Homo sacer : interview de Giorgio Agamben par Antonio Lucci

Le 25 octobre 2018, est sortie en volume unique, aux éditions Quodlibet, l’œuvre qui a occupé Giorgio Agamben pendant vingt ans, le projet Homo sacer. Celui-ci, qui s’était ouvert avec le volume homonyme, sorti en 1995, s’est en effet conclu avec celui qui porte la numérotation IV.2, “L’usage des corps”, sorti en 2014. Dans les volumes qui font partie de cette œuvre, ont été définis et introduits dans le débat philosophique des concepts qui deviendront par la suite un patrimoine commun (quand ce ne serait que pour avoir fait souvent l’objet de critiques) dans la philosophie contemporaine : ceux de « sacertas », de « vie nue », de « camp », de « forme-de-vie », la dichotomie « bios/zôè », pour n’en citer que quelques-uns.

L’immense succès du premier volume du projet dans le monde anglo-saxon, en particulier, a créé les prémisses de la diffusion des débats lancés par Agamben au niveau planétaire (en ce moment, Agamben est selon toute vraisemblance le philosophe italien le plus connu à l’étranger) : on peut aussi compter parmi leurs répercussions ce qui devait par la suite être appelé l‘Italian Theory, c’est-à-dire un mouvement d’auto-réflexion et de questionnement de la philosophie italienne sur ses catégories fondatrices, qui a aussi (et surtout) investi le monde anglophone – désireux de comprendre comment on pouvait faire dialoguer un penseur comme Agamben avec d’autres auteurs, eux aussi italiens, qui ont animé les débats théorico-critiques des dernières décennies (Toni Negri et Roberto Esposito notamment). L’interview qui suit, qui se concentre principalement sur le projet Homo sacer et sur la structure du volume qui vient de paraître, est le fruit d’une réflexion de l’auteur de ces lignes sur les questions « architectoniques » de l’œuvre agambenienne. Je dois bien sûr un sincère remerciement à Giorgio Agamben pour s’être prêté à ce dialogue ; mais je voudrais aussi remercier ici mon ami Carlo Salzani pour les précieuses suggestions qui m’ont amené à la formulation de certaines des questions posées.

Antonio Lucci
 : Giorgio Agamben, ces jours-ci, sort, chez Quodlibet, une édition unique des neuf volumes d’Homo sacer, un travail qui vous a occupé pendant pratiquement vingt ans. Dans la préface du dernier volume de la série, L’usage des corps, vous souteniez vous-même qu’un ouvrage « peut seulement être abandonné », refusant, à l’époque, d’inscrire le mot « fin » sur ce projet. A trois ans de distance de la publication du dernier volume du projet, voyez-vous dans cette édition intégrale un travail définitivement clos, ou quelque chose qui peut encore admettre de nouvelles incorporations ?

Giorgio Agamben : Dans la pensée, comme dans la vie, il n’est pas facile de savoir ce qui est définitivement clos, et ce qui est encore ouvert. Une généalogie de la politique occidentale comme celle que j’ai entreprise dans Homo sacer pourrait continuer sans fin.  Dans ce sens, l’œuvre achevée est toujours un fragment. L’apparence d’achèvement d’une œuvre est due plutôt à des raisons pour ainsi dire architectoniques et stylistiques, et c’est seulement parce que l’édifice me semblait avoir atteint une forme cohérente que j’ai pu l’abandonner. La longue note de quinze pages sur le concept de guerre que j’ai ajoutée à Stasis dans cette édition est bien une incorporation au sens technique. Mais je préfère considérer d’autres recherches que j’ai publiées et que je pourrai éventuellement publier ultérieurement comme des œuvres autonomes. Du reste, chacun des neuf volumes réunis ici est né avec une vie propre et leur organisation dans un ensemble ne suit pas que des critères logiques et conceptuels. Si le premier niveau d’une composition philosophique est certes conceptuel, le dernier, comme le rappelait Walter Benjamin, est d’ordre musical.

Antonio Lucci : Une question concernant l’architecture générale du projet, qui tire son nom d’ensemble du volume I, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Originairement, ce volume est le seul à ne pas être numéroté, ce qui pourrait suggérer l’idée que le volume était conçu pour être auto-conclusif. D’autre part, la clôture de ce même livre ouvrait déjà à l’époque sur la possibilité d’un élargissement futur des recherches qui y sont présentées, comme l’indique le passage de conclusion : « Si nous appelons forme-de-vie cet être qui est seulement son existence nue, cette vie qui est sa forme et reste inséparable d’elle, alors nous verrons s’ouvrir un domaine de recherche qui se trouve au-delà de celui défini par l’intersection entre politique et philosophie, sciences médico-biologiques et jurisprudence. Mais d’abord, il faudra chercher comment, à l’intérieur des frontières de ces disciplines, on a pu penser quelque chose comme une vie nue, et de quelle façon elles ont fini, dans leur développement historique, par se heurter à une limite au-delà de laquelle elles ne peuvent pas poursuivre, sinon au risque d’une catastrophe bio-politique sans précédents ». (Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita, p 211). Quand vous avez pensé et écrit ce premier texte, vous aviez déjà dans l’idée de ne pas vous limiter à un seul volume, mais de faire d’Homo sacer un projet ?

Giorgio Agamben : Même si je savais avec certitude que j’avais entrepris une recherche de longue haleine, je n’avais pas encore une idée précise de son articulation. J’ai commencé à l’entrevoir plus clairement pendant que je travaillais à Etat d’exception. Je veux dire que j’ai compris qu’une étude comme la mienne devait nécessairement comporter une série de recherches archéologiques, qui sont celles qui ont formé la deuxième section de l’ouvrage (outre l’état d’exception, la guerre civile, le serment, l’économie, l’office – et il est évident qu’il aurait pu s’y en ajouter d’autres). Quant à la dernière section, comme votre citation le suggère, j’étais conscient depuis le début qu’elle devait être consacrée à une définition de la forme-de-vie.

Antonio Lucci : Les trois premiers volumes parus dans le cadre de ce projet, Homo sacer, Ce qui reste d’Auschwitz et État d’exception, sont clairement animés par un intérêt politique. Dans le premier, sont théorisées deux des catégories philosophiques qui auront par la suite le plus de succès dans la deuxième moitié des années 90 et la première décennie du nouveau millénaire : celles de « vie nue » et de « camp ». Des philosophes, des anthropologues, des sociologues, des géographes même, se sont servis de ces catégories philosophiques. Toutefois, dans les livre suivants, l’intérêt philosophique explicite semble laisser place à l’analyse archéologique, et les deux concepts cités plus haut perdent un peu, me semble-t-il, de leur centralité. Considérez-vous encore ces deux concepts comme centraux pour votre philosophie ?

Giorgio Agamben : Distinguer l’analyse archéologique de l’analyse politique n’a pas de sens. Une recherche philosophique qui ne revêt pas la forme d’une archéologie risque aujourd’hui de tomber dans le bavardage. Et pas seulement parce que l’archéologie est la seule voie d’accès à la compréhension du présent, mais, du fait que l’être se présente toujours comme un passé, il a constitutivement besoin d’une archéologie. Les deux concepts que vous avez mentionnés avaient leur place et leur sens dans une recherche archéologique sur la structure du pouvoir, et ils ne peuvent pas en être séparés. Certes, lorsqu’ils sont apparus au milieu des années 90, ces deux concepts ont suscité polémiques et scandale, et ce n’est pas sans mal que j’ai pu faire comprendre dans quel sens la production de la vie nue définissait l’opération fondamentale du pouvoir, et pourquoi c’était le camp, et non la cité, qui était le paradigme politique de la modernité. Aujourd’hui, dans les espaces intégralement dépolitisés de nos sociétés post-démocratiques, où l’état d’exception est devenu la règle, ces concepts sont devenus presque banals. Quoi qu’il en soit, on préfère souvent les utiliser de façon générique, en dehors du contexte dans lequel ils avaient été créés et duquel ils sont inséparables ; certains ont même simplement inversé la vie nue et la bio-politique, pour en faire des catégories positives, opération pour le moins imprudente.

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Antonio Lucci : Une question concernant toujours la première partie du projet, en particulier les volumes I et II. Si l’on considère le volume d’ouverture du projet, Homo sacer, et ceux présents dans la partie II, latinité et grécité s’avèrent en équilibre parfait, et déjà dans les titres des textes, trois latins (Homo sacer, Justitium, Opus dei) et trois grecs (Stasis, Horkos, Oïkonomia). Cette façon de ne vouloir donner la prééminence ni à la tradition grecque ni à la tradition romaine est-elle voulue ? Ou bien, malgré l’équilibre entre les titres, selon vous, dans le projet Homo sacer, l’une des deux est-elle prioritaire par rapport à l’autre ?

Giorgio Agamben : Je ne me préoccupais nullement de préserver l’équilibre entre les deux cultures classiques, et les titres ne doivent pas induire en erreur. Je travaillais sur des textes latins ou grecs sans idée préconçue, suivant les nécessités de la recherche, et, dans chacune de mes études archéologiques, les deux traditions s’entrecroisent continuellement. L’influence immense exercée sur l’Occident par le droit romain m’a souvent obligé à me confronter au monde latin, mais la Grèce, comme plus tard la théologie chrétienne, est également présente. Ce qui est plus décisif pour moi, c’est que l’enquête archéologique atteigne chaque fois un point où, entre le phénomène historique et les sources et documents qui nous l’ont transmis, il y ait un hiatus et non une coïncidence. En ce point, qu’on pourrait définir comme le point d’émergence du phénomène, ou, comme l’appelait Overbeck, sa préhistoire, sources et traditions viennent à manquer, et passé et présent, préhistoire et post-histoire se font face et semblent presque se toucher.

Antonio Lucci : Encore une question sur l’importance des diverses traditions philosophiques pour votre projet. Après la conclusion d’Homo sacer, vous avez publié un texte – Karman. Breve trattato sull’azione, la colpa e il gesto (2017) [Karman. Bref traité sur l’action, la faute et le geste] – dans lequel vous vous confrontez à une généalogie du concept de faute, et, - autant que je me souvienne, corrigez-moi si je me trompe - pour la première fois de façon suivie, à la pensée orientale. Karman n’aurait-il pas pu, peut-être, faire lui aussi partie de la section II d’Homo sacer ? Ou bien la pensée orientale est-elle trop éloignée du projet d’une archéologie de la politique occidentale ? Dit autrement : selon vous, les catégories philosophiques sous-jacentes à la structure conceptuelle du monde contemporain sont-elles principalement celles qui viennent de l’axe généalogique gréco-romano-chrétien, ou y a-t-il d’autres traditions qui ont influé de façon décisive sur notre présent ?

Giorgio Agamben : Je ne travaille que sur des domaines dont je peux contrôler les sources de première main. Cela ne veut pas dire que les traditions dont je ne connais pas la langue, comme les traditions orientales, ne m’intéressent pas : cela veut seulement dire que je ne peux pas prétendre en parler sérieusement. Dans « Karman », la pensée indienne ne fait pas l’objet d’une recherche archéologique, elle est seulement évoquée pour l’analogie qui, selon certains chercheurs, existe entre le terme sanskrit karman et le terme latin crimen, qui désignent tous deux l’action imputable à un sujet et lourde de conséquences.

Antonio Lucci : La partie II du projet est probablement celle qui, pour utiliser une catégorie que vous introduisez vous-même dans Signatura Rerum en 2008, procède le plus souvent par « paradigmes ». Si on regarde la nouvelle disposition et nomenclature des textes qui font partie du projet, il semble presque que deux catégories appartenant au monde romain, celles de Justitium et d’Opus dei, forment la parenthèse d’ouverture et de clôture dans laquelle s’insèrent trois catégories grecques, celles de Stasis, Horkos et Oïkonomia. Ces volumes de la deuxième partie d’Homo sacer, et leur ordonnancement, doivent-ils être compris comme interconnectés, à lire en continuité l’un avec l’autre ? Ou doivent-ils être pris justement comme des paradigmes qui – je vous cite – sont maintenus « dans leur dispersion » (Signatura Rerum, 81), dans le but de nous donner des images et Urszenen [scènes primitives] multiples qui ont conduit au cœur palpitant de notre époque ?

Giorgio Agamben : Encore une fois, les connexions sont dans les choses et non dans le caprice de l’auteur. Plus que des « scènes originales », je cherche à atteindre à chaque fois ce que Foucault appelait un a priori historique, qui coïncide pour moi, comme je viens de le dire, avec le point où apparaît un écart entre le phénomène dans son émergence et les sources et documents qui nous l’ont transmis, entre la préhistoire et l’histoire. En ce point, la recherche historique et la recherche archéologico-philosophique se séparent.

Antonio Lucci : Le volume III du projet porte maintenant le titre « Auschwitz », et non plus « Ce qui reste d’Auschwitz ». Comment avez-vous pu vouloir renoncer à la référence au « reste », qui est une catégorie si importante pour toute l’architecture de votre volume ?

Giorgio Agamben : Changer un titre ne veut absolument pas dire renoncer à un concept. « Reste » est une catégorie importante de mes recherches et j’ai même terminé depuis peu un essai qui s’intitule justement La lingua che resta [La langue qui reste].

Antonio Lucci : Dans une interview de janvier 2001 avec Hanna Leitgeb et Cornelia Vismann, parue dans la revue allemande Literaturen, vous définissiez Homo sacer III comme « ein ethisches Korrelat, eine Theorie der Subjektivität », c’est-à-dire « un corrélat éthique, une théorie de la subjectivité », aux théories exposées dans le premier volume d’Homo sacer. Vous êtes encore de cet avis, à savoir qu’ « Auschwitz » contient votre « théorie de la subjectivité » ?

Giorgio Agamben : La doctrine du sujet comme témoin qui est développée dans le troisième chapitre du livre sur Auschwitz reste pour moi fondamentale. Je suis encore convaincu que n’est vraiment humain que celui qui témoigne du non-humain, et que le sujet témoigne avant tout d’une désubjectivation. Et j’estime toujours vrai, comme me l’a appris Primo Levi, que le sujet est celui qui amène à la parole une impossibilité de parler.

Antonio Lucci : Vous faites souvent référence dans vos travaux, et depuis la fin du premier volume de la série Homo sacer, à la forme-de-vie. Le texte qui semble se rapprocher le plus de la description de ce qui a été, dans l’histoire de la culture occidentale, une forme-de-vie est De la très haute pauvreté. Là, le moine franciscain, dans la mesure où il devient pur « geste », c’est-à-dire incorporation de la règle monastique au-delà de son individualité, devient – me semble-t-il comprendre – forme-de-vie. A la fin d’Homo sacer IV.2, vous définissez l’âme, à la façon dont elle est décrite dans le Mythe platonicien d’Er, comme une forme-de-vie. Personnellement, j’ai vu dans le Polichinelle de Divertissement pour les jeunes gens (2015), dans le Majorana de Qu’est-ce que le réel ? (2016) et dans le Giorgio Agamben d’Auto-portrait dans un atelier (2017) trois portraits paradigmatiques de trois formes-de-vie. Pourriez-vous nous dire quelque chose de plus sur ce concept si important pour votre philosophie ? La forme-de-vie a-t-elle aussi une dimension politique ? Peut-elle, d’une certaine façon, se définir, ou bien appartient-elle à ce champ d’objets qui ne peut être décrit, mais seulement « montré » ?

Giorgio Agamben : La forme-de-vie n’a pas aussi une dimension politique, c’est un concept intrinsèquement politique. On pourrait dire, de façon quelque peu approximative, que la forme-de-vie définit la politique qui n’est plus fondée sur l’isolement de la vie nue, qui n’est plus, dans ce sens, une bio-politique. Un des résultats de mes recherches, c’est que, contre toute attente, la vie, dans notre culture, n’est pas un concept médico-scientifique, mais une catégorie philosophico-politique. Dans les 57 traités du Corpus Hippocraticum, qui rassemble les textes de la médecine grecque, le terme vie (zôè) n’apparaît presque pas, et en tout cas jamais avec un sens technique. En revanche, si l’on ouvre la Politique d’Aristote, le concept « vie » y acquiert, dès les premières pages, une fonction fondamentale. La vie (zôè), c’est ce sur l’exclusion de quoi se fonde la polis, ou, plus précisément, ce qui s’y trouve inclus à travers son exclusion, et elle joue ainsi le rôle de fondement négatif de la politique. Cette ex-ceptio, cette prise-hors ou exclusion inclusive de la vie se retrouve dans de très nombreux aspects de notre culture, pas seulement politique. Même l’isolement de la vie végétative (elle aussi d’origine aristotélicienne : Aristote détestait les plantes) qui est à la base de la médecine moderne, a une structure très semblable. Quant à votre référence au livre sur Polichinelle et à l’Auto-portrait dans l’atelier, il va de soi que, ce qui m’intéresse dans un être vivant, c’est toujours sa forme-de-vie.

Antonio Lucci : Une question sur les références philosophiques d’Homo sacer. Quand on lit vos volumes dans l’ordre chronologique, on a l’impression que, dans les premiers textes, les auteurs de référence étaient pour vous, principalement, Aristote parmi les Anciens, Benjamin et Schmitt parmi les contemporains. Par contre, si on considère les derniers volumes du projet, il semble que vous finissez par « tempérer » Aristote par Platon, en ce qui concerne la grécité, et que Foucault acquiert un rôle de plus en plus important, parallèlement à une importance de plus en plus faible de Schmitt. Dans L’usage des corps, en outre, vous revenez sur Heidegger, alors que, dans les derniers volumes d’Homo sacer, il semblait avoir perdu de son importance. S’agit-il seulement d’un usage des différents auteurs en fonction des différents contextes et intérêts de la recherche, ou votre intérêt philosophique s’est-il, au cours des dernières années, effectivement déplacé ? Quels auteurs considérez-vous comme vos interlocuteurs principaux dans le projet Homo sacer ?

Giorgio Agamben : Si l’on divise les philosophes, comme on l’a souvent suggéré, entre une lignée platonicienne et une lignée aristotélicienne, il est clair que je me situerais parmi les platoniciens et non parmi les aristotéliciens. Il est tout aussi évident que je me sens plus proche de Benjamin que de Schmitt. Mais une recherche comme celle d’Homo sacer ne s’élabore pas en fonction de descendances et de sympathies, mais, comme sur un champ de bataille, selon des nécessités d’ordre stratégique et tactique. Si j’avais suivi mes sympathies, je me serais certainement passé de compulser l’immense corpus de la théologie médiévale ou celui de la tradition juridique, mais je me serais ainsi laissé vaincre par des adversaires que j’espère au contraire avoir réussi à neutraliser.

Antonio Lucci : Il me semble que beaucoup des livres et essais qui ne font pas « officiellement » partie du projet Homo sacer sont pourtant très importants pour votre conception et pour son architecture. Je veux parler, en particulier, de ProfanationsQu’est-ce qu’un dispositif ? mais surtout de Le temps qui reste et L’ouvert. Celui-ci (explicitement, mais aussi, de façon implicite et insistante, Le temps qui reste) est le texte que vous citez vous-même le plus souvent parmi ceux que vous avez écrits (ce que vous ne faites presque jamais dans vos œuvres), tout spécialement dans L’usage des corps. D’autres textes, au contraire, - par exemple Auschwitz , ne reviennent jamais et ne sont jamais cités. Pouvez-vous nous éclairer le rapport entre ces textes (et d’autres) et ceux que vous avez inclus dans Homo sacer ?

Giorgio Agamben : Vous donnez peut-être trop d’importance aux distinctions formelles. Il est évident que toutes les parties de l’œuvre d’un auteur sont entrelacées l’une à l’autre, elles ne font que s’appeler et se répondre. Et, assurément, dans la mesure où L’ouvert contient une réflexion sur le concept de vie et sur la machine anthropologique qui divise et en même temps réunit l’animal et l’humain, il touche de près la recherche d’Homo sacer. Et une anthropologie du messianisme comme celle qui est développée dans Le temps qui reste ne peut remettre en question toute la conceptualité de notre culture. Dans une recherche comme la mienne – mais peut-être en est-il ainsi dans la pensée – tout est intimement lié.

Antonio Lucci : Une dernière question, si vous le permettez. Dans la préface à L’usage des corps, vous écrivez que votre recherche peut « éventuellement, être continuée par d’autres ». Qu’auriez-vous envie de dire au chercheur qui voudrait se lancer sur la piste indiquée par Homo sacer, pour tenter de « continuer » ce genre de recherche ?

Giorgio Agamben : Je suis convaincu que ce qu’il y a de plus précieux dans un ouvrage de pensée est sa capacité à être développé et continué par d’autres. Il ne s’agit pas seulement d’un principe méthodologique, mais aussi d’un véritable principe éthique que j’ai toujours essayé de suivre. Si je devais faire une recommandation aux jeunes chercheurs, ce serait justement de ne pas chercher à tout prix l’originalité, mais de s’efforcer plutôt de recueillir et de continuer ce qui, chez les auteurs qu’ils aiment, est resté inachevé ou non-dit. Mais, pour répondre à votre question, percevoir avec clarté ce qui, dans votre propre pensée, est resté inachevé ou non-dit, est, pour un auteur, extrêmement difficile. C’est pourquoi il est nécessaire que ce soit un autre qui le fasse.

Antonio Lucci 
Traduit par  Rosa Llorens
Édité par  Fausto Giudice


Merci à Tlaxcala
Source: https://www.doppiozero.com/materiali/homo-sacer-intervista-giorgio-agamben
Date de parution de l'article original: 29/10/2018
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