Histoire de ceux qui n'existent pas (7). Les yeux de Feroz, par Agathe Nadimi
Il y a dans les yeux de Feroz toute la profondeur de l’Humanité, l’immensité du monde qu’il a parcouru, la douleur de ce qu’il a laissé derrière lui, les cicatrices de cette enfance dévastée, le vide et la force vive de ceux qui en ont bavé, ont trop enduré.
Les yeux de Feroz ont trop vu à deux pour tous les yeux.
Il y a un fond profond dans les yeux de Feroz.
Si les yeux sont le reflet de l’âme alors on voit dans tes yeux de bouleversantes bavures qu’on aimerait ne jamais voir dans les yeux, dans l’âme d’un enfant.
Il y a dans tes yeux qui ont vu la mort, la haine, l’infâme et l’impensable inacceptable, une fabrique à larmes et aux espoirs. Combien de litres de larmes ont-ils fabriqués tes grands yeux et combien d’espoirs se cachent dans leurs reflets ?
Dis Feroz, de quelle couleur sont tes yeux, pourquoi changent ils de couleur, sont-ils comme toi qui oscille entre passé et avenir, peines profondes et rires futiles ? Ont-ils pris l’habitude de changer de couleur pour t’aider à oublier et à avancer, entre passé et avenir, ça vacille. Peut être un pour chaque ? Tes yeux sont-ils les complices du petit caméléon que tu es ?
Ont-ils changés de couleur à force de camouflages au fil des passages ?
Seront-ils tes complices aussi pour t’aider à trouver la couleur de la sérénité, l'harmonie sur le nuancier de ta vie ?
Je te regarde, je vois tes yeux délavés d’avoir trop pleuré se fixer dans le vide et puis, d’un rien, d’un battement de main comme un coup de baguette magique qui vient les surprendre, ils s’illuminent.
Soudain, tes grands yeux fixent la couleur pistache, s’apprivoisent comme ton regard qui devient doux comme le miel, succulents et subtiles mélange qui compose la recette parfaite de cet orient que tu as laissé derrière toi et que tu soigneras jusqu’au fond de tes grands yeux, de ton âme jusqu’à trouver le mélange parfait sur le nuancier de l’espoir.
Je vois l’espoir dans ton âme te regagner et soudain, tes yeux se fixent de ce vert profond, scintillants, prêts à se transformer en fabrique à vœux des innombrables étoiles filantes.
Il faudra du temps pour que tes yeux et ton âme se remettent et que l’éclatante couleur d’une insouciance se fixe.
Leur couleur est délavée d’avoir trop pleuré, laisse leurs le temps, la douceur du miel au reflet pistache de cet orient que tu as laissé derrière toi c’est toi.
Et jour après jour, les larmes arrêteront de les délaver, elles s’arrêteront de dévaler, la fabrique à larmes c’est comme un océan qui a un fond bien moins atteignable que l'infini du ciel, des rêves, des étoiles.
Lève tes grands yeux au ciel, regarde la magie de cet horizon.
Le vert profond va bien à tes yeux.
Tes yeux sont vert rare.
Dis Feroz, combien de temps te faudra-t-il pour que ton regard si profond ne reflète que la force vive, l’espoir et tes rires ?
Au fil des jours je vois qu’il change et que le nombre de larmes qu’il a versé, devient peureux, craintif, fougueux, je vois ton regard rieur, de plus en plus rieur. Il gagnera parce qu’il y a des rires et des rêves plus forts que les larmes dans l’âme d’un enfant et qu’il suffit d’un rien pour que ton regard rieur triomphe. Fort, puissant, profond bonheur est ton regard rieur.
Tu as les grands yeux pistaches à la douceur du miel de ce que le monde peut t’offrir et dans tes yeux le vert espoir est bien la couleur de demain.
Dans tes yeux hier est douloureux et demain n’est pas qu’un détail.
Merci d'être venu de si loin et de me regarder dans les yeux.
Il y a la mort, la vie, la fragilité,
la douceur, l'enfance et la force,
la tristesse et la joie, les regrets et les rêves, l'angoisse et l'insouciance, l'horizon, le ciel,
la voie lactée, les étoiles,
le soleil et la lune, l'eau,
les pistaches et le miel,
il y a l’Humanité dans tes yeux.
Agathe Nadimi
Enseignante et mère d’un adolescent de 14 ans, Agathe Nadimi a été touchée par l’histoire des migrants qui vivaient dans un camp de fortune à la station de métro Stalingrad à Paris, en 2016. Citoyenne solidaire, elle leur vient en aide depuis plus d’un an. Histoires de ceux qui n'existent pas, ou le non accueil des mineurs venus d'ailleurs, sa chronique dans L'Autre Quotidien, raconte cet engagement.