Le Brésil bolsonarrogant, ou la droite pop et la viralisation de la politique
Professeure adjointe à l’université fédérale de São Paulo où elle enseigne les Relations internationales, la chercheuse Ester Solano a rencontré et interviewé depuis 2017 des personnes d’origines sociales, de sexes et d’âges différents qui ont fait le choix de voter pour Jair Bolsonaro. L’occasion de mieux comprendre qui sont ces électeurs et comment un candidat aussi ouvertement misogyne et raciste a pu les séduire.
IHU On-Line — Comment avez-vous réalisé votre recherche sur les électeurs de Bolsonaro et quels sont les premiers résultats auxquels vous êtes arrivée ?
Ester Solano – J’ai commencé cette recherche en 2017, avant les élections car mon idée était de saisir un moment plus tranquille afin de voir non seulement qui étaient les électeurs potentiels de Bolsonaro mais également qui étaient ses sympathisants. J’estimais qu’à ce moment-là, ils devaient pouvoir s’exprimer avec plus de liberté, car maintenant, la situation est devenue plus tendue. En 2017, j’ai sélectionné 25 personnes de São Paulo ayant des profils économiques différents, donc des riches, des personnes de la périphérie, des hommes, des femmes, des homosexuels soit un total de 25 personnes et deux groupes d’adolescents d’une école de São Paulo. L’idée était d’essayer d’identifier le dénominateur commun à ces personnes les amenant à en faire des électeurs et des sympathisants de Bolsonaro.
IHU On-Line – Quel dénominateur commun avez-vous identifié ?
Esther Solano – Fondamentalement, le mouvement que je qualifie de « rébellion conservatrice ». Il s’agit d’un cri de défoulement, de mal-être, de désenchantement, un peu cette idée d’antisystème, de contestation des pouvoirs établis. Mais je dis également qu’il s’agit d’une rébellion conservatrice parce que les personnes ne voteront pas pour lui afin qu’il construise quelque chose de neuf, d’avant-garde, d’avenir mais, en réalité, pour retourner à un passé plus traditionnel, celui des valeurs chrétiennes, de l’ordre et de la tradition, de la hiérarchie. Je dis qu’il y a une politisation de l’antipolitique et, par ailleurs, un discours très anti-gauche, anti-PT, anticommuniste. Ceci montre très clairement un désenchantement et un rejet des causes identitaires, des mouvements féministes, noirs et LGBT qui se sont beaucoup développés dans le monde entier. Il y a donc une réaction à tout cela.
IHU On-Line – Comment cette notion que vous qualifiez de « rébellion conservatrice » se manifeste-t-elle dans le discours des personnes interviewées ? Que disent celles-ci qui vous permet d’inférer que ce discours constitue le noyau commun les conduisant à voter pour ce candidat ?
Ester Solano – Ce qu’elles disent, au fond, c’est que nous sommes à un moment de désordre social et de désordre politique provoqués par les crises politiques et économiques auquel s’ajoute un désordre des valeurs. Elles disent que ce moment chaotique existe parce que les féministes et le mouvement noir subvertissent l’ordre naturel des choses, ce qui conduit au mouvement LGBT. Ceci constitue pour eux, une menace à la famille traditionnelle, hétérosexuelle et aux valeurs traditionnelles. Par conséquent, elles se sentent menacées par cette évolution. C’est comme si nous étions une menace à la famille traditionnelle et à ses valeurs. C’est pour cela qu’elles disent que pour lutter contre cela, nous avons besoin d’un citoyen honnête et exemplaire, en d’autres termes, nous devons revenir à l’idée du citoyen qui se conduit toujours de manière éthique. Pour remettre les choses à leur place, nous avons besoin d’une personne forte, digne de confiance, religieuse, ayant des valeurs et qui accomplit ce qui a été décidé.
IHU OnLine – La motivation vis-à-vis de ces valeurs est-elle exprimée de la même manière par les personnes interviewées, quelle que soit leur origine sociale ?
Esther Solano - Le discours de Bolsonaro atteint les couches populaires mais il a une pénétration par capillarité et un impact bien supérieurs dans les classes moyennes et aisées. Ceci explique beaucoup de choses, tout d’abord le sentiment de classe sociale au Brésil, l’idée que les pauvres constituent une classe indésirable. C’est pour cela que ce discours a une forte répercussion dans les classes moyennes et chez les élites. A cela, s’ajoute un sentiment anti-PT très fort qui est une réaction conservatrice de rejet des programmes d’ascension sociale créés par le PT, tels que la Bolsa Familia et le programme des quotas. Les classes moyennes et riches se sont senties menacées par les pauvres qui ont connu une réelle ascension sociale et économique. Et, en ce sens, ce discours - déjà présent au Brésil et qui disait que le pays était très inégal, raciste et machiste - a provoqué une explosion de ce sentiment réactionnaire chez ces personnes qui se sont senties menacées par la montée des classes populaires.
Cette étude a également montré – et je vais en parler maintenant – que les soi-disant nouvelles classes moyennes qui avaient bénéficié des programmes du PT tels que le FIES, le ProUni, la Bolsa Família et Minha Casa Minha Vida se sont également appropriés le discours de la méritocratie, de l’individualisme, du rejet des pauvres et des programmes sociaux ; en d’autres termes, ces nouvelles classes moyennes adhèrent également à ce discours conservateur.
IHU On-Line – D’autres études qui abordent également le profil de l’électeur de Bolsonaro, démontrent que les intentions de vote en faveur de ce candidat sont motivées essentiellement par deux grands sujets, celui de la sécurité et celui de la corruption. Ces préoccupations apparaissent-elles également chez les personnes interviewées dans le cadre de votre recherche ?
Esther Solano – Oui. J’allais justement aborder ce point. La question de la sécurité est présente car personne ne réussit à résoudre les crimes graves mais cette préoccupation apparaît dans la proposition qui dit qu’un « bon bandit est un bandit mort », idée très simpliste et démagogique mais qu’une bonne partie de la société brésilienne fait sienne. Ceci est une proposition construite à partir de l’idée que l’honnête citoyen n’est pas protégé et que le bandit est ce jeune noir de la périphérie. Le bandit est celui qui doit être traité avec la force de la loi, l’autorité de la police, etc. Le thème de la corruption apparaît parce que Bolsonaro se présente comme un homme politique honnête, qui ne se laisse pas acheter. Il représente le retour de la question de l’éthique en politique.
IHU On-Line – Comment, analysez-vous l’évolution de la réaction à la candidature de Bolsonaro, de l’année dernière à nos jours ? Diriez-vous qu’il y a eu plus de rejet ou plus d’adhésion à sa candidature ?
Esther Solano – Je dirais les deux choses. Il est maintenant plus connu, tout particulièrement depuis une année, depuis la destitution de Dilma. Maintenant, en tant que candidat, il est plus en évidence. Il est vrai que la popularité de Bolsonaro a augmenté, depuis un an, mais le rejet également. Dans la mesure où il s’est radicalisé à l’extrême, ce discours facile a contribué à augmenter sa popularité, mais cela a également produit du rejet. J’imagine qu’il a maintenant atteint le plus haut niveau de popularité qu’il peut espérer, il est arrivé à la limite des intentions de vote en sa faveur.
IHU On-Line – Comment interprétez-vous le rejet de Bolsonaro ?
Esther Solano – Celui-ci se produit car bien que Bolsonaro ait un discours attirant, démagogique, simpliste sachant capter les sentiments de rage de la population, de frustration vis-à-vis du système, de défoulement, d’un autre côté, son discours a un contenu hautement antidémocratique, raciste, xénophobe et très souvent fasciste. Ceci provoque un dégoût profond et génère le rejet. En réalité, il crée cette tension sociale et divise beaucoup car Bolsonaro n’est pas un personnage conciliateur, c’est quelqu’un qui provoque une fracture interne car il est manifestement antidémocratique ; il divise le monde entre ceux qui sont avec lui et ceux qui sont contre lui.
IHU On-Line – Quelle analyse faites-vous de la popularité de Bolsonaro, dans le contexte politique des quatre mandats du PT à la présidence de la République et depuis les manifestations de juin 2013 ?
Esther Solano – Cette montée en puissance de Bolsanaro s’est produite parce qu’il canalise le sentiment de frustration ; il recueille le vote du désenchantement, du mal-être, de la crise car il a cette capacité à le faire. Il s’agit donc d’un vote de négation de la politique. En fait, c’est un homme politique traditionnel - il l’a toujours été - mais les gens disent que c’est une personne qui ne s’est jamais vendue, qui n’a jamais fait partie de ce qu’il y a de plus sale au cœur de la politique, qu’il n’a jamais été corrompu, qu’il a toujours été intègre, honnête.
IHU On-Line - Une partie de vos recherches vise à comprendre les motivations des femmes qui votent pour Bolsonaro. Quelles sont les raisons données par les femmes qui ont l’intention de voter pour ce candidat et celles qui refusent de voter pour lui ?
Esther Solano — Il est intéressant de noter que les femmes auront un rôle primordial dans cette élection, car la majorité des indécises sont des femmes et le rejet contre Bolsonaro est beaucoup plus élevé parmi les femmes. Les femmes qui votent pour lui culpabilisent, tout d’abord, les mouvements identitaires pour la crise actuelle. Cette nouvelle droite est très antiféministe.
Pour faire simple, elles disent reconnaître l’existence de problèmes liés au machisme, mais elles se disent antiféministes parce que le féminisme est également considéré comme une source de problèmes, dans la mesure les féministes provoquent des différences entre les hommes et les femmes qu’elles considèrent comme étant trop exagérées, folles. Les mouvements féministes et LGBT sont considérés comme un problème, ils sont fautifs. Elles disent aussi que la solution pour que le pays cesse d’être machiste - c’est-à-dire pour qu’il y ait une égalité - ne passe pas par la lutte collective au moment de l’élection.
La solution passe par la méritocratie, l’individualisme, le travail, les efforts, c’est-à-dire que si une femme veut être égale à un autre homme, elle doit travailler et elle réussira. J’ai également interviewé deux hommes qui s’identifient comme homosexuels de droite et qui ont dit la même chose : le Brésil est un pays homophobe, mais c’est en travaillant sérieusement que l’on devient l’égal d’un autre homme.
En revanche, le groupe de femmes contre Bolsonaro est très intéressant, car il nous a permis de voir que le Brésil est un pays très patriarcal en politique : c’est l’un des pires pays au monde pour les femmes qui sont en politique, mais il dispose d’un mouvement féministe très important et très organisé. Nous vivons donc ce paradoxe. Les femmes sont bloquées dans le domaine institutionnel, mais elles sont très actives dans les sphères de la mobilisation de rue.
IHU On-Line — Votre recherche vous a-t-elle permis d’identifier des électeurs de Bolsonaro qui aient déjà voté pour Lula ou Dilma ? Qu’est ce qui explique ce précédent vote pour Lula ou Dilma et celui pour Bolsonaro en ce moment ?
Esther Solano — Ces électeurs sont nombreux. En particulier parce que la plupart des Brésiliens ont déjà voté pour Lula à un moment donné de leur vie. À cet égard, nous devons tenir compte de certains aspects importants. Le premier est qu’il existe une très forte rhétorique selon laquelle le PT est devenu un parti corrompu.
Une autre chose que j’observe dans mes recherches, c’est que les gens qui ont voté pour Lula et qui maintenant votent pour Bolsonaro ne voient aucune incohérence car ils disent ceci : « quand j’ai voté pour Lula, c’était une personne honnête, il était différent, c’était quelqu’un qui était extérieur au système politique », un peu comme ils pensent que Bolsonaro l’est maintenant. Lula était aussi charismatique - comme Bolsonaro l’est maintenant - c’était quelqu’un qui parlait aux gens, qui savait comment communiquer, pour le dire simplement, quelqu’un sur qui on pouvait compter en raison de son éthique.
Lorsque j’entends ce récit des personnes qui ont voté pour Lula et qui votent maintenant pour Bolsonaro, je me rends compte que si l’un des motifs est « anti-PT », il y a également une idée très présente, d’un dirigeant fort et digne de confiance qui parle au peuple, qui est charismatique.
IHU On-Line — Il est courant d’entendre dire que les électeurs de Bolsonaro sont des fascistes. Certains chercheurs mettent toutefois en garde contre la conception erronée de cette association. Comment voyez-vous ce genre de catégorisation par rapport aux électeurs ?
Esther Solano — Oui, il y a une différence : Bolsonaro est clairement fasciste, car dans le fascisme, vous réduisez l’autre au silence. C’est quelqu’un totalement intolérante qui pense qu’un « bon bandit est un bandit mort », il a un discours xénophobe ; c’est une personnalité fasciste. Je crois qu’une minorité vote pour lui car elle est également fasciste. Ce sont des gens au discours extrêmement violent et raciste ; un électorat très violent et intolérant.
Mais il y a une masse silencieuse qui vote pour lui par rejet des pouvoirs établis, c’est un exutoire, qui ne peut pas être considéré, de fait, comme fasciste. Une partie du vote pour Bolsonaro est justifiée par la crise politique et économique : la population est abandonnée, perdue, déboussolée, elle ne fait plus confiance au système. Je pense qu’il faut différencier Bolsonaro, fasciste, les fascistes qui votent pour lui et cette grande masse silencieuse un peu perdue dont le vote migre par manque de confiance en qui que ce soit.
IHU On-Line — Les électeurs de Bolsonaro que vous avez interviewés vous parlent-ils de la politique économique qu’il propose ?
Esther Solano — Lorsqu’on leur pose des questions sur la politique économique, par exemple, presque personne ne la connaît. Ainsi, très peu de gens savent qui est Paulo Guedes. Ce n’est pas un inconnu des marchés financiers. et beaucoup se trompent en croyant qu’il mènera une politique nationaliste pour le pays. Peu de gens savent qu’il va pratiquer une politique ultralibérale, favorable à la privatisation et à la réforme de la sécurité sociale. Bolsonaro ne le montre pas, surtout parce qu’il veut faire figure de protecteur du pays, mais l’agenda ultralibéral de Paulo Guedes est contraire à cet objectif.
C’est un agenda qui ne mobilise pas, qui n’est pas approuvé et qui reste au second plan. C’est pour ça que les gens ne sont pas au courant. Si son programme économique était mieux connu, le rejet à Bolsonaro serait plus élevé.
IHU On-Line — Comment les autres candidats de cette élection font-ils contre-poids à Bolsonaro ? Leurs prises de position ont-elles renforcé ou repoussé le vote pour Bolsonaro ?
Esther Solano — Lorsqu’il y a des prises de position frontales contre Bolsonaro, sa base militante se mobilise. Mais je crois que la critique de son programme de gouvernement, de son programme économique, va s’intensifier à partir de maintenant. Ce que je trouve intéressant ce n’est pas tant la critique des candidats, que le mouvement des marchés, de la presse, un certain mouvement contre sa candidature, car on voit, d’une part, les pouvoirs se meuvent - presse, entrepreneurs, banques - et de l’autre, le vote de l’électorat ; il semble qu’il y ait des divergences entre ces acteurs.
IHU On-Line — Quel est le futur de la militance en soutien de Bolsonaro, après les élections ? Celle qui existe autour du candidat pourrait-elle avoir une continuité ou, comme d’autres ou aura-t-elle tendance à se dissiper ?
Esther Solano — Il est difficile de répondre à cette question. Mais je pense que ces militants ont des difficultés à s’articuler politiquement. Bolsonaro est un personnage politique très isolé ; il n’a pratiquement pas de parti, son parti est petit, il n’a pas d’alliances. Par conséquent, il s’agit de quelqu’un qui n’a pas de liens solides avec d’autres partis à la différence du MDB et du PT.
Ce qui se passera, s’il ne remporte pas les élections, c’est ce que j’appelle la "mobilisation de la sphère publique". C’est-à-dire qu’il restera un certain discours de haine , d’intolérance, par capillarité. Le fait de pouvoir exprimer des commentaires racistes en se justifiant de la liberté d’expression persistera comme idée politiquement correcte. L’ « anti-gauchisme » deviendra également très populaire dans la sphère publique. Il peut être difficile d’organiser cela au niveau politique en raison du manque de structuration de Bolsonaro, mais ce discours est déjà bien diffusé dans la sphère publique.
IHU On-Line — Vous voulez ajouter quelque chose ?
Esther Solano — Je voudrais souligner que le discours de haineporté par Bolsonaro est ce que j’appelle la "droite pop". C’est l’idée que la haine dans son discours, n’est pas présentée sous une forme dure ou classique, c’est plutôt un discours qui naît des réseaux sociaux. C’est quelque chose qui est perçu de manière folklorique, ludique et juvénile. C’est ce genre de manifestation que vous avez sur Facebook, à partir de mèmes Internet ; c’est la "viralisation" de la politique. Cela finit par avoir un effet pervers car les gens ne sont plus capables d’identifier le discours de haine dans les mèmes, et on ne voit plus, dans ce message, quelque chose d’amusant, de cool. C’est pourtant clairement antidémocratique.
Traduction et relecture pour Autres Brésils : Roger GUILLOUX, Luc DUFFLES ALDON