Histoires de ceux qui n'existent pas, ou le non accueil des mineurs venus d'ailleurs, 2. Par Agathe Nadimi
JETÉ A LA RUE
Je suis écœurée...
J'ai la haine...
Je ne décolère pas.
Jamais je n'oublierai ses larmes à travers le téléphone...
Depuis 15 heures, heure à laquelle il a récupéré sa lettre de refus qu'on a du mal à comprendre mentionnant bien une taskera originale (pièce d'indentité afghane) prouvant ses 16 ans, il me demandait un endroit où dormir, il disait ne pas vouloir retourner a porte de La Chapelle.
Il m'a dit être sûr de vouloir rester à Paris.
J'ai cherché, mais je n'ai pas trouvé parce que c'est trop dur de les faire tous héberger, qu'ils se font refouler par dizaines chaque jour, qu'il n'y pas de solution magique, que les soutiens et les gentils citoyens ne sont pas des centres d'hébergement et qu'à ce stade, c'est pour plusieurs mois...
Il m'a téléphoné ce soir, il était en larmes, il m'a demandé de l'aide, cet appel c'était son ultime SOS, il m'a dit qu'une bagarre éclatait, qu'il avait trop peur. Je suis restée avec lui par téléphone comme pour l'encourager et j'ai vécu avec lui la bagarre en live. Il courait et pleurait en allant se réfugier sous le pont. Mais il s'est fait taper.
J'ai entendu ses cris et ses pleurs.
Entre temps mon appel au secours à moi d'un hébergement solidaire s'est fait entendre et j'ai trouvé la solution. Il est à l'abri pour cette nuit, mais il y aura toutes celles d'après...
voilà, c'est pas faute de l'avoir dit et de le répéter chaque jour.
L'aide sociale à l'enfance de paris renvoie des gamins au milieu de tous les risques de la rue.
Ce soir, lui comme de nombreux autres devraient être protégés mais se retrouvent au milieu de l'horreur, au milieu des dealers et des bagarres a coup de barre de fer et du sang dans ce paris pourri.
Et dire que ceux qui décident de cela dorment tranquilles...
Agathe Nadimi, le vendredi 14 avril 2017
LE CARNET DE NOMS
Je garde leurs noms comme le souvenir amer de leur passage dans la ville de la honte.
Cette ville qui prône la protection, se dit « ville refuge », qui les oblige à reprendre la route un peu plus usés encore.
Ville qui ne fait rien de ces noms et qui les rejette sur des listes mentionnant: « refusés ».
Leurs noms, sont pourtant ceux de jeunes voyageurs venus chercher un avenir meilleur. Des noms très respectables et admirables.
Ces jeunes mineurs isolés qui prennent le nom de mineurs non accompagnés.
Ce qui n’est qu’une histoire de noms pour certains est pour moi une histoire difficile et révoltante, une histoire Humaine.
Les noms qui saturent mon téléphone portable, les noms recopiés dans ce cahier, ces noms proprement retapés constituant des listes de noms…
Des listes quotidiennes de noms.
Leurs noms résonnent en moi comme des souvenirs profonds…
C’est un peu comme si en prenant leurs noms ou en les recopiant, je prenais une part de leurs cicatrices et de leurs histoires.
Tous ces noms sont ceux de héros:
des héros de la guerre et des combats, des héros du voyage (qui comme Ulysse…), des héros de la marche, de la nage (qui comme Moïse…) …
Leurs histoires et leurs noms sont autant de best-sellers.
Mon cahier de l’été était tout rempli.
La couverture fleurie a cédé aux nombreux morceaux de feuilles arrachés pour écrire un numéro de téléphone, une adresse, un itinéraire.
Elle a cédé aux nombreux allers-retours, ballottée dans le sac fourre-tout, elle a cédé au poids de leurs histoires.
J’ai donc arraché chacune des pages restantes dans le squelette de la couverture fleurie sur lesquelles figuraient leurs noms en souvenir indélébile de leur passage et je les ai agrafées avec soin dans le nouveau cahier de la rentrée…
Impossible de faire disparaître leurs noms. Je les conserverai comme un morceau de leur Histoire, de l’Histoire, en leur nom.
En ces veilles de rentrée universitaire, comme à chaque veille de rentrée, la prof que je suis découvre les listes des noms qui composeront dans quelques jours mes nombreuses classes.
Comme à chaque veille de rentrée, j’ai le vertige des listes de noms et je me demande au bout de combien de temps je réussirai à retenir tous ces noms… Je garde l’espoir que leurs noms à eux rejoindront un jour une liste de classe.
Une chose est sure, je n’oublierai pas leurs noms. On s’est raté, on s’est croisé, on s’est peu connu, ils ont disparus… Mais je conserverai leurs noms dans mon cahier secret qui vaut plus que tous les récits de tous les journaux, de tous les journaux intimes.
En leur nom…
Agathe Nadimi
Enseignante et mère d’un adolescent de 14 ans, Agathe Nadimi a été touchée par l’histoire des migrants qui vivaient dans un camp de fortune à la station de métro Stalingrad à Paris, en 2016. Citoyenne solidaire, elle leur vient en aide depuis plus d’un an. Histoires de ceux qui n'existent pas, ou le non accueil des mineurs venus d'ailleurs, sa chronique dans L'Autre Quotidien, raconte cet engagement.