La fin de la révolution : la Chine et les limites de la modernité. Un entretien avec Wang Hui

Le phare de la « Nouvelle Gauche » chinoise (un terme à prendre avec des précautions, comme il en prévient lui-même, le contexte chinois étant radicalement différent du nôtre) parle à openDemocracy des leçons de l’agitation ouvrière, du tabou de la Révolution Culturelle et de la politique post-parti.

Wang Hui est professeur au département de langue et littérature chinoises à l’université Tsinghua à Pékin. En 1989, il a participé aux manifestations de la place Tian’anmen et a suite à cela été exilé en camp de rééducation dans la province du Shaan…

Wang Hui est professeur au département de langue et littérature chinoises à l’université Tsinghua à Pékin. En 1989, il a participé aux manifestations de la place Tian’anmen et a suite à cela été exilé en camp de rééducation dans la province du Shaanxi. Par ses critiques des politiques gouvernementales, il a émergé comme une des voix majeures de la Nouvelle Gauche chinoise. Wang a été désigné comme l’un des 100 intellectuels les plus importants par Foreign Policy en 2008. Il a reçu en 2013 le prix Luca Pacioli.

En tant qu’homme de gauche et écrivain ayant passé les quatre derniers mois à Pékin, les différentes manières dont la capitale est hantée par ses fantômes maoïstes m’ont fasciné. Des restaurants à thèmes sur la Révolution Culturelle aux soirées d’opéra révolutionnaire, la mémoire de la Révolution est réduite à une culture pop hautement marchandisée et à une nostalgie dépolitisée.

Chaque matin, en traversant à vélo l’université de Pékin pleine d’étudiants, je passais devant le « triangle » du campus où les manifestants s’étaient jadis massés pendant les protestations exaltantes de 1989. Alors que cette génération avait fait son chemin durant l’ère des réformes, je me demandais à quel héritage elle s’était raccrochée.

Wang Hui était là en 1989. Des années plus tard, se souvenant avec amertume, il écrit : « Au moment où j’ai quitté la place Tiananmen  en compagnie du dernier groupe de mes camarades de classe, je ne ressentais que colère et désespoir. » Mais, banni et envoyé dans un camp de rééducation dans la province du Shaanxi, Wang a fait des découvertes qui lui ont ouvert les yeux sur les injustices auxquelles la Chine rurale était soumise : « J’ai soudain réalisé à quel point ma vie à Pékin était éloignée de cet autre monde ». La voix de Wang a émergé comme celle de l’un des quelques penseurs critiques chinois capables de déchirer le voile de l’amnésie culturelle collective du pays, à travers ses attaques ravageuses contre le coût social et écologique du miracle chinois. Ce courant de pensée de gauche offre un contre-point vital aux « Lumières » libérales chinoises qui prônent des réformes néolibérales. En parlant avec Wang, désormais spécialiste de l’histoire intellectuelle chinoise à l’université Tsinghua de Pékin, j’ai commencé à sentir combien l’héritage révolutionnaire est en réalité inséparable de la vie intellectuelle et des conflits de travail qui sont en train de façonner la Chine moderne.

La Chine révoltée ?

Refusant de trouver le salut dans la dichotomie État-marché, la pensée critique de Wang s’enracine dans une profonde sympathie pour le potentiel des mouvements ouvriers. Une contribution précieuse a été le propre combat de Wang Hui il y a des années contre la privatisation illégale d’une usine de textile dans sa ville natale de Yangzhou, où il a aidé les travailleurs à mener une action en justice contre le gouvernement local.

La « petite histoire » de Wang, m’a-t-il expliqué autour d’une tasse de thé dans son bureau de l’université, est une façon de rentrer dans le plus large « paysage macroscopique de la Chine, de la fin des années 90 aux premières années de ce siècle, dans lequel la privatisation des entreprises et des industries d’État a laissé un nombre immense de travailleurs sans emploi, sans aucune compensation décente. » Le tournant capitaliste de la Chine, entrepris à la fin des années 70 sous la conduite de Deng Xiaoping, a consisté en un projet de privatisation à travers lequel les fonctionnaires du Parti et de l’État se sont enrichis.

« La base institutionnelle de la corruption », argumente Wang, découle directement de cette propriété privée des entreprises étatiques. « La corruption ne concerne pas seulement la corruption des individus », me rappelle-t-il, « mais aussi le processus de privatisation à travers lequel nombre de ceux qui sont au pouvoir, en accord avec les investisseurs, peuvent faire passer l’argent de la propriété publique dans des poches privées, et se débarrasser de la responsabilité de l’État vis-à-vis de la classe ouvrière ». Ces derniers temps, distinguer public et privé en Chine n’a presque aucun sens. Pour les deux, c’est la bureaucratie qui gouverne, selon une logique partagée de pacification politique, de croissance économique et d’ intérêts égoïstes d’une petite classe de possédants. Pendant les années 90, il y a eu l’espoir libéral que les nouveaux entrepreneurs chinois créeraient une avant-garde démocratique. Mais c’était oublier que la nouvelle élite d’affaires était complètement dépendante de l’État à parti unique et par-dessus tout de son exploitation de la force de travail.

Wang a systématiquement centré ses concepts de justice sociale autour de l’importance des mouvements sociaux. L’une de ses plus grandes intuitions intellectuelles a été de montrer comment les interprétations néolibérales occidentales des manifestations de Tiananmen en 1989, considérées comme de purs mouvements étudiants pour les droits démocratiques, n’étaient pas parvenues à comprendre que d’autres composantes de la société avaient façonné leur ton de défi socio-économique, se mobilisant en masse contre les privatisations et en anticipant les futurs mouvements d’opposition à la globalisation néolibérale. La dernière phase de Tiananmen s’était trouvée renforcée par les soubassements profondément socialistes d’une participation ouvrière importante, se soulevant en soutien aux étudiants, et c’était la perspective d’arrêts de travail massifs qui avait fait si peur aux élites du Parti, les poussant au massacre du 4 juin 1989.

Mais si l’ampleur de la participation ouvrière avait imprégné 1989 d’un remarquable potentiel, qu’en est-il des éruptions incessantes de luttes ouvrières d’aujourd’hui ? La classe ouvrière chinoise se bat, écrit Eli Friedman dans un récent essai pour le journal radical Jacobin, dans ce qui est « indéniablement l’épicentre de l’agitation sociale mondiale ». Mais la pensée d’une telle résistance laisse Wang Hui plutôt froid : « La Chine peut bien avoir la plus grande classe ouvrière du monde, c’est une autre histoire que de parler de sa dimension politique. Bien sûr, chaque jour, on voit différentes manifestations, mais qu’en est-il de leur conscience de classe ? On voit essentiellement des luttes centrées sur l’augmentation des salaires ou sur certaines garanties sociales. C’est une bataille légale centrée sur les droits individuels plutôt que sur ceux de la classe ouvrière. »

Manifestation ouvrière

Manifestation ouvrière

« Mais nous avons aussi des grèves, comme celle qui a eu lieu à l’usine Honda il y a quelques années », concède Wang. « De telles grèves relancent les luttes collectives, que ce soit contre le patron ou les gouvernements locaux à cause du traitement injuste des travailleurs, ou comme dans le cas de la grève chez Honda, quand les travailleurs essaient d’établir un nouveau syndicat par eux-mêmes. C’est une forme plus classique du mouvement de lutte des classes, dans son organisation, mais il n’y en a que peu de cas. » La relocalisation du capital industriel des régions côtières vers l’intérieur du pays est un nouveau développement qui a aussi influencé les luttes ouvrières. «  Quand un capital global comme Foxconn a déménagé vers l’intérieur, particulièrement après la crise financière de 2008, ils ont tout à coup été confrontés à la réalité de la pénurie de main d’œuvre. Cela les a obligés à améliorer les conditions de travail », explique Wang. « Cependant », ajoute-t-il, « on est loin d’une conscience de classe pleinement formée. »

Plus de 400 millions de travailleurs dans des entreprises d’État ont été licenciés au milieu des années 90, pour être remplacés par une nouvelle classe ouvrière constituée de travailleurs migrants ruraux. Pendant ce temps, le système du« hukou », l’obligation d’enregistrement des ménages donnant droit à une carte de résidence, maintient ces travailleurs dans un violent état d’apartheid, officialisant le refus de l’éducation et des droits de protection sociale pour les paysans, leur imposant des salaires bas, et refusant de les laisser s’installer dans les villes. Cette séparation spatiale signifie que les luttes des migrants (de l’intérieur) resteront spontanées, isolées, et montreront de la même façon peu de signes d’une conscience de classe.

Place Tien An Men

Place Tien An Men

L’absence d’une conscience croissante parmi cette classe ouvrière en pleine expansion peut apparaître comme une contradiction. Mais cela a été imposé de façon très opportune par les privatisations, qui ont supprimé la puissance politique de la classe ouvrière en administrant un coup fatal au secteur des travailleurs d’État. Le moral de ceux qui restent dans le secteur public est bas, alors que les migrants ruraux n’espèrent pas le moindre droit. Et le souvenir indélébile de Tiananmen a déterminé le modèle répressif du gouvernement face à la résistance ouvrière. En 2002, pendant la lutte des travailleurs du champ pétrolier de Daqing, on a envoyé les tanks pour encercler la ville. « Dans la Chine du vingtième siècle, la classe ouvrière était petite par comparaison avec la population – seulement quelques millions en 1949. Maintenant nous avons des centaines de millions de travailleurs. Pendant la Révolution Culturelle, on voyait différentes formes de politiques de classe actives. Mais maintenant avec la plus grande classe ouvrière au monde, il n’y a pas de politiques de classe comparables », dit Wang, ajoutant : « et c’est là que je commence à parler d’une crise de dépolitisation. »

Place Tien An Men pendant la révolution culturelle

Place Tien An Men pendant la révolution culturelle

Le spectre de Mao

Le mouvement chinois appelé la « Nouvelle Gauche » est fondamentalement différent de la nouvelle gauche occidentale des années 60. Ce terme désigne une interrogation émergente sur la globalisation et la privatisation de la part de la gauche chinoise, différente du défi des vieux staliniens, et en réalité elle a pour origine une étiquette visant à dénigrer certains intellectuels accusés de vouloir retourner à la Révolution Culturelle.

Mais calomnie à part, il ne fait pas de doute qu’il y en a parmi la Nouvelle Gauche chinoise qui croient que la tradition révolutionnaire chinoise est loin d’être épuisée. « J’ai grandi pendant la Révolution Culturelle, en tant qu’élève à l’école primaire et au collège. Notre génération était donc assez familiarisée avec les ouvriers, les paysans et la technologie industrielle. Chaque semestre, nous allions dans des usines à la campagne pour travailler avec les paysans et les ouvriers. À l’époque, les élèves avaient une expérience sociale plus vaste », se rappelle Wang. « Pour notre génération, c’était notre expérience, et je crois vraiment qu’il y avait là des éléments positifs. »

Wang met en garde contre le risque de faire des simplifications faciles et de réduire la Révolution Culturelle à un phénomène de loi de la populace. De telles analyses se trouvent si souvent adossées à l’aversion libérale pour les luttes ouvrières, de peur que de tels mouvements ouvriers n’aillent au-delà des simples revendications de droits civils et n’appellent à une redistribution du pouvoir et des richesses. « La Révolution Culturelle est-elle une période historique, une campagne, ou un mouvement pluriel ? Nous devons nous demander ce que nous voulons dire quand nous parlons de Révolution Culturelle », affirme Wang. « Si vous la définissez comme une période monolithique, alors vous la condamnez à cause des tragédies qui ont eu lieu, sans aucune analyse des responsabilités pour de telles tragédies, ni de leur causes, et sans vous demander s’il n’y a pas aussi des valeurs plus radicales, progressistes à trouver dans ces événements. Parler de bien et de mal, ce n’est pas une analyse historique. »

« Personne ne peut défendre la Révolution Culturelle comme un tout, et vous ne pouvez pas dire non plus qu’une période historique n’était qu’une erreur complète », poursuit Wang. « Nous parlons de la Révolution Culturelle principalement du point de vue des élites. Mais très peu en parlent de la perspective des ouvriers, des paysans, et des différentes générations de ceux-ci. » Un des éléments controversés dela pensée de Wang est son insistance à prolonger une tradition socialiste qui, avance-t-il dans The End of the Revolution, « a fonctionné dans une certaine mesure comme une contrainte interne pour les réformes d’État » et donne encore aux « ouvriers, paysans et autres collectivités sociales des moyens légitimes de contester ou de négocier les procédures de l’État corrompues et inégalitaires pour le passage à l’économie de marché. » Ce discours sur une tradition socialiste « vivante » à l’intérieur de l’État à parti unique, fréquent parmi les gauchistes et les nationalistes, présente le risque de s’égarer vers une approbation du système répressif du Parti. Mais il apparaît clairement que la pensée de Wang manœuvre délicatement à distance d’une telle crédulité.

« Le Parti Communiste dépend de l’héritage révolutionnaire en ce qui concerne sa légitimité. Cela laisse la possibilité de l’intérieur et de l’extérieur du Parti d’utiliser cet héritage pour négocier les politiques. Quand vous observez les mouvements ouvriers, dans les organisations et dans les grèves, ils n’hésitent pas à puiser dans cette tradition et dans ses slogans. Et parce que de tels slogans sont inscrits dans la loi, le gouvernement se trouve en difficulté », explique Wang. « C’est ironique mais dans notre constitution, la Chine est un État socialiste dirigé par sa classe ouvrière. Si vous utilisez un tel slogan, le gouvernement doit affronter ce défi. S’ils nient cet héritage, sans négociation ou sans compromis, ils perdent leur légitimité ».

Pour les groupes sociaux opprimés, alors, l’héritage révolutionnaire est une ressource historique vitale qui imprègne la rhétorique ouvriériste des luttes, puisqu’elle formule ses protestations contre l’injustice selon l’imaginaire des idéaux originels. C’est ce que le sociologue Ching Kwan Lee entend par le « spectre de Mao » qui hante les luttes de classe chinoises.

De là, l’intérêt de la querelle autour de l’essai écrit par Wang Hui en 2012 dans la London Review of Books : « The Rumour Machine », examinait la chute du précédent chef du Parti, Bo Xilai, au milieu d’une série spectaculaire de révélations assassines et d’intrigues de corruption. La volonté de Bo de poursuivre dans sa municipalité de Chongqing une série de mesures socio-économiques visant à rediriger les ressources de l’État en direction d’investissements dans des programmes sociaux, avait été déguisée sous une rhétorique néo-maoïste. Le commentaire de Wang avait provoqué une riposte méprisante de la part du journaliste Jonathan Fenby sur ce qu’il considérait comme « la sortie prévisible de Wang Hui sur la chute de Bo Xilai – tout ça est un complot libéral ». En effet, « ce que Wang rejette comme réformes néolibérales », insistait Fenby, « sont seulement les changements dont la Chine a besoin pour progresser ».

Wang me dit que Fenby est coupable d’une erreur d’interprétation fatale. « Mon argument n’était pas de savoir si oui ou non Bo Xilai était corrompu. Au lieu de cela, j’ai examiné comment l’ancien Premier ministre Wen Jiabao avait critiqué Bo Xilai et l’expérience de Chongqing au nom de son retour à la Révolution Culturelle. À ce jour, la Révolution Culturelle est taboue en Chine, et les gens ne peuvent pas l’étudier. Mais il s’avère que vous pouvez utiliser ce tabou pour attaquer des gens. Si vous reliez quelqu’un à la Révolution Culturelle, vous pouvez lui faire perdre sa légitimité », déplore Wang. « C’est un problème tellement difficile, et Wen Jiabao l’a utilisé si grossièrement. Chongqing n’était peut-être pas si radical, puisqu’il s’agissait encore d’économie de marché, mais les alternatives possibles que cela contenait ont inquiété des groupes d’intérêts au sein du Parti. »

Une telle manipulation de l’histoire, prévient Wang, est profondément malsaine. « Cela crée une situation très dangereuse. D’un côté la Révolution Culturelle est encore un vrai tabou, mais de l’autre côté, précisément parce que c’est un tabou, vous pouvez l’utilisez contre toute personne que vous n’aimez pas ».

La politique après le(s) parti(s)

L’incursion de Jonathan Fenby dans le forum de la LRB répète une critique communément adressée à la Nouvelle Gauche chinoise, à savoir que, obsédée par l’État à parti unique, la plupart de ses arguments sont imbibés de forts relents étatistes. Quand j’ai suggéré cela à Wang Hui, il a répondu en rejetant l’idée que la démocratie libérale et le parlementarisme étaient suffisants pour lutter contre la monopolisation du pouvoir par une bureaucratie d’État. « D’abord, il nous faut comprendre ce que nous entendons par partis. Parler d’un parti ou de multipartisme, ce n’est pas la vraie crise en jeu quand on parle de la Chine. Vous pouvez, comme en Russie, créer de nombreux partis politiques, monopolisés par les riches et les puissants. En Iran, les niveaux de participation lors des élections sont plus hauts que dans un quelconque pays européen, mais les gens continuent à en parler comme d’un régime autoritaire religieux. Je suis récemment rentré d’Inde, où il y a une profonde déception à l’égard des partis politiques. Là-bas, vous avez de très forts mouvements sociaux, mais très peu représentés au Parlement. Et il est facile de voir comment, si on annonçait que la Chine adoptait une forme de multipartisme avec des élections demain, le Parlement serait aussitôt contrôlé par les grands capitalistes chinois. Dans le pluripartisme, toute la pauvreté illégale, à travers la « démocratisation », serait désormais rendue légale ».

Wang pousse sa vision jusqu’à ce qu’il décrit comme le déclin universel du parti politique, par lequel la Chine aussi bien que les démocraties parlementaires occidentales se tiennent dans un état de dépolitisation profonde. Dans ces dernières, au milieu du consensus macroéconomique, le parlement est simplement un outil pour renforcer la stabilité : « Il y a eu une tendance dans les dernières décennies pour les partis politiques à devenir des partis d’État. Ici, le Parti Communiste Chinois n’est plus le PCC au sens qu’il avait au vingtième siècle. C’est un parti d’État. Il est presque complètement intégré dans le cadre de l’État, et fonctionne comme tel, plutôt que comme une organisation politique. Et cela s’est produit partout dans le monde entier. Ce à quoi nous assistons, c’est au détachement du système politique de la forme sociale. ».

Wang n’abandonne pas ses aspirations démocratiques. « Nous avons besoin de penser une nouvelle forme de politique. La démocratie est une valeur très positive, mais si elle est pour tout le monde. En ce sens, je ne m’aligne pas sur les démocrates libéraux, et pas non plus sur le socialisme traditionnel. Beaucoup peuvent bien dire que le PC reconnaît encore le socialisme comme positif, et que nous pouvons reconvertir le Parti à sa tradition originelle. C’est impossible, parce qu’il y a tant de groupes d’intérêts à l’intérieur du Parti ». Dans la vision de Wang d’une réforme constitutionnelle en Chine, « quand le Parti ne les représente plus, nous avons besoin d’organisations autonomes de travailleurs et de paysans et d’autres organisations sociales qui fassent entendre leur voix dans l’élaboration des politiques dans la sphère publique, et il faut que toutes les politiques soient validées non seulement par le Parti mais aussi par le Congrès ». Soumettre la bureaucratie à des contrôles démocratiques et ouvrir des espaces de débat démocratique est, bien sûr, un pur anathème pour le Parti, qui se contente par ailleurs très bien de concéder quelques compromis économiques de temps en temps, sous la menace de la contestation.

La vision intellectuelle de Wang Hui, guidée par un profond engagement en faveur des mouvements ouvriers, constitue un guide important pour les nouvelles forces de gauche naissantes en Chine. « L’héritage socialiste en Chine, c’est la tentative ratée pour trouver une logique permettant à l’État socialiste de surmonter ses contradictions. C’est pour cela que la Révolution Culturelle a eu lieu, dans la quête d’une division du travail flexible », dit Wang. « Pour la gauche, il nous faut sérieusement reconnaître et réfléchir sur l’échec des tentatives de dépasser les héritages laissés par la hiérarchie et la bureaucratie. Mais si nous disons que toutes les expériences socialistes du vingtième siècle étaient des erreurs, ou que le socialisme historique n’est pas le vrai socialisme, nous ne faisons qu’abandonner », me dit Wang. « Il y a un certain politiquement correct à gauche selon lequel parler de l’histoire vous associe à ses désastres. C’est une manière grossière de faire de l’histoire ».

Dans son film contemplatif Summer Palace, le réalisateur chinois de la « Sixième génération » Lou Ye se plonge dans les souvenirs, les traumatismes et les désillusions de la génération de Tiananmen. Dans une scène déchirante, des années après la répression, l’étudiante chinoise Li Ti marche à travers Berlin et croise une manifestation de gauche accompagnée d’une banderole à l’effigie de Mao. Son suicide ultérieur saisit parfaitement comment la quête d’une réconciliation honnête avec les échecs de l’époque du maoïsme était depuis longtemps lourde de dangers. De la gauche à la droite, de la Chine à l’Occident, les réflexions sur l’héritage maoïste sont rongées par tant de demi-vérités, suscitant l’euphorie ou la diabolisation, qu’elles empêchent de la sorte l’émergence d’une politique vraiment radicale. « Mao laisse un héritage, immense et passionnel. Il enthousiasme et il irrite. Le gens se l’approprient pour différentes raisons. Les nationalistes l’utilisent, et cela énerve souvent le Parti. D’un côté, c’est une figure incontournable du Parti, puisqu’ils ne peuvent pas simplement le nier, mais d’un autre côté, ils essaient de le traiter dans l’abstrait », médite Wang. « Mais son héritage est encore vivant, à la fois dans et hors du Parti. Et il est vivant sous des formes de plus en plus chaotiques ».

En Liang Khong 恩良孔 
Traduit par L`Histoire est à nous
Edité par  Fausto Giudice

The End of the Revolution: China and the Limits of Modernity by Wang Hui Verso Books 2011 Paperback, 272 pages ISBN: 9781844673797

Merci à L'Histoire est à nous
Source: 
https://www.opendemocracy.net/wang-hui-en-liang-khong/after-party-interview-with-wang-hui
URL de cette page: 
http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=20382