«Gauche de gouvernement» et «progressistes» : le triomphe du grand renoncement

« Gauche de gouvernement ». Quel communicant ou responsable politique a forgé cet élément de langage désormais utilisé par celles et ceux qui prétendent incarner une voie qu’ils disent tout à la fois réformiste et réaliste ? Je l’ignore. Plus singulier, cette expression est aussi couramment employée par de nombreux journalistes et quelques universitaires, souvent sans plus de précision. Cela contribue à lui conférer une certaine objectivité et un lustre académique propres à accréditer l’opinion selon laquelle une telle expression serait dénuée de tout jugement de valeur. Ses finalités : constater un état de fait et distinguer les forces de gauche dont les membres ont exercé des fonctions gouvernementales de celles qui, jusqu’à présent, n’ont jamais vu leurs dirigeants occuper des postes ministériels.

Illusion de la neutralité. Elle tient pour négligeables des représentations pourtant essentielles grâce auxquelles les tenants de cette « gauche de gouvernement » affirment concilier volonté de changement, sens des responsabilités et travail inlassable au « service des Français et de la République », selon la formule creuse, mais consacrée par l’usage, qui clôt désormais la plupart de leurs interventions publiques. Classique mise en forme langagière qui est aussi une mise en scène de soi dont témoignent les clichés – dans tous les sens du terme – pris sur le perron de l’Elysée ou des ministères. Là, les uns et les autres font étalage de leurs charges et de leur respectabilité avec force dossiers sous le bras et conciliabules supposés en imposer au plus grand nombre puisque des questions majeures sont nécessairement traitées. Après quoi, ils s’engouffrent dans leur véhicule de fonction, lequel renforce cette exhibition de l’importance et du dévouement au service du pays. L’ensemble permet aux femmes et aux hommes politiques, qui usent de cette rhétorique et de ces postures médiatiques, de s’instituer comme les seuls capables d’exercer de façon légitime et efficace les difficiles missions réformatrices auxquelles ils se consacrent.

Ces différents procédés de qualification sont aussi des procédés, implicites ou explicites, de disqualification des gauches réputées, à tort ou à raison, plus radicales. Au mieux, ces dernières sont renvoyées à leur impuissance qui les condamne à une opposition perpétuelle. Au pire à leur extrémisme soutenu par des utopies jugées meurtrières, selon la doxa depuis longtemps établie et répétée de façon pavlovienne par ceux qui affirment concilier « culture de gauche » et « culture de gouvernement ». Aux uns, l’éthique de la responsabilité et la confrontation aux rudes réalités du pouvoir auxquelles s’ajoutent l’expérience et la connaissance précise de l’Etat et de son administration, soutiennent ces responsables lorsqu’ils ont quelques souvenirs de Max Weber ou qu’ils sont bien conseillés. Autant de qualités, poursuivent-ils, grâce auxquelles des réformes efficaces triomphent enfin du conservatisme de la droite et du radicalisme dangereux des « gauches de la gauche ». Aux autres, à ces dernières donc, l’éthique de la conviction, peut-être louable en théorie, mais réputée vaine en pratique puisqu’en rejetant ces forces dans les marges du système partisan, elle les condamne à observer le cours des choses. Stérile posture d’opposition qui se complait dans des critiques d’autant plus vives de l’action gouvernementale que ses promoteurs savent qu’ils n’exerceront sans doute jamais de fonctions majeures. Bel édifice politique et rhétorique, assurément.

Rappelons quelques faits aux acteurs et aux apologues de cette « gauche de gouvernement » qui, pour renforcer leur modernisme supposé, prétendent aussi incarner une « culture du résultat ». Pauvre syntagme et mots fétiches, remarquable oxymore aussi ; quoi qu’il en soit, cette expression sent l’école de commerce et ses recettes comptables appliquées à la chose publique. Lorsqu’en 2012, François Hollande est élu président, le Parti socialiste est majoritaire à l’Assemblée nationale et, pour la première fois, au Sénat. De plus, il dirige 21 des 22 régions françaises, 56 des 96 départements et 27 des 39 villes de plus de 100 000 habitants. Une telle situation est sans précédent dans l’histoire de cette organisation qui semble au sommet de sa progression et de son influence électorales. Qu’ont fait le chef de l’Etat et ses gouvernements successifs de ce capital politique, de ces milliers d’élus nationaux, régionaux et locaux, des militants et des millions électeurs qui ont voté pour le candidat socialiste en lui accordant parfois leur confiance et leurs espoirs ? Ils ont dilapidé ces forces avec une constance et une servilité qui ne laissent pas de surprendre, et trompé les derniers plus souvent qu’à leur tour. En d’autres temps, ces dirigeants auraient été qualifiés de « sociaux-traîtres » et/ou de « crapules sociales-démocrates », et la violence symbolique de ces expressions aurait ainsi sanctionné la violence de leurs reniements et celle de la désespérance qu’ils ont nourrie avec application.

Souvent présenté comme l’homme du compromis et de la synthèse, le champion de cette « gauche moderne » s’est mué, à l’Elysée, en instigateur bavard de compromissions réitérées mais saluées par celles et ceux qui le soutenaient alors ; ces bonimenteurs en service commandé dont la langue est de bois et l’estomac capable de digérer couleuvres multiples et reptiles de grande taille. Admirables performances. Déchéance de la nationalité, nouvelles dispositions répressives et anti-terroristes, état d’urgence permanent qui, comme l’établit un rapport d’Amnesty International[1], a été dévoyé à de nombreuses reprises pour interdire de manifestation des militants écologistes et certains de ceux qui entendaient protester contre le projet de loi El Khomri. Soucieuse de répondre, par avance, aux accusations de laxisme lancées par le Front national et Les Républicains, cette « gauche de gouvernement » s’est convertie au tout sécuritaire en empruntant à ses adversaires plusieurs de leurs propositions. N’oublions pas la situation scandaleuse imposée aux 70 000 détenus qui s’entassent dans des prisons où la surpopulation carcérale est de 200%, parfois. Un record historique qui a pour conséquence des « conditions de vie » jugées à ce point indignes qu’elles « constituent un traitement inhumain et dégradant » contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. L’auteure de ce constat, confirmé par le Comité européen pour la prévention de la torture ? La socialiste Adeline Hazan, Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté[2].

Pour les partisans de cette « gauche de gouvernement », exercer le pouvoir est tout, et le programme permettant de se faire élire n’est rien. Rien d’autre qu’un marchepied au service d’ambitions personnelles et de coteries sans principe. Désormais, cette dérive droitière et cynique, ils la nomment « progressiste » pour faire croire qu’ils sont demeurés fidèles à leurs idéaux lors même qu’ils les ont toujours traités en chien crevés. « Le progressisme » ? Un miroir aux alouettes qui permet à ceux qui en usent de faire passer leurs renoncements d’hier, d’aujourd’hui et de demain pour la version modernisée de leurs engagements passés. Sinistre tombeau des convictions qu’ils n’ont jamais défendues parce qu’ils n’en ont jamais eues.

Telles sont les étapes principales de cette involution spectaculaire et de ce quinquennat piteux où la médiocrité fut nommée raisonnable, et la soumission au monde tel qu’il est parée des atours avantageux de la responsabilité et de la raison pratique enfin triomphantes. Quelques habiles qui, se croyant dotés d’un sens politique à nul autre pareil, ambitionnaient de rentrer dans l’Histoire ; ils s’apprêtent à rejoindre le vaste cimetière des éléphants. Lionel Jospin les y attend, lui qui les a devancés dans l’échec en 2002. A l’époque, l’un de ses jeunes conseillers n’était autre que Manuel Valls. En matière de fiasco électoral retentissant, il jouit maintenant d’une expérience assurément probante. Usant de phrases ronflantes qu’ils répètent comme des élèves appliqués dès qu’un micro ou une caméra se présente, certains pensaient construire une “gauche moderne capable de répondre aux nombreux défis du XXIème siècle” ; ils laissent un champ de ruines. Leurs adversaires les plus farouches en rêvaient sans y croire ; seuls, ils y sont parvenus. Pour vous accompagner dans votre dernière demeure, un Requiem s’impose. Adieu donc. La reconstruction se fera sans vous, et contre vous.

Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire. Dernier ouvrage paru L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Fayard, 2014.

[1]. Cf. Rapport du 31 mai 2017 intitulé « France : droit de manifester menacé. » Depuis la mise en place de l’état d’urgence au lendemain des attentats de novembre 2015, les préfets ont adopté 639 mesures individuelles d’interdiction de séjour dans le but « explicite d’empêcher des personnes » de « participer à des manifestations » pourtant autorisées. 90% de ces arrêtés ont été pris lors des mobilisations contre la loi travail et une dizaine d’entre eux à l’occasion des rassemblements du 1er-Mai à Paris. Banalisation remarquable de mesures d’exception désormais utilisées à des fins de maintien de l’ordre ce qui porte atteinte, excusez du peu, à deux libertés fondamentales ; celle de se déplacer et de manifester. Le Monde, jeudi 1er juin 2017, p. 12.

[2]. En 2005, déjà, le Commissaire européen aux droits de l’homme avait classé les prisons de l’Hexagone parmi les pires d’Europe. 12 ans plus tard, et après plusieurs condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, la situation s’est encore dégradée. Tel est le bilan remarquable de cette gauche qui se prétend moderne alors qu’elle reconduit des orientations carcérales sinistrement classiques, inefficaces et attentatoires à la dignité des personnes incarcérées. Que propose le très progressiste E. Macron, devenu président : de construire 15 000 places de prison supplémentaires. En d’autres termes, de poursuivre dans cette politique d’incarcération de masse.


Politologue spécialiste des questions de citoyenneté sous la Révolution française et des questions qui ont trait à l'histoire coloniale, Olivier Le Cour Grandmaison est maître de conférences en science politique à l'université d'Evry-Val d'Essonne et enseigne au Collège international de philosophie. Dernier ouvrage paru : L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Fayard, 2014. Nous le remercions d'accepter de partager ses chroniques avec L'Autre Quotidien. Vous pouvez le retrouver sur son blog.