La République et les exilés : de deux "marches contraires"

À l’attention du Président de la République, du ministre de l’intérieur, des préfets des Hauts-de-France, de la maire de Calais… La République est en marche, dites-vous ; les migrants aussi : marchent-ils dans la même direction ?

Les migrants, c’est indiscutable, vont du pire qu’ils quittent vers le meilleur qu’ils convoitent. La république, elle, et chacun peut s’en convaincre sur le littoral des Hauts de France comme à la frontière italienne ou à la Porte de la Chapelle, va du meilleur qu’elle affiche — une devise fièrement soutenue : liberté, égalité, fraternité — aux pires exactions qu’elle commet chaque jour par l’entremise des CRS, de la police nationale ou de l’administration publique. Des hauteurs de la République à la vallée de la Roya, chacun peut en faire l’amer constat. Qu’est-ce que vous, Maire, Préfet ou Ministre de l’Intérieur avez à nous en dire ? Qu’est-ce que vous, Monsieur le Président de la République en marche, vous pensez de ces marches contraires ? Nous aimerions des réponses… Car voici des questionnements légitimes face à des faits observés ou attestés.

Histoire de gaz 1 : d’une non rupture de jeûne à une fracture d’humanité

Aux premiers jours du ramadan à Grande-Synthe, le moment de rompre le jeûne s’approche quand les forces de l’ordre entourent des exilés venant de cuisiner le repas du soir et gazent les marmites, empêchant les migrants de se nourrir après une journée entière sans manger. « Une fois de plus » ou « comme d’habitude » serait-on presque tentés de dire, tant nous nous sommes habitués à être les témoins passifs de l’intolérable et de l’immonde perpétrés par nos États européens qui, au lieu d’offrir l’hospitalité, privent ces femmes et ces hommes des biens communs fondamentaux et s’efforcent de détruire leur capacité d‘être au monde.

Pourtant quelque chose dans cette scène semble être en mesure d’interpeller même le plus distant, le plus indifférent d’entre nous, celui qui ne veut pas savoir ce qu’il advient « d’eux » et considère que ce n’est ni son histoire ni la nôtre. Car les histoires de gaz que l’on emploie pour tuer à petits feux, de gaz qui s’accompagne d’une volonté d’affamer ou d’assoiffer les gens, de gaz qu’on projette aujourd’hui dans les abris de fortune que se construisent les exilés, dont on asperge les couvertures et qu’on répand à l’intérieur de leur lieu de répit où il serait encore possible de se reposer et peut-être même de rêver, bref les histoires où s’associent « chambre » et « gaz », justement, trop justement, ces histoires font bien partie de notre histoire. Pas seulement à nous Français ou à nous résidents des Hauts de France, mais à nous « humanité » qui condamnons régulièrement de tels mariages entre produits chimiques et élimination de ces populations dont on reconnaît pourtant qu’elles composent avec nous une commune humanité.

Or ce n’est pas ainsi, comme part de notre humanité, que vous semblez reconnaitre les exilés en France, mais bien plutôt comme une « communauté à part » qui, depuis quelques années, est désignée comme la menace et la « terreur de toute l’humanité ». De cette terreur fabriquée à l’accusation de terrorisme, il n’y a qu’un pas auquel vous ne cessez d’inviter par vos mesures moins « politiques » que « policières » et vos propos moins « politiques » que « guerriers ». Est-ce un hasard si la violence policière semble avoir redoublé ou gagné en cruauté depuis que nous sommes entrés dans la période du ramadan ? Période censée de fête, de célébration et non pas de repli communautaire mais de partage des coutumes et des histoires entre de multiples « étrangers ». « Étranger » ne désigne pas une identité mais qualifie le rapport qui se crée entre des communautés distinctes où chacune est toujours d’abord « étrangère » à l’autre mais, par là-même, en mesure de la rencontrer, d’apprendre d’elle et de composer avec elle une forme d’habiter en commun. Rencontrer, tisser des relations, se nourrir des différences, cela peut tout simplement se nommer : exister. Et c’est bien à l’empêchement, à l’annulation des existences qu’aujourd’hui, à Calais, à la Porte de la Chapelle mais aussi en Italie ou en Grèce (1), nous ne pouvons qu’assister. Comment nommer autrement la violence qui s’exerce aujourd’hui sur cette « population migrante » ?

Pourquoi gazer le repas du ramadan ? Il semble clair qu’il ne s’agit pas seulement d’empêcher les exilés de se nourrir, qu’il ne s’agit pas seulement de l’interdiction prononcée par ailleurs par le Préfet de distribuer des repas : en rendant inconsommable la nourriture préparée avec l’aide des bénévoles, il s’agit, en connaissance de cause, de rendre impossible la rupture du jeûne, ce moment collectif et festif si important dans le rituel du ramadan. Il s’agit de doubler la brutalité physique (condamner à la faim et à la soif par l’usage du gaz) d’une violence symbolique, psychologique, éthique. Il s’agit d’une violence redoublée de cruauté : « vous avez cuisiné pour rien, nous détruisons votre repas ; vous vouliez jeûner, eh bien votre jeûne va se poursuivre mais c’est maintenant nous qui vous l’imposerons ; vous vouliez partager un moment à la fois cultuel et festif, comme un double soulagement dans l’univers de misère que nous vous réservons, eh bien nous vous privons, outre de votre restauration, de vos cérémoniels religieux et de cette parenthèse communautaire que vous vous réserviez dans vos errances singulières ». Ce n’est là ni une exception ni une bavure, c’est une technique d’humiliation en même temps que d’affaiblissement : cette technique est nazie, pourquoi le nierait-on ?

Histoire de gaz 2 : une société en marche ou assignée à résidence ?

Dans un rapport en date du 6 octobre 2015, le Défenseur des droits déclarait : « Nul ne peut occulter l’existence de violences commises à l’encontre des migrants présents à Calais, et plus particulièrement à l’aide de gaz lacrymogène. Pour cette raison, le Défenseur des droits, (…) recommande que le cadre d’emploi des moyens lacrymogènes soit rappelé aux forces de l’ordre amenées à intervenir dans le Calaisis, afin qu’elles fassent un usage nécessaire et proportionné de ces armes – dont l’utilisation ne saurait être banalisée à raison du caractère répétitif de leurs missions (2). « Pouvez-vous nous dire, Monsieur le Président, Monsieur le Ministre de l’Intérieur, Monsieur le Préfet, Madame le Maire en quoi l’usage systématique, agressif autant qu’excessif, de gaz à l’encontre de migrants s’apprêtant à dîner, à se coucher, se levant ou se lavant, constitue-t-il un « un usage nécessaire et proportionné de ces armes » ? L’argument répété des forces de l’ordre pour justifier ces exactions – éviter la reconstitution de campements – tiendrait-il lieu de « politique » et justifierait-il aussi à vos yeux les pratiques fascisantes d’une police abandonnée à sa seule fonction répressive ? La France en marche n’a-t-elle rien d’autre à proposer que la destruction de celles et ceux qui marchent pour leur vie ? Au moment où le nouveau gouvernement s’apprête à faire passer l’obligation de l’arrêt généralisé – l’assignation à résidence – dans le droit commun, n’a-t-on pas un commun droit et devoir de vous interpeller sur vos criantes contradictions (3) ? Vous vous dites « en marche » et vous nous soumettez à la menace d’être assigné ou nous offrez le spectacle des marches que l’on transforme en course lorsque les exilés n’ont plus d’autre choix que de fuir, dans les bois, les poursuites, les traques et les violences illogiques perpétrées par vos forces de « l’ordre ».

Mercredi 31 mai, à Calais : alors que les associations de bénévoles viennent d’assurer la distribution de nourriture — la seule qui soit autorisée en raison d’une décision préfectorale immotivée, et qui ne peut avoir lieu qu’en fin de journée, entre 18h et 19h, rue des Verrotières —, les CRS, aidés de la police nationale, poursuivent les migrants qui prétendent passer la nuit aux alentours du lieu de distribution. Cinq tirs de flash ball retentissent. Une bombe lacrymogène est lancée. Ce n’est pas un excès de zèle de quelques gens d’arme exaltés, c’est une consigne : elle ne vise pas à contenir une manifestation menaçante, elle ne relève pas de la « légitime défense », elle est délibérément agressive et couronne une chasse à l’homme désarmé : cette consigne est nazie, pourquoi le nierait-on ?

Un rapport de l’ONG Human Rights Watch de janvier 2015 dénonçait déjà les violences policières contre les migrants de Calais. Les témoignages recueillis étaient accablants : matraquages systématiques, usages injustifiés et disproportionnés de gaz lacrymogènes, humiliations, coups et blessures, etc… La situation a-t-elle cessé ? S’est-telle améliorée ? Le nouveau gouvernement a-t-il pris des dispositions pour que cessent ces abus ? Entendez-vous, Monsieur le Président, restaurer la dignité des forces de l’ordre en les dispensant d’avoir à faire subir à des êtres affaiblis mais admirables une terreur aveugle et blessante égale à celle qu’ils ont fuit espérant trouver en Europe un refuge contre les exactions, les bombes et les gaz que répandent ailleurs milices terroristes et Etats terroristes ? Ou doit-on voir dans la direction que vous semblez prendre de faire passer plusieurs mesures d’exception propres à l’État d’urgence au statut de pratiques « normales », ce que, réellement, signifie la mise en place d’un tel État : la justification du terrorisme comme pratique étatique, le transfert du pouvoir politique au pouvoir militaire et policier ? Est-ce un tel retrait du politique que vous nommez sa mise en marche et en avant ?

Histoire de gaz 3 : la désorientation comme politique. Cherchez le crime.

Jeudi 1er Juin, à Calais : les CRS envahissent le bois Dubruelle, s’emparent des sacs de couchage des exilés, de leurs affaires personnelles, et les gazent. Est-ce utile ? Est-ce intelligent ? Est-ce productif ? Non, c’est inutile, imbécile, improductif. C’est une perte, en tous les sens du terme. Pas simplement au sens économique, le seul argument audible en Europe qui fait dire : « on n’a pas les moyens de vous accueillir, de vous nourrir, de vous loger ». D’une part cela est faux ; d’autre part cette politique et cette police de la destruction et de l’annulation ont un coût énorme. Elles font perdre des moyens à la ville, au département, à l’État, mais aussi et surtout elles font de la perte le produit spécifique de ces différentes instances. Car il faut perdre les exilés, non pas les « orienter » vers les dispositifs pourtant supposés « orienter et accueillir » — ces C.A.O tant vantés comme solution « humaine et digne » lors du démantèlement de ladite « inhumaine et indigne » jungle — mais simplement les faire fuir pour ne plus jamais les revoir : « si je te revois ici, je te conduis direct en CRA », dit le policier à l’exilé. Chasser les exilés (les courser dans le bois mais aussi les expulser du bois) ou les conduire vers le non-lieu de la rétention, c’est de toute façon les conduire à leur perte, autrement dit, à leur mort. Technique de la perte, de la mise à mort, de l’élimination d’une partie de la population : cette technique est nazie, pourquoi feindrait-on de croire le contraire ?

Vendredi 2 juin, à midi, la distribution de nourriture et de boisson est, sur ordre du préfet, empêchée par les forces de l’ordre pour prévenir d’éventuels risque de troubles à l’ordre public. La vidéo prise de la scène montre les migrants, réduits au statut d’animaux apeurés, attendant en tournant au sommet d’un terril, observant la manière dont les CRS bloquent l’accès aux bénévoles associatifs. Certains osent finalement descendre et se rapprochent du cordon de policiers les mains en l’air comme des ennemis défaits. Ils s’agenouillent mains sur la tête en signe de soumission, on les revoit bientôt allongés à terre sans qu’on sache s’ils n’y ont pas été jetés. Ils n’auront rien à manger. Au préalable, les mêmes forces de l’ordre auront arrêté le camion de l’Auberge des migrants pour surcharge pondérale, dressé contravention, exigé qu’il vide ses bidons d’eau pour s’alléger. Le nazisme est devenu routine procédurière, pourquoi le remarquerait-on encore ?

Des dizaines d’autres récits viennent corroborer ces pratiques quotidiennes, dignes du fascisme le plus sombre de notre histoire : détruire les biens et les refuges des migrants, les empêcher de dormir, les priver de nourriture et d’eau, les chasser comme des animaux, les humilier comme des ennemis, les menacer physiquement et verbalement, et surtout les renvoyer vers nulle part puisque partout où qu’ils aillent ils seront reçus de la même façon. Quel crimes ont-ils commis pour être ainsi harcelés ? D’être présents, même illégalement, sur une terre qui se dit d’asile ? Certes non ! Leur crime est autre. Ils ont fui les crimes qui les menaçaient et les exactions qu’ils subissaient dans leurs pays d’origine ; ils ont fui la misère et la mort, ils ont fui les forces d’un ordre injuste et arbitraire et celles d’une économie coloniale appauvrissante ; et révèlent par leur seule présence que ces crimes subis là-bas sont aussi ceux qu’on commet ici : voilà leur crime. Ils sont les véritables témoins du monde tel qu’il est en train de se faire, sans nous. Les uns sont venus chercher refuge au pays qu’ils croyaient des droits de l’homme, ils révèlent que c’est une fiction, voilà leur crime. D’autres, bercés par l’illusion des « Lumières » européennes, ont rejoint l’Europe pour pouvoir, pensent-ils, étudier en paix et partager cette lumière ; ils révèlent la face obscure d’une Europe infidèle à ses principes : voilà leur crime. D’autres encore souhaiteraient poursuivre leur marche vers l’Angleterre, passer encore une frontière. Voilà leur véritable crime : traverser ces frontières supposées protéger les communautés nationales et révéler ainsi, non seulement leur inanité, mais surtout la vacuité de l’identité nationale que les Etats faillis convoquent comme des totems religieux ! La République en marche aurait-elle donc raison de mobiliser, face à cette marche contraire à la sienne, ses forces de l’ordre autorisées à bafouer les droits de celles et ceux qui migrent, à mépriser les militants bénévoles qui tentent de les secourir, à injurier la presse qui tente de dire ou montrer ce qu’ils font ?

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Nota-bene : brève histoire du gaz

L’usage du gaz est comme la métonymie de la politique européenne à l’égard des migrants. Cette politique n’en est pas une, ce n’est qu’une police ; et cette police, autrefois composée d’agents de la paix, semble ignorer aujourd’hui et les agents et la paix : elle n’est plus qu’une force de répression et d’humiliation, une force d’élimination. Depuis des décennies, son histoire se confond avec celle de son surarmement. M. Sarkozy, Ministre de l’Intérieur, avait à son époque autorisé l’usage des Flash Ball. Dans une note adressée à la police, Claude Guéant, directeur général de la police nationale indiquait : « j’ai décidé de lever les restrictions concernant l’acquisition du flashball […] sous réserve que les conditions suivantes soient expressément respectées : […] N’utiliser le flashball que dans le cadre strict de la légitime défense. En effet, les essais effectués ont démontré que cette arme ne pouvait être qualifiée de non létale,en raison des lésions graves qu’elle est susceptible d’occasionner, en certaines circonstances. (5) » C’est cette arme qu’on ne peut dire non létale qu’emploient les forces de l’ordre contre les exilés venus chercher asile en Europe. Les mêmes forces de l’ordre utilisent ordinairement des pulvérisateurs ou des grenades de gaz lacrymogène CS6 qui peuvent être lancées à la main, à l’aide de lanceurs Chouka ou Cougar ou de fusils, selon la distance qui les séparent de la cible ; elles utilisent également des pulvérisateurs de gaz au poivre OC (oléorésine de capsicum) contre les individus et manifestement contre les biens dont vivent les exilés. Une longue et triste histoire du gaz relie le gaz moutarde lancé dans les tranchées de 14-18  au Zyklon-B utilisé dans les camps de la mort et au gaz sarin employé par Bachar el-Assad sur les civils syriens.

Que la république française n’ait rien d’autre à offrir que des jets de gaz aux exilés qui viennent à sa rencontre doit aussi se comprendre selon cette histoire. La laissera-t-on se répéter? Nous préférons en écrire une nouvelle et témoignerons, dans le texte suivant (et publié ici très prochainement), de ce qui aujourd’hui, à Calais, Norrent-Fontes ou dans la Vallée de la Roya est encore en mesure d’inscrire une histoire politique, résistant à l’effacement policier comme à l’amnésie imposés.

Camille Louis et Etienne Tassin

1 Pour le premier cas voir récent article de Carine Fouteau,  et pour le second voir bientôt le texte de Camille Louis dans la revue Plein Droit, racontant la vie de ce lieu d’accueil remarquable qu’est l’Hotel City Plaza à Athènes où résident autour de 400 exilés et dont la ville vient d’ordonner l’évacuation.

2 Voir les tirs de gaz lacrymogènes en direction du camp des migrants par la police à Calaisle 07/10/2015,  http://observers.france24.com/fr/20151015-video-gaze-moi-ca-gaz-lacrymogenes-no-borders-police-migrants-refugies-calais . Souligné par nos soins.

3 Voir notamment : https://www.mediapart.fr/journal/france/080617/syndicats-de-magistrats-vent-debout-contre-la-loi-securite

4 https://www.facebook.com/junglenewsfr/videos/615607511980367/

5 Voir aussi: Guide des armes anti-émeutes de la police française, Gaspard Glanz, 4 oct. 2014

6 « lorsque le CS est chauffé jusqu’à sa décomposition, il émet des fumées très toxiques de chlorure d’hydrogène, de cyanure d’hydrogène, d’oxydes d’azote et de monoxyde de carbone. L’œil est l’organe le plus sensible au CS, suivi des voies respiratoires et de la peau. Une exposition à du CS fortement concentré ou l’ingestion d’aliments contaminés peut provoquer des nausées et des vomissements. Dans le cas des expositions excessives, un oedème pulmonaire peut se développer en 12 à 24 heures et des brûlures chimiques irréversibles peuvent apparaître sur l’épithélium cornéen », Guide des armes anti-émeutes de la police françaiseop. cit. »

Camille Louis et Etienne Tassin animent le collectif Jungle et Ville. Un espace d'écriture qui est le prolongement d'une action menée depuis un an avec un groupe d'étudiants de Master suivant leur séminaire – l'autre Europe, l'Europe des autres – et avec lesquels ils sont venus régulièrement à Calais, dans la « jungle » comme dans la « ville », en tentant d'y voir « plus » que ce que n'en représentent les medias dominants ou les rapports des observateurs officiels.