit plus de cent millions d'euros. Il n'en fallait pas plus pour que le secrétaire d'Etat aux transports, Chris Grayling, annonce la fin du contrat dès 2020 au profit d'un partenariat public-privé, selon le Guardian. Un renflouement de la compagnie privée par l'Etat qui a été très mal accueillie par l'opinion publique. Mais aussi par Lord Adonis, placé à la tête de la National Infrastructures Commission, un organisme gouvernemental chargée de réaliser un audit et de conseiller le gouvernement sur le déploiement des infrastructures du pays. Le politicien travailliste a démissionné avec fracas fin 2017. Il avait publiquement dénoncé le chèque de plusieurs millions que le gouvernement envisage de faire au profit des dirigeants de Virgin Trains East Coast. Les heureux bénéficiaires de cet accord sont en effet Sir Richard Branson, patron du groupe Virgin et neuvième fortune du Royaume-Uni et Brian Souter, un milliardaire écossais qui dirige Stagecaoch, l'autre partenaire de l'East coast line.
Sur les surcoûts pour les voyageurs et la communauté, le collectif We Own It argumente en faveur d'une renationalisation des chemins de fer britanniques. "Dans le cas d'un service privatisé, explique le site qui liste les 10 raisons de mettre fin à la privatisation, les profits doivent rémunérer les actionnaires, pas être réinvestis dans l'amélioration du service". On peut effectivement se demander ce que les britanniques ont gagné à la privatisation. Les prix ont augmenté, le service s'est dégradé, et le système actuel ne tient que par les subventions que l'Etat consent aux concessionnaires privés.
Les usagers ne sont pas les seuls à protester contre les pratiques des opérateurs privés. Pour dégager plus de profit, ces derniers privées suppriment des postes nécessaires à la sécurité des trains. D'où des grèves qui ont paralysé régulièrement le réseau britannique ces dernières années, et qui sont bien plus fréquentes en Grande-Bretagne qu'en France. Comme celles entamées en 2016 et 2017. Raison selon la Tribune : la volonté de l'opérateur de laisser la responsabilité de l'ouverture et de la fermeture des portes au seul conducteur, tâches jusque là effectuées par un second agent, le chef de train. Depuis, les grèves sont devenues quasi hebdomadaires sur le réseau anglais.
Mais il y a tout de même des gagnants. Selon le Guardian, l'investissement initial de 20 millions de livres (22,5 millions d'euros)effectué en 1997 sur la Wes Coast Mainline a rapporté 500 millions de livres (près de 565 millions d'euros) à Virgin et Stagecoach. Et Le Sun -encore lui- nous apprend le 1er février, que les salaires des responsables exécutifs des compagnies ferroviaires -d'ailleurs surnommés les "fat cats rail bosses"- vont augmenter jusqu'à 5,4 millions de livres (plus de 6 millions d'euros) de salaire annuel. Martin Griffiths, le patron de Stagecoach devrait gagner 2,5 millions de livres (2,8 millions d'euros) en 2018. L'annonce de ces salaires mirobolants, alors que le prix des billets connaissait une augmentation sans précédent depuis 2013, a bien entendu suscité la colère des britanniques. "Les gogos n'ont pas d'autre choix que de payer pour leurs salaires et de casquer pour des services pourris", déplore l'auteure de l'article.
Ironiquement, les "gogos britanniques" semblent envier les Français. "Traversez le Channel, écrit le Sun- qui semble ne pas avoir entendu les propos du premier ministre dénigrant la SNCF-, et vous trouverez des chemins de fer qui fonctionnent". Au point d'expliquer que le rail britannique est devenu un "sujet embarrassant". Cela n'a pas empêché une grande partie des "décideurs" anglais et européens de décréter que la privatisation du rail britannique était un succès. Ainsi, France Info TV nous apprend que 8 usagers du train sur dix seraient satisfaits contre 6 sur 10 en France. 88% des trais arrivent à l'heure contre 77% il y a quinze ans. Mais ces chiffres ne disent pas l'essentiel : si les trains sont statistiquement davantage ponctuels, ils arrivent en retard dans les régions où le trafic est le plus dense, c'est-à-dire dans le Sud Ouest du pays, dans la région de Londres où circulent les commuters, c'est-à-dire les banlieusards, car les prix des loyers poussent les gens à vivre de plus en plus loin de la capitale même lorsqu'ils y travaillent. Certes, les accidents spectaculaires des années 1990 et 2000 sont moins fréquents aujourd'hui.
Andrew Bowman un chercheur de l'institut sur le changement culturel, a mené une étude, financée par les syndicats, sur la narration -le storytelling dirait-on en français !- qui a accompagné la privatisation pour en faire une réussite. Le point de départ de son analyse est le paradoxe entre la success story telle qu'elle est défendue par les opérateurs privés et l'envers du décor des subventions publiques toujours plus importantes. Pour corroborer les succès de la privatisation, ses défenseurs mettent en avant un certain nombre de chiffres, comme l'augmentation du nombre de voyageurs, qui a connu une hausse de 4% par an entre 1997 et 2012. Et des prix qui n'auraient pas augmenté tant que cela. Idem lorsque les défenseurs du modèle anglais prétendent que les augmentations du prix des billets restent mesurées. C'est oublier la complexité de la grille tarifaire qui fait de l'achat d'un ticket ou d'une carte de transport un vrai casse-tête.
Pour payer un prix raisonnable, il faut acheter son billet à l'avance, voyager en dehors des heures de pointe et éviter les lignes les plus cher. Or, les personnes qui utilisent le train pour se rendre à leur travail ont rarement le choix de leur moyen de transport, de leurs horaires et de la ligne à emprunter. Selon la BBC, un abonnement annuel coûte en 2018 4 332 livres, c'est-à-dire 4 894 euros, soit une augmentation au 1er janvier de plus de 167 euros. Il faut être de bien mauvaise foi, pour écrire comme the Independent, dans un article de 2016, que sir les passagers trouvaient le prix du ticket punitif et le train insuffisamment fiable, ils choisiraient d'autres modes de transport ou resteraient chez eux, avant de conclure que le problème est dû au doublement du nombre de voyageurs.
On peut aussi être totalement à côté de la plaque et prétendre, comme le fait l'UE, que les chemins de fer britanniques sont les plus performants du continent. En tout cas, l'exemple du fret en 2005 ne plaide pas pour la libéralisation. Alors que depuis 2006 une dizaine de nouveaux opérateurs et entreprises ferroviaires ont été créés hors filiales du groupe SNCF, le trafic a diminué de plus de moitié.
Véronique Valentino
Ecouter l'émission de France Inter "les pieds sur terre" : Les Britanniques nous alertent sur la libéralisation du train
(1) L'accident de Hatfield qui fit quatre morts et 70 blessés, en octobre 2000, fut causé par la rupture d'un rail dont la défaillance était connue. Il y avait déjà eu 90 déraillements (!) au cours des douze mois précédents. Le remplacement du rail en question avait déja été prévu - son remplaçant était posé à côté de la voie - mais ne faisait pas partie des priorités de Railtrack (la compagnie privée gestionnaire du réseau) qui y voyait la, un "coût" et non pas une obligation ! Celui de Southall, en 1997, fit 7 morts et 139 blessés. Là aussi, il aurait pu être évité, si un système de sécurité qui arrête les trains automatiquement en cas de franchissement d'un signal d'arrêt avait été installé, comme demandaient les syndicats cheminots britanniques. Voir les détails dans la chronique abonnés du Monde du 23 mai 2009.