L'affaire de La Chapelle, par Tieri Briet
Rue Pajol dorment les hommes à peau noire, les derniers venus de l'Afrique. Leur enfance abandonnée loin de la place de la Chapelle, dans les guerres sans fin de l'est africain. Loin, à l'intérieur des quartiers à feu et à sang où ils avaient grandi. Ils ont la peau sombre, en danger d'avoir traversé la méditerranée. Inconscients, acculés dans l'attente d'un avenir, la rue Pajol leur est devenue un refuge provisoire. Je ne veux pas dire qu'ils dorment à l'intérieur de chambres, au fond d'appartements fermés à clé, dans les étages de ces immeubles alignés de chaque côté de la rue, sur plus d'un kilomètre vers le périphérique plus au nord. Non, ils dorment sur les trottoirs, sur les seuils des boutiques à louer, n'importe où ils peuvent s'abriter des averses. Des hommes seuls, de l'âge où on va au lycée, de l'âge où on fait des études, en danger de vivre dans Paris sans argent, sans avenir, sans certitudes et sans femmes. Les femmes sont ailleurs, invisibles, elles ont disparu mais on ne sait pas vraiment où. Elles étaient dans les zodiaques en haute mer, elles ne sont pas arrivées jusque ici. Trop de frontières, de contrôles de police, de camps de rétention depuis les rivages grecs ou italiens.
Jeudi soir, le 18 mai de cette année mal barrée, une journaliste du Parisien a fait écho à une campagne nauséabonde. En relayant le communiqué d'une élue au Conseil Régional, candidate aux législatives dans le secteur de la Chapelle et de la rue Pajol, Cécile Beaulieu a rédigé un article malfaisant, ce genre de nuisances que les journaux diffusent sans mesurer à quel point elles vont nuire, abîmer les pensées, les attentes et l'espérance de ceux qui habitent le quartier en question. Je refuse de citer cet article. D'inscrire le moindre lien. Je ne suis pas porteur du poison, je ne joue pas le jeu des sales rumeurs qu'on propage l'air de rien.
L'article appelait à une « marche des femmes contre l'obscurantisme », vendredi 19 mai à 15 heures, place de la Chapelle où je me suis rendu. J'ai habité ce quartier plusieurs années. C'était il y a trente ans, quand j'apprenais la peinture aux Beaux-Arts de Paris. J'en connais chaque rue, où j'ai rencontré chaque jour ces hommes seuls arrivés du Soudan, d'Érythrée ou d'Ethiopie. Je voulais écouter aussi ces femmes, qui se disent révoltées, agressées, insultées par les exilés à peau noire, ceux qui dorment dans les recoins des trottoirs et l'odeur de l'urine.
À 15 heures, elles étaient moins d'une dizaine derrière la candidate des Républicains, Babette de Rozières, qui fait campagne dans la 17e circonscription de Paris pour les prochaines élections. Dans son communiqué du 19 mai, elle expliquait que «les violences subies au quotidien par les femmes ont franchi un nouveau palier de l'horreur depuis peu dans certains secteurs du 18e arrondissement, où agressions, insultes et intimidations transforment nos trottoirs en zones de non-droit abandonnées aux hommes.» Plus loin, elle disait refuser «cet état de fait abject, qui revient à laisser prospérer un véritable apartheid en plein cœur de la capitale du pays des Lumières».
Des journalistes étaient venus. Avec deux ou trois caméras, des appareils photos et des calepins pour recueillir les paroles de la candidate, de Valérie Pécresse venue la soutenir. Malheureusement, des habitantes du quartier ont surgi pour protester contre cette vision de la situation. Elles parlaient haut et fort, avec une conviction et une énergie qui manquaient cruellement aux deux politiciennes. «Sauf que vous continuez de propager des idées qui sont proprement racistes, et proprement fascistes, disait Inès, dans un discours improvisé.» Certaines des contestataires étaient de simples jeunes femmes habitant le quartier, révoltées par l'article du Parisien. D'autres étaient des militantes d'associations d'aide aux migrants, du BAAM notamment – Bureau d'Accueil et d'Accompagnement des Migrants – et de La Chapelle Debout. Leur force, c'était d'être trois fois plus nombreuses que les sept ou huit femmes venues marcher «contre l'obscurantisme», et d'avoir un discours antiraciste aussi sincère qu'argumenté. Elles avaient aussi beaucoup plus de voix et des slogans bien trouvés qu'elles reprenaient en chœur, couvrant la voix de Babette de Rozières, visiblement atterrée par ce qu'une américaine, parmi la poignée des marcheuses contre l'obscurantisme, appellera un peu plus tard un «groupuscules de folles surexcitées».
C'est vrai, l'affrontement des deux visions aurait pu tourner à la bagarre. Il y a eu quelques gestes de violence de la part des marcheuses contre l'obscurantisme, haineuses d'être ensevelies sous les cris. Des policiers en armes surveillaient l'altercation à quelques mètres. Les caméras construisaient elles aussi une limite qu'il valait mieux ne pas franchir, les militantes LR s'en rendaient compte. Les membres du BAAM avaient préparé des pancartes dont ils répétaient les slogans dès que Babette de Rozières ou Valérie Pécresse essayaient de parler aux caméras. «LE SEXISME N'A NI ORIGINE NI COULEURS» ou «FEMINISME N'EST PAS RACISME». C'était juste assez pour énerver les deux élues et leurs alliées, invoquer la liberté d'expression bafouée et insulter les «gauchistes» au passage.
Les contre-manifestants étaient de plus en plus survoltés maintenant, empêchant les caméras d'enregistrer la moindre interview. Babette de Rozières et Valérie Pécresse, désespérées, se sont réfugiées dans un hall d'immeuble, coincées entre la loge du concierge et les boîtes aux lettres pour répondre aux journalistes et aux demandes d'une association de riverains et de commerçants, S.O.S. La Chapelle, dont la pétition venait d'être mise en ligne.
La scène avait quelque chose d'une défaite. Dans la pénombre et le calme retrouvé, entre les va-et-vient de la cage d'escalier et l'entrée de quelques badauds, les journalistes de BFM et du Parisien pouvaient poser leurs questions. A vrai dire, Babette de Rozières n'avait pas grand chose à répondre et c'est Valérie Pécresse qui va monter au créneau, humiliée d'avoir été acculée dans ce hall où même la minuterie ne marchait pas.
Son discours était pourtant prévisible : «Le quartier est devenu une zone de non-droit que nous allons nettoyer, annonce-t-elle, et la région Île de France financera S.O.S La Chapelle pour qu'elle puisse salarier des vigiles.» Rendez-vous est donc pris dans les bureaux de la région. L'avenir s'assombrit encore un peu pour les hommes à peau noire, ceux qui cherchent un recoin rue Pajol pour dormir et reprendre leurs forces. Ils ne le savent pas, mais c'est une coalition qui se forme en direct, avec pour objectif de les chasser encore un peu plus loin. Dans l'heure qui suit, c'est la maire de Paris qui annonce par tweets que les contrôles de police vont augmenter dans le quartier. Avec le préfet de police, Michel Delpuech, un Groupe Local de Traitement de la Délinquance – GLTD – sera créé pour la rue Pajol et la place de la Chapelle. Une rencontre avec le procureur de la République est déjà programmée pour le 31 mai 2017. L'évacuation est devenue un enjeu électoral et à nouveau, plutôt qu'une réponse humanitaire, c'est une intervention policière d'envergure qui s'annonce. Les violences hors-justice en sont la conséquence immédiate, nous le savons depuis l'évacuation de la Jungle à Calais, depuis la destruction des premiers campements parisiens, à Stalingrad ou à Jaurès.
Qui sont ces hommes qu'on chasse de rue en rue, de ville en ville ? Ne sont-ils plus rien d'autre qu'une malédiction ? C'est ce que dit Hassan Yassin, arrivé du Soudan. L'autre soir, il a lu son poème en arabe, sur la petite scène du Local où un atelier théâtre destiné aux migrants nous avait invités. Une comédienne traduisait ses paroles en français. Et puis en prononçant les derniers mots, Hassan a fondu en larmes. La tragédie du poème continuait sous nos yeux. Elle continue encore, quand ces élues programment une chasse à l'homme noir dans les rues de Paris. Quand nous les laissons faire, résignés et plus ou moins complices. Je recopie le poème de Hassan Yassin. Je voudrais qu'il soit lu, entendu, diffusé sur les murs. Et que nos regards changent eux aussi. Qu'on déprogramme les chasses à l'homme pour écouter le cri des survivants.
La malédiction
Je suis une malédiction
Je suis la malédiction incarnée
Suspendu à ma corde secrète
Attaché à l'utérus du ciel
J'entends les cris du vent et les pleurs aux alentours
Je parle aux fleurs autour de moi et j'admire le chant des murs
Ces murs de mon isolement infini et
La peur mon amie secrète
Rien ne me donne le sentiment de sécurité...
Vous les passants face à moi
Ne demandez pas la miséricorde en mon nom
Comme pour un pécheur dans l'attente du pardon
Détournez le regard
N'ayez pas pitié de moi
Donnez-moi un sac noir
Pour que j'y rassemble ma désolation
Ma défaite et mon anéantissement
... Pour pouvoir le mâcher et l'avaler
Donnez-moi du feu pour que je brûle mes saletés,
Je suis une charogne qui empuantit votre air
Jusqu'à vous faire détester vos corps élancés
Parfumés d'essences florales de Paris
Je vous inspire la haine de la race humaine
mes semblables désarticulés...
ceux qui ont subi les horreurs des guerres
... Je suis une charogne où demeurent les vers
Je ne serai ni leur dernier rêve, ni leur dernière demeure
Ni ce qui reste de leurs souvenirs
J'ignore le jour de ma mort
Laissez moi reprendre souffle
Fermer les yeux pour me réveiller au paradis
Je n'ai envie de rien
Rien ne me séduit plus
Même pas le baiser de l'enfant que j'aurais pu avoir
Ni la jouissance au moment de sa conception
Ni même la pénétration d'une partie de moi
Dans les vagins, berceaux de mes espoirs incertains
Priez pour que mon heure arrive vite
Le moindre regard vers moi ne vous inspire que dégoût
Laissez-moi quitter votre monde d'artifices
où je n'existe pas...
Je suis un anonyme sans identité, sans papiers
Un tas de détritus face à vos portes
... Je m'abandonne entre vie et mort
Puisse (Dieu) me faire ange ou démon, qu'importe
Que ma mort soit subite
Si seulement les fleurs pouvaient pousser sur mon cœur
Parfumaient mes poumons et ornaient les vers...
Et les battements de mon cœur partageraient la nostalgie du chant des cloches...
Vos prières enveloppent ma peur
Mais
Je ne mérite pas le nom de corps
Parce que c'est mon cadavre pourri qui vous observe
Ce corps qui d'être dénié devient charogne
L'eau la plus limpide n'arrive plus jusqu'à moi...
Même vos chiens me regardent étrangement
Vos chiens bien emmitouflés qui ont des papiers d'identité et un nom
Des coussins et des colliers ornés de perles
Eux qui me surveillent étrangement...
Ô Dieu que je respecte...
Quand m'accorderas-tu ta miséricorde
Pour autoriser mon coeur à s'arrêter
Mon cœur empli de fleurs empoisonnées,
Cette boule qui ne se lasse jamais...
Son battement m'épuise et m'exaspère
Il n'y a pas pire mot que réfugié à jeter à la figure d'un homme
Des strates de saleté couvrent ma peau
Et la réchauffent de puanteur
Vos parfums perturbent les poux incrustés dans mes cheveux
... Vous les passants... Devant moi !!!
Je suis un migrant qui a survécu à la fermentation de la chair en Méditerranée
Pour finir de fermenter dans les rues de Paris
Ces rues qu'on nettoie au petit matin... moi pas !!!
Je suis le mensonge de ce monde
Je suis cette humanité (venue d'Adam) surmédiatisée
Dont les stratégies municipales se débarrassent
Ils instituent des milliers de commissions
Ils dépensent des sommes colossales
Pour m'arracher aux racines des arbres où je suis imbriqué
Alors je ne sais plus si je suis un lambeau de chair ou un pavé
... Ce monde me nie
... il renvoie mes frères à leur destin de torturés et d'accusés
Assassinés au nom des conventions internationales
Après avoir échappé aux contrôles de police à Rome
Aux prises d'empreintes maudites
Venus des fleuves de sang africain pour sombrer plus bas que terre
Mais pourquoi ???
Parce que je suis un réfugié qui pue
Allongé, espoir bloqué et horizon bouché
Perdu, je meurs à la naissance des fleurs
Dans le silence de l'éclosion
Hassan Yassin
Appel à mobilisation le 24 Mai à 18 heures, face au journal Le Parisien, 25 Avenue Michelet, 93400 Saint-Ouen.
Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il grandit à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui à Arles, au milieu d'une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu veilleur de nuit pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Père de six enfants et amoureux d'une journaliste scientifique, il écrit pour la revue Ballast, Kedistan et L'Autre Quotidien, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
Blog perso : Un cahier rouge