L'abstention, horizon programmé de la démocratie représentative ?

L'institut de sondage Odoxa a publié ce jeudi soir une étude pour France Info et Le Figaro donnant des éléments précis sur le niveau de l'abstention à craindre ce dimanche pour les élections européennes. Elle devrait atteindre 57%. Et 75% chez les moins de 35 ans ! Considéré comme un baromètre de la bonne santé démocratique, le taux de participation aux élections est en baisse en France, mais aussi dans la plupart des démocraties occidentales depuis les années 1980. Donald Trump a été élu par 28% de la population en âge de voter. Là encore, comme en France, plus on baisse en âge, en niveau de revenu, en niveau de diplôme, plus on s'abstient. Ce manque d'appétence des électeurs est un problème de fond de toutes les démocraties représentatives. Il convient donc de s’interroger sur ce qu’implique le fait que nos démocraties se sont installées dans l’idée que ne décident plus du sort commun que ceux qui dirigent déjà de fait la société et s’en sentent donc de droit. L’abstention de ceux qui ne se sentent plus aucun pouvoir sur leurs vies n’aurait-elle pas, de fait, rétabli une sorte de suffrage censitaire ? Peut-on prétendre incarner la volonté d’un peuple en n’ayant réuni sur son programme qu’un quart des voix de moins de la moitié des électeurs, soit moins de 12,5% des français en âge de voter ? Une question vertigineuse.

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Une abstention record. C’était le choc de cette élection législative. Seuls quatre électeurs sur dix se sont déplacés pour mettre un bulletin dans l’urne, ce qui révèle, selon Martial Foucault, directeur du CEVIPOF, le centre de recherche politique de Science-Po, un « faible niveau d’adhésion ». 57,36 % des électeurs inscrits sur les listes électorales n’ont pas jugé bon de se rendre dans un bureau de vote. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, sur 47,2 millions de personnes inscrites sur les listes électorales, 27,1 millions se sont abstenues et 1,99 millions ont voté blanc ou nuls, sachant que ces votes ne sont pas comptabilisés dans les suffrages exprimés (19,1 millions de suffrages exprimés). Si on ajoute les 3 millions de personnes qui ne sont pas inscrites sur les listes électorales, ce sont seulement 38% des personnes en âge de voter qui ont exprimé un choix en faveur de l’un des candidats présents au second tour de cette élection législative.

17,8% des personnes en âge de voter

Qu’avec une participation aussi faible, le parti du président de la République et ses alliés du MODEM obtiennent 350 sièges sur 577 à l’assemblée nationale, devrait constituer en soi un scandale démocratique. Le mode de scrutin -majoritaire à deux tours- amplifie en effet mécaniquement les résultats du vainqueur. Avec moins de 9 millions de voix, la République en marche (LREM) et le MODEM obtiennent 60,5 % des sièges, alors qu’ils ne représentent que 46,5% des suffrages exprimés. Un véritable braquage électoral, puisque cela équivaut à seulement 17,8 %% des personnes en âge de voter. Mais les partisans d’Emmanuel Macron, nous avaient déjà habitués à interpréter comme cela les arrange des résultats électoraux plus fragiles qu’il n’y paraît. Au lendemain de l’élection présidentielle, ils avaient à peine relevé qu’une bonne partie des suffrages qui se sont portés sur leur candidat correspondaient à un vote de barrage au Front national et non à un vote d’adhésion. C’est encore pire si on ne considère que les résultats des législatives. Les candidats LREM et Modem totalisent 8,9 millions de voix, soit à peine plus que le nombre de suffrages obtenus par Macron au premier tour de la présidentielle (8,6 millions de voix). Et si l’on compte seulement les suffrages obtenus par En marche, sans le MODEM, c’est pire encore : les candidats présentés par le mouvement d’Emmanuel Macron obtiennent 7,8 millions de voix au second tour des législatives, soit presqu’un million de voix en moins qu’au premier tour de la présidentielle.

Des déclarations triomphalistes hors de propos

Cela devrait tout de même inciter à la prudence en matière de commentaires. Pourtant, cela n’a pas empêché le premier ministre, Edouard Philippe, de déclarer que « la victoire est claire, elle nous oblige », ajoutant que les Français avaient, « dans leur grande majorité, préféré l'espoir à la colère, l'optimisme au pessimisme et la confiance au repli ». Certes, il a aussi annoncé que « le gouvernement abordera les prochains mois avec une grande humilité », tout en concédant que « l’abstention n’est jamais une bonne nouvelle pour la démocratie ». Mais cette abstention record, le gouvernement l’interprète « comme une ardente volonté de réussir ». « Malgré l’abstention, le message des Français est sans ambigüité » a-t-il estimé dans Libération.

Des députés aux pouvoirs réduits

Mais comment interpréter les chiffres de l’abstention ? Depuis 1993, le taux de participation aux législatives ne cesse de baisser. Et même depuis 1978, où un pic de 83,3% de participation avait été atteint. Les législatives ont toujours réuni moins de votants que les présidentielles. Ce qui peut s’expliquer, quand on examine le rôle de l’assemblée nationale sous la 5e République. Avec les Sénateurs, les députés sont censés détenir le pouvoir de faire la loi. Ils ont le dernier mot en cas de désaccord avec le Sénat. Mais la plupart des lois votées au parlement (80%) le sont à l’initiative du gouvernement et non des parlementaires. L’initiative parlementaire est limitée par l’article 34 de la Constitution qui définit le domaine de la loi, mais aussi parce que l’article 40 qui précise que les propositions de loi « ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ». Or, il y a peu de mesures qui n’entraînent pas, pour leur application, des dépenses nouvelles.

Un régime où l’exécutif est tout puissant

Le champ de l’initiative parlementaire se trouve donc extrêmement réduit dans le cadre de la 5e république. Il se trouve quasiment réduit, en pratique, au droit d’amendement, qu’il partage avec le gouvernement. Si on ajoute que la 5e République a installé un régime présidentialiste, dans lequel l’exécutif est tout-puissant, on comprend que l’élection des députés ne passionne pas les foules. En France, le président de la République dispose de prérogatives bien plus étendues que dans les autres grandes démocraties occidentales. Il peut dissoudre l’assemblée, alors qu’il ne peut être destitué « qu'en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat », par le parlement, constitué en Haute cour. Celle-ci ne peut être réunie que par une résolution votée par les deux tiers des membres des deux assemblées, Assemblée nationale et Sénat. Le président de la République n’est par ailleurs pas responsable judiciairement des actes accomplis dans l’exercice de son mandat.

Les jeunes non-diplômés, les ouvriers, les chômeurs au premier rang de l’abstention

Mais l’abstention ne peut être attribuée uniquement à ces particularités de notre droit constitutionnel. Considéré comme un baromètre de la bonne santé démocratique, le taux de participation aux élections est en baisse en France, mais aussi dans la plupart des démocraties occidentales depuis les années 1980, sauf dans celles où le vote est obligatoire. Or, plus on est socialement intégré, plus on vote. Ce sont majoritairement les jeunes les moins diplômés, les chômeurs et les ouvriers, qui s’abstiennent. Aux Etats-Unis, ce sont 100 millions de personnes qui ont déserté les urnes lors de l’élection présidentielle, soit 42% des électeurs. Donald Trump a été élu par 28% de la population en âge de voter. Là encore, comme en France, plus on baisse en âge, en niveau de revenu, en niveau de diplôme, plus on s'abstient. Ce manque d'appétence des électeurs est un problème de fond de toutes les démocraties représentatives.

La participation électorale s’effondre partout en Europe

Les élections qui partout rassemblent le moins de suffrages, sont les élections européennes. Les taux d’abstention aux européennes dans les Etats membres de l’Union, vont de 10 à 87%. La Slovaquie détient le record avec seulement 13% de votants aux élections européennes de 2014. Ce sont d’ailleurs les pays de l’Est qui votent le moins, toutes élections confondues, 25 ans après la chute du « socialisme réel ». La Roumanie détient le record, car les électeurs y sont dégoûtés par la corruption endémique de la classe politique. Au Royaume-Uni et en Allemagne, l’abstention progresse du fait du bipartisme et, pour l’Allemagne, de la pratique des « grandes coalitions », beaucoup d’électeurs ne se sentant pas représentés. Les pays où on vote le plus sont, sans surprise, les pays scandinaves. Les électeurs y élisent leurs parlementaires à la proportionnelle à un tour et en Suède, seul pays à reconnaître le vote blanc, le taux d’abstention oscille entre 15 et 20%. Notons aussi que dans ces petits pays, les élus sont proches des citoyens, ne bénéficient pas de privilèges ou d’avantages particuliers.

Un casting dirigé de main de maître

Pour ce qui est de l’élection législative en France, le record d’abstention est d’autant plus notable, que les médias avaient largement titré sur le « renouvellement de la classe politique ». Nous avions déjà expliqué à quel point Macron maîtrise l’art frelaté du storytelling. Cette campagne pour les législatives en a été un nouvel exemple. Expliquez que vous comptez renouveler la classe politique en adoubant des personnalités de la vie civile, une bonne partie de femmes et quelques touches de diversité et vous êtes sûr de faire un carton. Pourtant, on sait depuis la publication des listes électorales, que si diversité il y a, elle n’est pas de nature sociale. La liste compte un nombre important de chefs d’entreprise, PDG, créateurs de start up et de patrons de TPE/PME, soit presque un tiers des 420 candidats qui avaient été investis par la République en marche, comme le révèle le site du NPA, Révolution permanente. Le reste ? Des médecins, des avocats et autres professions libérales, mais aussi des cadres et professions intellectuelles supérieures. Très peu d’employés et aucun ouvrier, alors que ces deux catégories représentent plus de 50% de la population active.

Des députés qui votent sans états d’âme ce qu’on leur dire de voter

Ces « candidats de la société civile » ont été choisis à l’issue d’un véritable casting -terme d’ailleurs retenu sans malice par les médias mainstream, supervisé par « le DRH de LREM » Jean-Paul Delevoye, ex-chiraquien. Le casting organisé par En marche a fait le plein, puisque Jean-Claude Delevoye aurait reçu plus de 14 000 CV, dans le cadre d’une procédure qui s’apparentait à un processus de recrutement, avec candidature Internet, CV et lettre de motivation suivis d’un entretien individuel noté de 1 à 10. Mais l’intérêt de ce casting aura surtout été de sélectionner des candidats « bankable » sur tous les plans : des candidats jeunes, beaux, dynamiques mais aussi ayant l’argent nécessaire pour financer leur campagne, soit environ 30 000 euros. Et ce qui n’est pas dit dans le storytelling macronien, c’est que ces novices - du moins à l’assemblée nationale - sont surtout très utiles pour voter sans barguigner les projets de loi qu’on leur présentera.

Véronique Valentino