Le modèle allemand, champion des inégalités, va-t-il plomber la France ?
Dimanche, les Allemands voteront pour élire leurs députés au Bundestag, et reconduiront, selon toute vraisemblance Angela Merckel au poste de chancelière. Nous republions cet article paru cet été, dans lequel nous examinons comment l'Allemagne est devenue le pays d'Europe où les inégalités sont les plus fortes et le nombre de pauvres le plus élevé.
Même le FMI s’en inquiète. Dans son rapport annuel publié le 15 mai dernier, l’institution financière mondiale met en garde l’Allemagne contre l’augmentation de la pauvreté dans le pays. « Malgré un filet de sécurité sociale bien développé et une forte progression de l’emploi, le risque de pauvreté relative demande une attention continue », alerte-t-il en effet. Il déplore par ailleurs « la lente augmentation du risque de pauvreté générale » dans le pays. Le taux de pauvreté atteint 17% Outre-Rhin, contre 14% en France, selon les chiffres d’Eurostat. Est considérée comme pauvre une personne percevant 60% du revenu médian, soit 935 euros en France et 950 en Allemagne.
Une santé économique allemande insolente
Pourtant, économiquement, tous les voyants sont au vert. La croissance est au beau fixe avec 1,9% en 2016, contre une moyenne de 1,7% dans la zone euro. Toujours en 2016, le pays a engrangé des excédents commerciaux records, à faire pâlir d’envie ses voisins : 252,9 milliards d’euros, contre « seulement » 244,3 milliards en 2015. En 2016, les importations ont progressé tandis que les importations reculaient. Quant au taux de chômage, il est toujours historiquement bas, à 5,8%, contre 9,3% en France. Un facteur rarement cité lorsqu’on parle du chômage en Allemagne c’est le taux de fécondité, l’un des plus bas d’Europe, malgré une politique nataliste extrêmement coûteuse (55,4 milliards d’euros par an). Avec 1,5 enfant par femme, le pays est bien loin du seuil de naissance -2,1 enfant par femme- qui permettrait d’assurer le renouvellement des générations.
Un record peu enviable
Mais cette insolente santé économique allemande ne profite pas à tout le monde. Les réformes Hartz, saluées partout comme « les courageuses réformes du chancelier Gerhard Schröder » ont profondément modifié la société allemande à partir des années 2000. A coup de mini-jobs payés au lance-pierre, mais aussi de baisse des pensions de retraite et de l’indemnisation du chômage, l’Allemagne a atteint un record peu enviable : elle est, de tous les Etats occidentaux, le pays où les inégalités progressent le plus rapidement selon le classement de l’OCDE. Bonne élève de la classe européenne, l’Allemagne de Merckel affiche un excédent budgétaire de 18,5 milliards d’euros, soit 1,2% du PIB. Malgré ces excédents, l’Etat fédéral rechigne à investir dans les infrastructures, au point que l'état des routes, catastrophique, est devenu l'un des enjeux de ces élections.
« Des résultats étonnants »
La montée en flèche des inégalités interpelle les économistes allemands qui s'étonnent de ces résultats. Pour Marcus Grabka, économiste du DIW, l’institut allemande de recherche économique, « entre 2006 et 2011, le chômage a reculé de moitié ». L'économiste qui ajoute que « cela devrait se répercuter sur la répartition des revenus ». C’est pourtant l’inverse qui s’est produit. Un résultat qu’il impute directement aux réformes Hartz. Plus de dix millions d’Allemands travaillaient ainsi à temps partiel en 2010 contre 3 millions en au début des années 2000. Plus de 7 millions d’emplois seraient des mini-jobs, selon l’Office fédéral de la statistique, ces emplois payés moins de 400 euros par mois et non assujettis aux cotisations sociales salariales. Les familles monoparentales, dont le nombre est en augmentation, les chômeurs et les retraités sont les plus exposés au risque de pauvreté avec les étrangers, dont un tiers vivent sous le seuil de pauvreté. Un chiffre terrible résume bien cette augmentation de la pauvreté : selon Eurostat, 5,4% des Allemands sont privés des ressources, des biens et des services indispensables à la vie. Et cela, faut-il le rappeler, dans l’un des pays les plus riches du monde.
Deux fois plus de milliardaires qu’en France
A l’autre bout du champ économique, les riches sont toujours plus riches. Le niveau de vie des 10% d’Allemands les plus riches est 8 fois supérieur à celui des 10% les plus pauvres, toujours selon l’institut fédéral de la statistique. Quant aux 1% les plus riches, ils concentrent 25% de la richesse nationale Outre-Rhin, contre 18% en France. Il y a, en Allemagne, presque deux fois plus de milliardaires qu’en France, dont les deux tiers sont des héritiers, contre 50% dans l’hexagone. Ceci devrait totalement infirmer la « théorie du ruissellement », sur laquelle repose implicitement les politiques mises en œuvre par l’Allemagne et qui se sont généralisées à toute l’Europe. Selon les « trickle down economics », d’inspiration éminemment libérale, les revenus des plus riches contribueraient aux emplois, à la croissance et donc à la richesse de tous. C’est tout le contraire que nous enseigne l’économie allemande. Non, lorsque les riches s’enrichissent, les pauvres n’en profitent pas.
L’Allemagne autrefois plus égalitaire que la France
L’Allemagne n’a pas toujours été ce pays fortement inégalitaire. Dans une tribune parue dans le Monde du 2 juin 2017, l’historien allemand Hartmut Kaelble, mettait en garde contre la volonté du gouvernement d’Edouard Philippe de mettre en œuvre des réformes calquées sur celles accomplies par l’Allemagne dans au début des années 2000. « On oublie cependant, écrivait-il, que les différences entre la France et l’Allemagne ont, ces dernières années, tourné à l’avantage de la première dans un domaine important : celui des inégalités sociales ». L’historien rappelle que, au début de la Ve république, les différences de revenu étaient plus faibles en Allemagne, y compris fédérale, qu’en France. Avant que cette situation ne s’inverse dans les dernières décennies.
Des excédents budgétaires allemands qui plombent l’économie de ses voisins
« L’économie allemande est devenue une économie du discount et de la finance, qui nourrissent l’inégalité sociale », ajoute Helmut Kaelble, qui déplore que les gouvernements allemands des dix dernières années n’aient jamais mené les réformes qu’il estime nécessaires : celle de l’impôt sur le revenu et de la taxation de l’héritage. Et de nous inviter à la prudence : « Modèle allemand ? Réfléchissez bien ». D’autant qu’il est paradoxal de mettre sans arrêt l’accent sur les déficits budgétaires de la France et des pays du Sud, alors que les excédents commerciaux allemands sont aussi une source de problèmes, car ils pèsent sur l’économie de ses voisins.
La compression des salaires
Le cœur du problème, selon la fondation européenne Robert Schumann, qu’on ne peut suspecter d’être squattée par de dangereux gauchistes, c’est que l’ensemble des pays européens se sont mis à emboîter le pas de l’Allemagne afin de compresser les coûts salariaux. Entendez par là : réduire la part des salaires dans la richesse produite. « Réciproquement, la part des profits a cru sur la période », indique la fondation, « qui note que la faiblesse des salaires a nourri celle de la demande, qui a encouragé des bulles immobilières et de crédit ». Qui dit bulle immobilière dit gonflement artificiel des patrimoines immobiliers et donc accroissement des inégalités, de patrimoine, en plus de celle, déjà notée, des revenus.
Le modèle allemand inspire les politiques économiques de la France
Or, le programme de Macron, que le gouvernement d’Edouard Philippe a pour mission de mettre en œuvre, devrait encore accélérer ces mutations dans notre pays. La réforme du Code du travail va accroitre la précarité et peser sur l’évolution des salaires. Les retraités ne seront pas mieux lotis et la réforme de l’assurance chômage sera un vrai coup de massue pour les personnes sans emploi. C’est bien un changement de modèle économique qui se profile en France, inspiré d’un modèle allemand qui nourrit la pauvreté et les inégalités. En France, ce qu’on appelle les revenus de transfert -issus des mécanismes de redistribution sociale- ont jusqu’ici permis de limiter la casse, y compris lors de la grande crise de 2008/2009. Mais jusqu’à quand ?
Véronique Valentino