La justice colombienne osera-t-elle enquêter sur les crimes d'Álvaro Uribe?
Alvaro Uribe Vélez, qui fut président de la Colombie de 2002 à 2010, a déclaré un jour que toutes les attaques contre lui ne l’atteignaient pas, car il était « en téflon ». Toutes les enquêtes sur ses activités criminelles ont à ce jour échoué. Jusqu’à quand bénéficiera-t-il d’une impunité scandaleuse ? Le professeur Santana Rodríguez fait le point sur ce dossier explosif.
L'une des caractéristiques du régime politique colombien est l'impunité, en particulier lorsque ceux qui violent la loi ou commettent des crimes appartiennent aux élites. On appelle ça « crimes en col blanc ». Le système judiciaire est doté d'un dispositif institutionnel si alambiqué et plein de barrières, que ces enquêtes soit ne sont jamais engagées soit se perdent dans le labyrinthe des institutions judiciaires. L'une de ces institutions est le groupe, petit mais puissant, de personnes et de fonctionnaires qui ont droit à un régime spécial d'enquête et de poursuites, une juridiction spéciale, bénéficiant d’une immunité constitutionnelle. Les présidents de la République ne peuvent, selon notre Constitution, être jugés que par le Congrès de la République (parlement). Toutes les enquêtes en matière politique ou pénale doivent être traitées par la Commission des accusations de la Chambre des représentants qui les qualifiera et si elle les trouve fondées, la plénière de cette assemblée présentera l’accusation au Sénat qui jugera le fonctionnaire pour indignité politique ou acceptera que la Chambre criminelle de la Cour suprême prenne en charge les enquêtes pour infractions au Code pénal.
Les bénéficiaires de cette immunité sont également les magistrats de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême, du Conseil d'État, du Conseil supérieur de la magistrature et des services du Procureur général (article 178 de la Constitution); c’est le cas également des membres des forces armées et de la police, des parlementaires qui ne peuvent être jugés que par la Chambre criminelle de la Cour suprême, des ambassadeurs et des hauts dignitaires des organismes de contrôle.
Les enquêtes sur les bénéficiaires d’immunité meurent dans les organismes chargés d’enquêter sur eux ou de les juger. Ce n'est que de manière exceptionnelle que des procès ont abouti à des condamnations ou à des enquêtes dans la longue histoire du pays. Le 2 avril 1959, le Congrès de la République a décidé que Gustavo Rojas Pinilla était coupable d’indignité dans l'exercice de ses fonctions de président de la République. Un jugement ultérieur de 1966 l'a rétabli tous ses droits politiques, qui avaient été suspendus à vie. Plus récemment, en 1996, à la suite des enquêtes menées sur l’injection d'argent de la drogue dans sa campagne électorale, le Procureur général, Alfonso Valdivieso Sarmiento, a déféré le Président de la République Ernesto Samper à la Commission des accusations de la Chambre des représentants . La plénière de la Chambre des représentants a empêché l'enquête et celle-ci a été enterrée. En 2016, le Congrès a levé l’immunité de Jorge Pretelt, magistrat de la Cour constitutionnelle, soupçonné d’avoir demandé 500 millions de pesos [=140 000 €] à la société Fidupetrol pour lui éviter des poursuites. Actuellement Pretelt est jugé par la chambre pénale de la Cour suprême. Mais c'est l'exception en 40 ans d'existence de la Commission des Accusations de la Chambre des Représentants. Pour y arriver, il a fallu beaucoup de pressions des citoyens, des médias et une déclaration contre lui de la majorité des membres de la Cour constitutionnelle elle-même. Des circonstances similaires se répèteront difficilement dans d'autres cas. L'ancien président de la Cour suprême, Leonidas Bustos, se trouve actuellement dans une telle procédure et le Congrès va probablement aussi lever son immunité pour qu’il puisse comparaître devant la Cour suprême. Bustos a été accusé de vendre des décisions de la Cour suprême principalement pour exonérer des parlementaires et des bénéficiaires d’immunité constitutionnelle pour des crimes et délits liés à la parapolitique et à de grandes affaires de corruption. 270 dossiers contre l'ancien président Álvaro Uribe Vélez sont déposés à la Commission des accusations de la Chambre des représentants. Ils y dorment tous du sommeil des justes. Aucun d'eux n'avance.
Les enquêtes des tribunaux judiciaires contre Álvaro Uribe Vélez
Les médias et les instituts de sondage ont toujours spéculé sur le téflon censé protéger Uribe. Ils disent que, malgré les scandales qui ont entouré Uribe depuis l’époque où, en tant que directeur de l'aéronautique civile, il aurait attribué des licences de pistes aux trafiquants de drogue, jusqu’à son bref passage à la mairie de Medellin, aux coopératives de sécurité, Convivir (Vivre ensemble) - une stratégie de promotion et d’encouragement à l'organisation de groupes paramilitaires, comme l’ont démontré non seulement des recherche universitaires, mais des dizaines de décisions de justice tant d’ instances nationales que de la Cour interaméricaine des droits de l'homme - qui ont été promues par Uribe lorsqu’il était gouverneur d'Antioquia, puis, lorsqu’il était président de la République, les épisodes comme la livraison du Département administratif de sécurité, DAS, aux groupes paramilitaires qui ont commis des assassinats comme celui d’Alfredo Correa de Andreis, la fraude dans le financement de ses campagnes électorales, dont la collecte de signatures pour un référendum visant à modifier la constitution pour lui permettre de briguer un troisième mandat, l'achat de votes pour Yidis Medina et Teodolindo Avendaño afin que la Chambre des représentants puisse approuver la réforme de la Constitution lui permettant d’être réélu, le fait avéré que deux de ses chefs de sécurité à la présidence de la République étaient au service du trafic de drogue, les écoutes illégales de dizaines de journalistes ou de dirigeants de l'opposition, son alliance avec des groupes paramilitaires pour sa première élection, et enfin, une longue histoire de plaintes et dénonciations reçues par les instances judiciaires compétentes.
Les médias et les sondeurs disent que tout ce qui a été mentionné ne semble pas toucher Uribe, qui continue à bénéficier d’opinions favorables de plus de 45% des personnes sondées, ce que l'on appelle par euphémisme l'effet téflon qui protège Uribe. Peu soucieux de s’évaluer eux-mêmes, ils n’ont pas l’air de se rendre compte que le fameux effet téflon fait partie de la bienveillance, voire la complicité, avec lesquelles les grands médias et les organes judiciaires ont traité la conduite de l'ancien président. Il a aussi bénéficié du soutien actif des grands groupes économiques du pays et d’un secteur important des citoyens colombiens qui le soutiennent encore et votent pour lui. Le fait que les 270 enquêtes en cours au sein de la Commission des accusations n’avancent pas est aussi un produit du silence qui les entoure dans une opinion publique mal informée au sujet des accusations qu'elles contiennent, comme un monument à l’impunité.
En 2015 la chambre de justice et paix du Tribunal supérieur de Medellin a engagé une procédure d’enquête sur le massacre d’El Aro dans la municipalité d’Ituango, département d'Antioquia, qui a eu lieu en l'an 1997. Dans ce massacre 15 paysans de la commune ont été tués par les groupes paramilitaires. Dans le cadre de cette procédure les trois juges du tribunal ont ordonné à la Commission des accusations de la Chambre des représentants de présenter un rapport public sur sur l’état d’avancement de ses enquêtes sur Uribe Velez. On peut lire dans le document des magistrats : « La Chambre ratifie l'ordre de délivrer des copies des enquêtes (sur Alvaro Uribe) pour promotion, soutien et parrainage des groupes paramilitaires et des Convivir liées à ceux-ci, et pour s’être concerté avec eux, non seulement en tant que gouverneur d'Antioquia, mais plus tard en tant que président de la République ".
Cette décision ordonne, en plus d'une enquête sur la responsabilité d'Uribe dans le massacre d'El Aro, d’établir sa responsabilité dans l'Opération Orion, qui en 2002 a visé, dans la Commune 13 à Medellin, les milices de la guérilla et dans laquelle la justice a déjà démontré que les troupes de l'armée et les forces de police agissaient conjointement avec le « Bloc Cacique Nutibara » des forces dites « Autodéfenses unies de Colombie ». Dans cette opération, des leaders sociaux et communautaires qui y résidaient ont été assassinés. À ce jour, la Commission des Accusations n'a pas exécuté l'ordonnance du Tribunal supérieur de Medellín.
Plus récemment, en ce mois de février 2018, c'est cette fois,-ci la Chambre criminelle du Tribunal supérieur de Medellin qui est parvenue à la même conclusion, indiquant la responsabilité d’Uribe, non seulement dans le massacre d'El Aro, mais aussi dans le massacre qui a eu lieu dans le village de La Granja, également dans la municipalité d'Ituango, où cinq personnes ont été tuées par les Autodéfenses sur la place principale du village pour prétendue collaboration avec les FARC-EP. « Le gouvernorat d'Antioquia et ses plus hauts fonctionnaires ont parrainé les Convivir, qui ont constitué le soutien apporté par des individus aux Autodéfenses, à savoir qu’elles les ont aidées dans leurs actions positives ou négatives, ont permis et parrainé le développement de ces organisations et les crimes qu'elles ont commis. Cela doit faire l'objet d'une enquête et être jugé », indique la décision du tribunal. Dans cette nouvelle ordonnance, il est en outre demandé d’ enquêter sur la responsabilité d'Uribe dans l'assassinat de l’ avocat défenseur des droits humains Jesús María Valle Jaramillo, qui a eu lieu à Medellin le 27 février 1998. Cette injonction a été envoyée non seulement à la Commission des accusations de la Chambre des représentants, mais aussi au bureau du Procureur général et à la Chambre criminelle de la Cour suprême qui sont, selon la réglementation en vigueur, les organes compétents pour enquêter et éventuellement poursuivre Alvaro Uribe, qui était alors gouverneur d’Antioquia. Des copies de cette ordonnance ont également été envoyées au Conseil d'État et à la Cour interaméricaine des droits de l'homme.
Le vendredi 16 février, la Chambre criminelle de la Cour suprême a rendu une décision de 219 pages qui acquitte le parlementaire du Pôle démocratique Iván Cepeda Castro, de l'accusation selon laquelle le sénateur aurait eu recouru à des faux témoignages pour tenter d'incriminer Álvaro Uribe dans différents actes criminels, entre autres, la formation et le soutien aux activités de groupes paramilitaires. Alvaro Uribe lui-même avait présenté cette plainte à la Chambre criminelle en 2012.
La Cour suprême a examiné le contenu des écoutes effectuées au cours de son enquête et y a trouvé des preuves suffisantes pour justifier l'ouverture d'une enquête formelle contre l'ancien président pour sa possible participation à la manipulation de témoins et à des fraudes procédurales. L’enquête menée pendant quatre ans par la Chambre criminelle, qui a impliqué des filatures, des écoutes téléphoniques et des inspections judiciaires, a fait apparaître l'existence d'un appareil de montage contre le sénateur Ivan Cepeda dont le noyau est l'ancien président Uribe. Dans ce cas, comme l’a souligné à juste titre le sénateur Cepeda dans un communiqué, il s’agit de la première décision judiciaire qui, outre des témoignages de tiers, contient aussi des preuves matérielles de flagrants délits commis par le sénateur qui dirige le Centre Démocratique (Uribe).
La sentence comprend des décisions qui auront un impact sur d'autres enquêtes et affaires impliquant l'ancien président Uribe dans le paramilitarisme, comme la formation de groupes paramilitaires dans l'une de ses haciendas, Guacharacas, les agissements du groupe paramilitaire des Douze apôtres, le cas des massacres de la Granja et El Aro dans la municipalité d’Ituango, et d'autres procédures judiciaires comme celle en cours devant la même cour contre un autre ancien gouverneur d'Antioquia, Luis Alfredo Ramos, pour paramilitarisme. La cour ordonne également une enquête sur ce qui s’est passé pour cette procédure dans la section d’écoutes du Bureau du procureur général d’où ont été organisées des fuites d’informations transmises à Alvaro Uribe et où, en outre, on a cessé d’enregistrer des appels importants au cours de l’enquête.
La question qui se pose à ce stade des investigations est de savoir si les juridictions compétentes oseront mener à bien les enquêtes judiciaires pertinentes. Si elles cesseront de craindre l'assaut des hordes uribistes. Si elles feront face aux recours judiciaires que les cabinets d'avocats les plus dévoués au service d’Uribe vont faire pour entraver les enquêtes. Si elles protégeront adéquatement les témoins dans les diverses procédures puisque plusieurs témoins impliqués ont été assassinés. Bref, si elles vont mettre fin à la peur et à la dissimulation qui ont été communes dans toutes ces procédures. Patience et longueur de temps…, comme dit l'adage.
Pedro SANTANA RODRÍGUEZ
Traduit par Fausto Giudice
24 février 2018
Source en castillan : https://www.sur.org.co/la-justicia-colombia-se-atrevera-investigar-alvaro-uribe/ Source en français : http://www.tlaxcala-int.org/article...