Poétique de la novlangue au Jeu de Paume
Le ministère de la Paix s'occupe de la guerre, celui de la vérité des mensonges, celui de l'Amour de la torture, celui de l'abondance de la famine. L'ère de 1984 est bien là avec son cortège de monstres qu'on dirait familiers, à défaut d'autre chose.
C'est le thème de Satellite #11 au Jeu de Paume, et c'est glaçant.
« Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde » (Ludwig Wittgenstein)
À l’heure où Google œuvre à la création d’un « métavers », monde de demain constitué de plusieurs couches de différentes réalités, aussi bien au cœur de l’espace public ou de l’intime, la langue et son usage sont plus que jamais au centre du débat. En écho à un nouveau système de parole médiatique, ce « théâtre de la parole-spectacle » se construit à l’aube du XXIe siècle sur une réduction du langage (Twitter), sur le néologisme (Brexit, Frexit, réflaxion…) et la post-vérité (faits alternatifs).
La 11e édition de la programmation Satellite se compose des propositions de Damir Ocko
(->20/05), Daphné Le Sergent ( 5/06-> 23/09) et Alejandro Cesarco (16/10->27/01/19) , engageant la parole publique comme outil d’individuation. Les trois expositions viennent irriguer l’analyse critique d’un monde en contraction de pensée, offrant une hypothèse de réponse aux limites d’un discours formaté, équarri, dépouillé. A la suite des dénonciations d'Orwell en littérature, de Brecht au théâtre, voire de Peter Watkins au cinéma pour les plus militants, la recherche de la vérité contre l'enfumage médiatique souverain redevient/ se confond avec l'actualité pour simplement ne pas chavirer sous les fakes…
A une époque de supercherie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire.
George Orwell /1984
À l’ère du virage numérique et de sa capillarité, alors que même la parole publique, relayée par les médias, fait usage des réseaux comme d’une agora, la question d’une langue réduite, formatée, simplifiée refait surface. Cette mutation géopolitique n’est en effet pas sans évoquer un paysage langagier imaginé par la littérature en 1949.
Le novlangue est la langue officielle d’Océania, région fictive inventée par George Orwell dans son roman dystopique 1984. Utilisée dans l’écriture même du récit, cette langue est définie par Wikipédia comme « un principe simple : plus on diminue le nombre de mots d’une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels réfléchir […], moins les gens sont capables de réfléchir et plus ils raisonnent à l’affect. La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les […] sujets aisément manipulables par les médias de masse tels que la télévision. » Plus on se sent collé à ses sensations, moins on agit avec réflexion… (remember les années Sarkozy ?)
Cette simplification lexicale et syntaxique de la langue rend difficile voire impossible toute pensée critique. Le paradigme du novlangue, réduit à son minimum, fonctionne alors comme un langage-écran construit sur l’affect, l’idéologie, la rhétorique, la régularité absolue. La langue est le point d’achoppement entre vérité et falsification. Les actuels discours de Jupiter/Trump/Erdogan qui affirment tout et son contraire ont envahi le champs du politique et tentent d'y organiser le quotidien. Mais …
Pointant une distance toujours plus courte entre l’information donnée et sa lecture, mais aussi la possibilité nouvelle de naviguer entre les mots et les signes, « Novlangue- » tente d’ouvrir une cosmogonie du langage, une fabrique de pensée, une forme de résistance par le champ de la langue et de l’exposition. Souvenez-vous donc qu'il existe une vraie proximité entre le 1984 d'Orwell et Ubu Roi d'Alfred Jarry qui date pourtant de 1888… "“Il faudrait, dans le Code Civil, ajouter partout "du plus fort" au mot loi.” Et s'astreindre, dès que quelque chose sonne trop immédiatement juste ou décalé dans le sens du poil à le remettre en cause. Que l'art s'en empare aujourd'hui c'est just un retour de l'avant garde chargé d'anticiper et de montrer toutes les couleurs du pire.
Avec sa préscience habituelle, Debord avait écrit "Dans le monde inversé, le vrai est un moment faux." Nous y sommes, s'agirait de ne pas en rester là… Superbe expo et belles installations à méditer.
Gilles Dalose avec Agnès Violeau le 8/02/18
Novlangue- Satellite#11 -> 27/01/19
Jeu de Paume-Concorde 1, place de la Concorde 75008 Paris