« C'est pour un changement? Repassez plus tard », par Sarah Roubato
“On vous rappellera s’il y a du nouveau”
La réalité referme la porte de la salle d’attente. Quelque chose se détache de moi. Cette espèce de force qui se glisse dans la petite carcasse d’un individu quand il croit pouvoir participer à quelque chose de plus grand.
Rendez-vous a encore été pris avec le changement. J’ai reçu une fausse convocation, en onze exemplaires. J’ai encore joué le jeu, j’ai fait semblant de croire qu’un changement de société pouvait passer par l’élection d’un seul homme au sein d’un système qui ne représente plus les citoyens. Excusez-moi. J’ai lu quelque part que la soif prolongée pouvait entraîner le délire.
Je passe ma jeunesse à avoir soif
Moi ça fait toute ma jeunesse que j’ai soif. Je me sens la taille d’une comète à qui l’on offre l’étendue d’un bac à sable. J’ai soif d’un changement qui trépigne dans une chambre trop petite pour l’urgence de notre époque. Il ne s’exerce que dans des poches de résistance, dans la débrouillardise, dans le temps qu’il nous reste après avoir rempli notre fonction dans le système que l’on cherche à quitter. Éclaté dans les initiatives personnelles duchacun dans son coin. Alors j’ai cru qu’il fallait aussi espérer un changement de là-haut. Car un changement de société se fait à toutes les échelles, dans le minuscule et dans le grandiose, dans les gestes de chacun et dans l’horizon pointé par ceux à qui l’on fait confiance pour gouverner. Mais la destruction est une vieille fille. Elle travaille plus vite que l’invention.
Le temps d’un printemps qui n’aura pas lieu, j’ai espéré un changement qui permettrait de dépasser les clivages politiques pour rencontrer les véritables enjeux de demain, pour changer le logiciel de production, pour infuser du sens à la mise en relation de nos vies qu’on appelle société, pour offrir d’autres horizons aux plus jeunes pour qu’ils n’aillent pas s’en chercher un sordide dans les idéologies de la mort.
Un changement profond qui ferait de l’être humain autre chose qu’un appareil à consommer programmé pour entretenir la grande machine de production de biens et de loisirs. Qui s’inventerait un autre horizon que celui du pouvoir d’achat. Qui saurait voyager, s’amuser, s’informer, en prenant le temps de la rencontre avec un lieu, un peuple, un art, une réalité. D’un être humain pour qui le progrès serait de mettre les nouvelles technologies au service du respect du vivant. Bien sûr nous continuerons à nous battre pour un bout de territoire ou pour asseoir nos privilèges. Bien sûr nos rapports seront toujours déterminés par les enjeux de pouvoir. Nous restons des primates et des mammifères. Mais au moins, que cela se fasse ailleurs que dans la culture du néolibéralisme.
La génération de l’impuissance
Pour le changement, il faudra repasser plus tard. C’est un de ces jours où ce qui aurait pu être fait plus de bruit que ce qui est. J’assiste à la victoire de mon impuissance. Je suis de cette génération. La génération impuissante. Celle qui sait, celle qui pourrait. Celle qui a la volonté, les idées, les outils, la puissance de travail, la force de l’imagination. Qui ne demande qu’à les mettre en oeuvre, si on lui en laissait l’espace. J’aurais préféré pouvoir dire que je ne savais pas, ou que les moyens technologiques, financiers, humains, n’existaient pas encore. Je n’aurai pas cette chance. Je ne pourrai que dire : ils ne m’ont pas laissé.
Car j’ai démissionné du mythe de l’individu surpuissant. Vous pourrez toujours me chanter le refrain Si tu le veux vraiment, tu vas y arriver ! Si je reconnais la puissance d’un individu à faire front contre l’ordre du monde établi, je sais aussi que la portée de l’action individuelle dépend du contexte social dans lequel il se pose. Le sens de ma vie ne dépend pas que de moi. Il est le choc d’une rencontre entre mon libre arbitre et les circonstances. Mon geste pourra être totalement inutile ou avoir une portée immense, selon la capacité des autres à l’accueillir. Ma voix a besoin de parois pour rebondir et faire écho.
Un président qu’une majorité ne voulait pas vient d’être élu dans mon pays. La noble idée de donner à tout citoyen la possibilité d’exprimer son opinion a été magistralement détournée. Les grands médias choisissent pour nous qui est petit et qui est grand, qui est digne d’attention et qui ne l’est pas, les sujets importants et ceux qui peuvent être éludés. Ils préparent le terrain sur lesquels poussent nos opinions et de nos choix, arrosés de l’engrais du scandale, du spectacle, et de la mise en scène de la dispute.
Le pire est déjà au pouvoir. Que pouvait-on imaginer de pire que le système fabriquant un fils faussement bâtard qui nous vend la promesse d’un changement ? Que pouvait-on imaginer de pire que d’avoir à choisir entre deux continuités du même système, celle qui se fonde sur notre peur de ne pas trouver de place hors du système néolibérale, et celle qui se fonde sur notre peur de ce système ? Que pouvait-on imaginer de pire qu’un parti fondé sur le rejet comme seule alternative à la proposition néolibérale ?
Ne pas choisir est interdit. Un bulletin de vote n’est plus l’expression du libre choix d’un individu. Les brebis ont été dirigées vers la bergerie sans s’en apercevoir, et leur choix s’est limité à choisir par quelle porte, puis par quel pied elles allaient y entrer. La bête aux grandes dents a été bien nourrie pour mieux brandir sa menace.
Se contenter du monde tel qu’il est ?
Dans ce pays qui fait encore briller les yeux au-delà des mers, j’ai trouvé des gens qui entreprennent le changement. Patiemment, à leur échelle. Loin des slogans et des cris de la foule. Ils travaillent à produire, éduquer, informer, manger, s’exprimer autrement. Ce sont les semeurs d’un monde que je ne connaîtrai pas. Les passeurs d’une autre conscience humaine et politique. Ils posent les rails pour un train que d’autres prendront.
J’en ai rencontré d’autres qui approuvent, applaudissent, signent des pétitions en ligne, et retournent se coucher sur le coussin de leurs habitudes inchangées. Qui s’offusquent mais acceptent, qui entendent et zappent. Les humains sont devenus des points de connexion par où passent toutes les informations, indifférenciées, à toute vitesse. Il faut bien retourner à nos petites urgences. À croire que nous avons renoncé à notre puissance à convertir la critique en action constructive.
J’en ai rencontré d’autres encore, les épaules basses, les regards presque éteints, pliés sous les pressions sociales et sous les exigences de l’école, de l’entourage, des discours de bonne conduite, sommés de maintenir leurs rêves en veilleuse. Pourtant j’en ai vu se retourner en une soirée, en une minute. Il suffit parfois d’une phrase, d’un texte, d’une chanson, d’une rencontre sans lendemain, pour retourner la boussole de toute une vie.
J’en ai rencontré bien plus qui avancent sans autre horizon que celui qu’on leur a appris, à qui l’on a confisqué le luxe de pouvoir envisager autre chose. Parfois je les envie. Oui, il y a des jours où j’aimerais pouvoir me contenter du monde tel qu’il est. Y trouver ma jouissance et ne pas chercher plus loin. Car je sais qu’il me reste trop peu de temps pour connaître le changement. La seule jouissance que je puisse espérer est celle d’avoir combattu. Le manque d’espérance est plus confortable que l’impuissance. Je sais, ma vie n’est qu’un éternuement à l’échelle d’un changement de société. Seulement je n’ai pas le luxe de croire que j’en aurai une autre. Je n’ai pas envie de passer ma vie dans la salle d’attente du changement.
Ne pas me contenter d’un changement à mon échelle
En bon enfant de l’individualisme, j’ai souvent la tentation de me retrancher dans ma petite personne. De tourner le dos à l’arène. De laisser les autres faire ce qu’ils veulent. Partir, me réfugier dans un autre pays ou dans un cocon local pour vivre parmi ceux qui partagent le même rêve. Faire ce que je peux, à mon échelle, et m’en contenter. Mon émancipation me suffira. Chaque semaine quand je déposerai mon sac de recyclage au milieu des centaines de poubelles non triées dans la rue, je pourrai me dire que je fais ma part. Je réciterai la légende du colibris comme catéchisme.Je serai le bon élève de la culture individualiste qui nous dédouane de toute responsabilité collective. Et j’aurai encore soif.
Car je sais que je suis aussi de la génération dont la responsabilité est immense. Si je prétends rompre avec l’idéologie qui atomise les individus en unités consommatrices, si je reconnais que je fais partie d’un ensemble, du règne du vivant, de l’espèce humaine, d’une société, d’une nation, et que mon geste doit faire sens pour les autres, alors je ne peux pas me contenter de mon petit changement à mon échelle. L’état du monde exige plus de moi. Dans les périodes de crise, nos gestes nous dépassent. Nos choix deviennent des propositions. Nos renoncements, des condamnations pour l’avenir. Nos espérances, de nouveaux horizons pour que d’autres regards se lèvent. Jamais ne rien faire n’aura eu un tel poids.
Être de ceux qui auront essayé
Je quitte la salle d’attente. Je ne sais pas où je vais. J’ai mal à mon impuissance. Mais je ne renoncerai pas à mon combat. Je le mènerai simplement avec l’impuissance chevillée au corps. Mon but sera de laisser une trace sur la terre craquelée de notre civilisation. La trace de ceux qui auront essayé. J’aspire à faire partie de ceux qui auront échoué. C’est la seule victoire que cette époque m’autorise. J’ai débarqué trop tard, ou trop tôt. J’irai raconter ceux qui auront entamé un changement avec lequel l’humanité n’a peut-être pas rendez-vous. Je me ferai le scribe des puissances endormies d’un siècle qui porte en gestation le chaos à venir.
Sarah Roubato, le 10 mai 2017
Sarah Roubato a publié "Lettres à ma génération" édition Michel Lafon