Comment jeter l'histoire de Beshwar Hassan ? par Tieri Briet

Comment expliquer le vide qui envahit maintenant ces premiers jours de vraie chaleur ? Pas d'électricité et donc pas de musique le matin, le goutte-à-goutte du robinet quand je découpe des articles dans les piles de journaux que j'entasse sur l'étagère de la cuisine, près de la table où je bois mes deux litres de café. Il y a Le Monde, Polka, Courrier International, les Cumhuriyet ramenés de Turquie, les vieux Art Press et les piles de Libé que Lalia me laissait, Le Matricule des anges, Politis et Fakir.

En découpant je fais des piles en fonction des régions, Nigéria, Albanie, Tchétchénie, Soudan, Kurdistan, Rwanda et Russie, en fonction des personnes aussi, Wole Soyinka ou Asli Erdogan, la chorégraphe Nadia Beugré ou ce photographe ukrainien, Miron Zownir, solitaire et obsédé de solitude dont les clichés me racontent des histoires fatidiques. Difficile de classer ces masses de papier. J'ai la même maladie que Didier Daeninckx, la folie de vouloir archiver les vies humaines et les récits qu'en font les journalistes. Il y a surtout des vies d'écrivains, c'est vrai, pas mal d'opposants politiques aussi ou de lanceurs d'alerte et puis toutes ces histoires de réfugiés depuis quelques années, leurs traversées du vieux continent des plages du sud jusqu'aux grandes villes du nord où ils dénichent parfois même un refuge, comme Nuruddin Farah venu de Somalie. Tous, ils m'aident à réfléchir et à me repérer, parce que je suis de plus en plus déboussolé, abasourdi, enseveli sous la masse des mille histoires humaines dont j'ai besoin pour essayer d'entrelacer une espèce de roman sans détourner le regard du chaos.

Comment jeter l'histoire de Beshwar Hassan, ce jeune Kurde d'Irak qui a traversé l'Europe à la recherche de sa mère, avant de la retrouver dans le camp de Grande-Synthe, un an avant le grand incendie ? Impossible. Elisa Perrigueur a recueilli son témoignage, elle en a fait un article pour Le Monde du 7 mai 2017 et le récit de son périple est un trésor irremplaçable : « J'ai parcouru 70 camps de réfugiés pour retrouver ma mère», a-t-il raconté à la jeune journaliste, qui est aussi dessinatrice. Les paroles qu'elle recueille sont de l'or, écoutez : « Je devais retrouver ma mère. Je savais que j'y arriverais, mais je ne savais pas si elle serait vivante ou morte.» Beshwar Hassan est devenu un héros dans ma vie d'archiviste et j'ai fabriqué une petite boite en carton gris, où j'ai écrit « Épopées des réfugiés en Europe, 2015-2017 »pour y ranger une vingtaine d'articles du même genre.

Qui aurait le cœur assez desséché pour jeter aux ordures le reportage de Ghazal Golshiri, dans Le Monde du 4 août 2016, où il nous raconte que pour rallier la Turquie, Abdolmanan Rahmani a dû marcher douze jours à travers tout l'Iran, sachant que de nombreux Afghans périssent au milieu du périple et sont enterrés à la va-vite. Abdolmanan a tout juste vingt ans, il a quitté sa ville natale de Mazar-e-Chariff pour aller chercher du travail en Allemagne. A quoi bon relire encore une fois des pages entières de l'Odyssée si on ne peut pas les relier à l'épopée de ces jeunes Afghans, échoués à Istanbul où ils travaillent au noir sur les chantiers, économisant de quoi payer les passeurs, dormant dans les buissons du parc Sahil, sous une bâche qui s'effiloche et où j'avais eu la chance de boire un thé avec eux ?

Ces coupures de presse portent des destins, des tentatives et des naufrages qui nous aident à s'approcher du problème des frontières pour tous ceux qui cherchent un refuge en Europe. Sans tous ces fragments découpés dans les journaux, on ne peut pas vraiment comprendre de quel drame il s'agit. On peut continuer de cracher sur la presse, en répétant qu'elle appartient de plus en plus aux grands empires de la finance, et donc en oubliant de regarder de près le travail très humain que mènent encore ceux qui essaient d'y raconter des histoires simples, désespérantes si on a renoncé à se battre, mais nourricières pour ceux qui luttent auprès des réfugiés, des sans-papiers et des millions d'exilés qui attendent aux frontières.

Tieri Briet

Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui au fond de la Camargue, avec une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».

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