La Passion et Skolvan, le chemin du pardon. Par André Markowicz

Le 9 avril, St Pierre de Montmartre,
La Passion et Skolvan, le chemin du pardon.

Le 9 avril, à 16.30, imaginez que je suis avec Marthe Vassallo, dans l’église Saint-Pierre de Montmartre (à Montmartre, donc...), et nous chantons/disons le chemin de la Passion, tel qu’il a été fait, chanté, en Centre-Bretagne, jusque dans les années cinquante. Et, avant, nous « chantons/disons » Skolvan.

« Chantons/disons », qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que Marthe chante (et elle est, très sérieusement, une des plus belles voix de Bretagne), et que, pour lui permettre de chanter le texte entier, dans une langue que peu de gens comprennent en dehors de Bretagne (et, hélas, en Bretagne même), l’idée est que je dise le texte français, en séparant le chant et le récit en épisode, et en allant ainsi d’épisode en épisode, comme on déroule une histoire. L’idée est que le public entende à la fois la beauté de la voix et la beauté du texte — la grandeur inouïe de la tradition populaire en langue bretonne.

*

Il y a trois moments dans cette Passion populaire : le premier, c’est « la grande Passion », et, réellement, c’est la Passion du Christ au Golgotha. Mais cette Passion, ici, elle n’est pas réellement la Passion du Christ, — c’est la Passion de sa mère. Sa mère, qui voit les trois croix, et qui, d’abord, ne reconnaît pas laquelle est la croix de son fils (le texte ne dit pas pourquoi, — mais vous pouvez deviner : le sang et la souffrance les ont tous rendus méconnaissables). Et là, voilà le texte :

— Saint Jean, Saint Jean oh, dites-moi,
Qui est mon fils parmi les trois ?

— C’est celui sur la grande croix,
Face à la pluie, au vent, au froid.

— Si je volais comme un oiseau,
Je volerais vers lui là-haut.

J’y volerais pour déposer
À mon doux fils deux-trois baisers,

À mon doux fils deux-trois baisers,
Mon cœur en serait soulagé.

Ces mots n’était pas prononcés
Que la grande croix s’est baissée

La croix de Jésus s’est baissée
Et Marie a pu l’embrasser.

C’est la croix qui se baisse… 
Je ne vais pas pour raconter tout le reste (j’espère que, ceux qui peuvent, vous viendrez), mais, à la fin, Jésus, sur la croix, donne un mouchoir à sa mère, et lui demande de le garder « au fond de son armoire » (et, selon une autre variante, « au fond de votre calvaire » — les deux mots, gardés français, peuvent rimer en breton)… Et de le garder sans le laver, parce que, c’est la fin du monde qui arriverait si la mémoire de ce sang-là venait à s’effacer.

Ensuite, sur un tout autre rythme, il y aura la « petite Passion » — qui n’est pas du tout une reprise de la grande, mais une représentation du jugement dernier, quand l’ange viendra pour dire aux vieux et aux jeunes qu’il faut quitter le monde. Et Saint Michel viendra avec sa balance. Et, là encore, c’est la Vierge Marie qui nous sauvera :

C'est Dieu qui juge, Dieu qui gronde, 
Il va falloir quitter ce monde

Et Saint-Michel aussi s'avance
Avec ses poids et sa balance.

C'est Saint-Michel qui va juger
En nous du poids de nos péchés,

Mais la Vierge Marie viendra,
Son rosaire elle apportera,

Son rosaire à cinquante grains
D'un poids de cent livres chacun.

Ces grains, elle les jettera
Sur le plateau, du côté droit,

Sur le plateau, du côté droit
Pour soutenir notre bon droit,

Pour que nos âmes soient Là-Haut,
Pour que le Vrai foudroie le Faux.

Elle jette les grains de son rosaire dans la balance de Saint-Michel… Elle fausse la balance, mais, si elle ne la faussait pas, il n’y aurait pas de vie.
Et puis, à la fin de la « petite Passion », il y a un passage que je trouve fondamental. Ces textes, si vous les savez, il est de votre devoir de les dire : vous ne pouvez pas ne pas les dire. Parce qu’ils ont un pouvoir :

Passion de sang, passion de pleurs,
Voici la passion du Sauveur.

Voici la passion du Sauveur.
Qui la dira du fond du cœur,

Qui la dira en dévotion
Aura deux cents jours de pardon.

Qui peut la dire et ne veut pas
Paiera quand on le jugera.

Pour qui l'entend quand on l'invite,
Il aura son lot de mérites.

Et, vous comprenez bien, moi, les « deux cents jours de pardon », ce n’est pas exactement mon but dans l’existence, même si mes trop nombreux péchés pèsent lourd, lourd, lourd dans la balance de Saint Michel dès avant mon décès, — non, ce n’est pas ça. Non, c’est autre chose : quand tu découvres ces splendeurs, tu te trouves, toi, dans la position normale du traducteur, de l’interprète, — tu les partages, parce que, tout bêtement, c’est tellement beau, c’est tellement incroyable. Et, ces paroles, elles ont une vertu sur ceux qui écoutent : elles leur font découvrir la beauté. Pour le dire autrement : elles sont un chemin. Pas « un » chemin. « Votre » chemin.

Et puis, ensuite, il y a un poème plus court, comme reposé, « L’Angélus », et, lui, je vous le donne ici, parce que je n’ai pas publié encore sur FB :

Approchez-vous, chrétiens, à l'heure de prier :
Que votre cœur accueille un chant de la pitié.

Dites votre angélus trois fois de jour en jour,
Matin, midi et soir avec le même amour.

Dites votre angélus à l'heure où vous voudrez,
Dieu vous le comptera comme vous le direz.

La première goutte de sang qu'a répandue Jésus
Coula lorsque Marie disait son angélus,

Coula lorsque Marie, chez elle, à Nazareth
Était à deux genoux, disant son chapelet.

Frémissent les enfers et les diables cornus
Quand après la grand-messe on chante l'angélus.

Et moi qui suis un Juif athée, devant Marie « chez elle, à Nazareth » « disant son chapelet » pendant que coule la première goutte de sang de son fils, — je ne sais pas, ça me touche, tout simplement.

*

Mais Marthe m’a proposé de chanter/dire un autre texte, avant. Pas seulement parce que ça risquait de faire un peu trop court. Il s’agissait aussi de faire une autre voix, une autre ambiance. Devions-nous, comme elle le proposait d’abord, nous tourner vers une complainte tregorroise (Marthe chante essentiellement le répertoire de son pays à elle, le Trégor) ? Après un grand et long (non, assez court) brassage de crâne, nous avons choisi le poème de Skolvan. — Skolvan aussi, j’en ai parlé dans « Partages », dès le début de mes chroniques, en septembre 2013. Ce poème-là, c’est le mythe du Grand Pécheur de Dostoïevski. Quel est (et peut-être pour toute civilisation) le crime le plus grand ? — C’est le crime contre la mère, parce que la mère n’est pas seulement l’origine de la vie, mais la mémoire, et une mémoire qui n’est pas celle, institutionnelle, officielle, du pouvoir, masculin, mais celle de l’émotion. — Et l’âme de Skolvan reste errante dans les landes, parce que sa mère refuse de lui pardonner ses crimes : et le pire de ses crimes, c’est, dit-elle, qu’il a perdu « mon petit livre écrit avec le sang du Sauveur »….

Ce poème, nous savons qu’il existait au XIIème siècle, parce que nous avons gardé un manuscrit gallois qui en contient une sorte de résumé, — et nous pouvons penser qu’il existait bien avant. Il a été transmis, en Bretagne bretonnante, oralement, pendant plus de mille ans, dans des dizaines et des dizaines de versions, jusqu’au moment où, à la fin des années 1950, Claudine Mazéas n’enregistre une vieille dame, Mme Marie-Josèphe Bertrand, du village de Canihuel (Côtes du Nord). On l’appelait « Joze’ r C’hoed », ce qui veut dire « José du bois », parce qu’elle avait passé son enfance et des années et des années à faire des sabots, dans la forêt. Et la version qu’a chantée Mme Bertrand est restée anthologique. L’association Dastum lui a consacré un CD (là encore, vous avez la référence en commentaires). —

Et donc, si vous venez à St Pierre de Montmartre, vous aurez les deux bouts de la chaîne. — Le chemin qui se chantait, à Rostrenen, devant l’église, à Pâques — et uniquement à Pâques, — et le chemin du grand pécheur, le chemin de l’errance, unis, on pourrait croire, par deux figures antagonistes de la mère, la Vierge, qui fait se baisser la croix qui porte son fils, et la mère de Skolvan qui ne peut pardonner qu’au moment où elle retrouve son livre. Ce livre, il n’avait pas été perdu, dit Skolvan, il était resté dans l’océan, avalé par un petit poisson, et, quand le petit poisson entre dans la maison et vient le rendre en le posant sur une table ronde (c’est dit comme ça), il ne lui manque que « trois pages mouillées » : « l’une par l’eau, l’autre par le sang, et la troisième par les larmes de vos yeux ». Parce que les larmes de la mère, elles sont si profondes qu’elles font fondre les pages du livre même au fond de l’océan (lequel ne mouille pas, — il ne fait que protéger)…

Dimanche 9 avril, à St Pierre de Montmartre, à 16h.30.

André Markowicz

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.