Les Inuits d’Alaska seront les prochains déplacés climatiques
Quand on leur demande combien de temps ils croient pouvoir continuer à vivre dans leurs maisons, la majorité des habitants de Kivalina sont en peine de fournir une réponse claire. Millie Hawley, directrice du département chargé de la relocalisation du village, est la seule à répondre catégoriquement : « deux ans. » Ne pas savoir combien de temps encore leur foyer restera un lieu sûr, telle est la réalité à laquelle s’affrontent les habitants de cette petite localité alaskaine.
Cette ville, petite comme un village, jonchée sur une langue de sable, agit comme une barrière naturelle entre la mer des Tchouktches et le lagon de Kivalina, à l’embouchure des rivières Wullik et Kivalina, convertissant l’atoll en une île. Son emplacement délicat rend cette enclave habitée hautement sensible à la montée du niveau de la mer – conséquence du réchauffement climatique et du dégel de l’Arctique.
Au cours de la dernière décennie, la localité a subi une perte importante de sa superficie. L’érosion causée par les dépressions saisonnières de plus en plus intenses et la montée du niveau de la mer rendent inéluctable, pour sa survie, le déplacement de la population.
En 2008, le gouvernement des États-Unis a approuvé une aide à la construction d’une digue de pierre sur toute la longueur de la côte de Kivalina, laquelle a permis de freiner la perte de terrain face à l’océan mais ne constitue en rien une solution pérenne au problème.
Malheureusement, selon les experts, la situation de Kivalina ne sera pas un cas isolé et deviendra certainement la norme dans beaucoup d’autres régions de la planète. Pour Kivalina, il n’y a pas de marche arrière possible, la relocalisation est l’unique issue. Si ces communautés alaskaines sont parmi les premières à subir de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique, ce qui survient dans l’Arctique affecte toute de la planète.
Le coût élevé que suppose la relocalisation du village de Kivalina constitue l’un des principaux obstacles à sa mise à exécution. Bien que personne n’avance de chiffres concrets ni de budgets arrêtés, le coût d’une telle relocalisation est estimé à 400 millions USD (environ 346 millions d’euros).
Mais en dehors des dates et des chiffres encore non confirmés, selon Mme Hawley, une chose qui a bien été scellée pour 2019 : c’est le commencement des travaux de construction d’une route destinée à l’évacuation des habitants. Un chantier dont le budget est estimé à 55 millions USD (approximativement 48 millions d’euros). A l’heure actuelle, les seuls moyens de rejoindre ou de quitter Kivalina sont : l’avionnette, toute l’année et, de juillet à octobre, le bateau. Ce qui implique qu’en cas d’inondations imprévues ou de houles fortes, la population ne disposerait d’aucune échappatoire sûre.
D’après les experts, la montée annuelle des températures relevée dans l’Arctique est deux fois plus élevée que la moyenne mondiale. Les hivers commencent de plus en plus tard, sont plus courts et moins froids. L’une des conséquences est la banquise, qui servait auparavant de barrière de protection naturelle à Kivalina, qui se rétracte tout en s’amincissant. Ce qui a non seulement une incidence sur le niveau d’eau et l’érosion du terrain, mais affecte aussi directement le mode de vie des Iñupiats, l’ethnie esquimaude à laquelle appartient la population de Kivalina.
La chasse et la pêche constituent la principale source de subsistance pour les quelque 400 habitants de la localité, pour autant la survie de ces familles est étroitement liée à la conservation et la prévisibilité de l’écosystème qui les entoure. Les changements climatiques sont, toutefois, en train d’affecter les saisons, les périodes migratoires et les habitudes des espèces que les Inuits ont coutume de chasser et de pêcher.
Austin Swan Sr., maire du village, explique : « Nous avons dû nous adapter à des saisons de chasse différées pour la majorité de nos denrées de subsistance, et ce à cause d’évolution des périodes migratoires. Par exemple, la chasse à baleine. Nous n’avons pas capturé de baleine depuis 1994, et c’est dû à l’état instable des couches de glace. Elles ne se forment plus avec la même épaisseur qu’auparavant et ne se chevauchent plus, non plus, comme avant. Nous devons faire extrêmement attention à la direction des vents et aux courants de glace, surtout quand nous dressons notre campement sur la banquise marine. »
À Kivalina, l’initiation des Iñupiat à la chasse et la pêche commence si jeune qu’ils sont déjà des experts lorsqu’ils atteignent l’adolescence. Kyle Sage a 27 ans et a commencé à pêcher aux côtés de son grand-père dès l’âge de quatre ans : « J’observe de nombreux changements, le changement climatique est bien là. Il y a 15 ans, en novembre, nous serions déjà sur la banquise à chasser alors qu’aujourd’hui, il n’y a même pas de glace. » Malgré les difficultés et le besoin d’adaptation constant, pas un seul des jeunes de la localité n’envisage la possibilité de quitter sa communauté.
En tant que peuple indigène, l’apprentissage de leurs coutumes dès l’enfance permet de consolider la préservation de leur culture. Alexis Halley va plus loin. Elle a 25 ans, est mère de deux enfants et fait des études d’ « administration tribale » (tribal management) à l’Université d’Alaska Fairbanks. Quand elle aura fini ses études, elle espère aider sa communauté. « Ce semestre-ci, je suis mes cours à distance mais le suivant, quand mon fils cadet sera un peu plus grand, je déménagerai à Fairbanks pour compléter mes études. »
Le paradoxe de l’Alaska est qu’il est en même temps victime et bourreau, dès lors que son principal moteur économique est l’industrie pétrolière. Cet État du nord-ouest des États-Unis recèle une des principales réserves pétrolières du pays, le convertissant en territoire d’importance stratégique pour la sécurité énergétique des États-Unis. L’Alaska Oil and Gas Association estime qu’il y a plus de 50.000 millions de barils de pétrole encore inexploités et force pressions sont exercées pour que les forages soient autorisés.
Le président américain Donald Trump a déclaré publiquement à maintes reprises qu’il ne croyait pas au changement climatique, soutenant qu’il s’agit d’une invention des scientifiques. Diverses mesures qu’il a prises depuis le début de son mandat – de la sortie de l’Accord de Paris sur le climat à la dé-sanctuarisation des espaces naturels protégés – laissent suggérer qu’on est encore loin d’inverser la tendance en cours dans l’Arctique, et ce en dépit de l’énième avertissement du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat dont le dernier rapport demande, pour éviter toute catastrophe, « une transition rapide et de grande portée englobant la terre, l’énergie, l’industrie, les bâtiments, le transport et les villes ».
Si le potentiel commercial pour certains est clair, les conséquences pour tous le sont également.
Alberto Barba Pardal
Equal Times