La situation en Russie : un discours du cinéaste Alexandre Sokourov
Un discours d’Alexandre Sokourov
prononcé hier, 28 mars 2017.
Trouvé sur la page de mon amie Giulia De Florio
Nous avons les Césars, les Russes ont les « Nikè », — et, à l’occasion de la remise des récompenses de l’année 2017, qui ont eu lieu hier, de nombreux artistes récompensés ont pris la parole en public, en solidarité avec les manifestations qui ont suivi le film de Navalny dont j’ai parlé hier. — Le discours le plus fort a sans doute été celui d’Alexandre Sokourov. Je vous le traduis.
Le plus frappant dans ce discours, si vous l’écoutez, ce sont les applaudissements nourris de la salle. Ces applaudissements, en temps normal, auraient été impensables, pour la raison toute simple que l’assistance aurait eu peur.
Cette cérémonie — l’équivalent, donc, de la cérémonie des Césars — n’a pas été retransmise par la télévision officielle.
Un dernier mot : Sokourov pèse chacun de ses mots, et préfère, très soviétiquement, la litote. Ces précautions sont, en elles-mêmes, le signe de la chape de plomb qui étouffe la société russe, et qui, j’ai l’impression, commence vraiment à se craqueler.
*
« J’ai téléphoné à maman avant de partir, elle a plus de 90 ans, elle m’a demandé : « Ne fais pas de discours, ne dis rien ». Je lui demande : « Pourquoi ? » À ça, maman m’a répondu : « Ils vont te tuer».
— Pourquoi, maman ?
— Parce que tu te disputes tout le temps avec le gouvernement, il y a toujours quelque chose qui ne te plaît pas.
Je dis que je ne me dispute pas, j’expose mon point de vue. Et aujourd’hui, je veux dire que j’attends une décision du Président, une réponse à la question que nous avons discutée, — le destin d’Oleg Sentsov [réalisateur ukrainien, condamné aux travaux forcés par Poutine]. Et le Président avait dit qu’il allait réfléchir à ce problème. Mais ça, je le dis parce que, comme beaucoup d’entre vous, dimanche, j’ai regardé ce qui s’est passé dans le pays. [Sokourov parle des manifestations contre la corruption]
Et il me semble que l’Etat commet une lourde erreur quand il traite les jeunes, les écoliers et les étudiants d’une façon si familière. Je le dis, ça, parce que je suis un homme d’université. J’ai mon diplôme de l’Université de Kabardino-Balkarie, on y a un atelier de mise en scène. Youri Kamboulatovitch [Altoudov], le recteur, est ici, dans cette salle. J’ai passé plusieurs années avec nos étudiants. Et je connais très bien l’humeur de nos jeunes. Pas seulement là, mais l’humeur des jeunes dans la partie centrale du pays.
Ce n’est pas possible de commencer une guerre civile parmi les écoliers et les étudiants. Il faut les entendre. Aucun de nos politiques ne désire les entendre. Personne ne leur parle. Pendant de nombreuses années, je me suis adressé à Matvéïenko [l’ancienne gouverneuse de St Pétersbourg], je me suis adressé à notre gouverneur actuel, en leur demandant de commencer à parler aux jeunes. Ils ont peur de le faire. Pourquoi ? Cela, ce n’est plus possible de le supporter. Et je veux m’adresser à nos députés. Aux hommes députés, parce que, les femmes n’accepteront pas cette nouvelle loi. Adoptons une loi qui interdise d’arrêter, et en général de toucher les femmes, les jeunes filles qui participent à des manifestations. Si vous avez vu ce qui s’est passé…
[Applaudissements.]
Si vous avez vu ce qui s’est passé dimanche, nous avons vu combien il y en a eu, de victimes, quand on les prenait par les bras, par les jambes et qu’on les traînait je ne sais où. Grossièrement. C’était de la violence. Il faut les comprendre, ces gens. Ils ont fini par voir ce qui se passait dans le pays. Nous l’avons dit plein de fois, depuis de longues années : « Mais où êtes-vous ? Où êtes-vous, les étudiants ? Où êtes-vous, les écoliers ? Vous avez remarqué que vous êtes ici, dans ce pays ? Vous avez remarqué ce qui s’y passe, dans ce pays ? » Il y avait le silence, ils n’étaient pas là. Et voilà, maintenant, ils sont là.
Mais, bien sûr, notre tâche principale, ce n’est pas de discuter je ne sais quels contextes politiques, non, vous et moi, nous devons faire tout ce que nous pouvons pour que notre société, notre jeunesse, puissent se développer dans l’humanisme. Parce que tout ce qui est lié au remplacement de la culture, de l’éducation par je ne sais quels dogmes religieux, tout ce qui tient de l’instauration forcée dans l’espace civil et politique des institutions religieuses du pays, cela mène à l'effondrement du pays. Je veux attirer votre attention sur ça. Moi, je peux être orthodoxe même au Pôle nord, mais, pour moi, la Russie, elle est ici. Et seulement ici. Et si les gens commencent à se sommer de s’expliquer les uns les autres, tout le reste cessera en général d’avoir le moindre sens.
Enfin, une dernière chose : je fais partie de ces metteurs en scène dont les films déplaisent à un grand nombre de gens. Et que, en général, on ne montre pas trop. Ou qu’on ne montre pas du tout. C’est dur. Ça fait de la peine, quand on y pense, et, pour certains de mes films, pour les derniers, je suis obligé de les faire en dehors des frontières de ma patrie. Voici un mois, j’ai reçu un papier du ministère de la Culture, qui me dit que le ministère de la Culture est solidaire de la décision de ne pas diffuser, par exemple, « L’Arche russe » sur le territoire de la Fédération de Russie. Il y a déjà qui m’ont téléphoné…
[Voix dans la salle : Qui ?]
Je ne vais pas citer de noms. Vous comprenez parfaitement. On m’a déjà dit au téléphone qu’il y aurait peut-être d’autres films qui subiraient le même sort. Bon, je sais qu’en Tchétchénie, ils sont déjà interdits. Mais, la Tchétchénie, c’est un secteur à part — qui n’a pas grand chose à voir avec notre pays. Tous ceux qui s’occupent aujourd’hui de la jeunesse, tous ceux qui sont liés à la vie des étudiants, tous ceux qui sont liés à l’éducation, — nous tous, nous devons nous tenir ensemble, main dans la main. Nous devons lutter pour le pouvoir de la culture. C’est seulement cela qui pourra nous éviter la possibilité du chaos et de catastrophes politiques. Merci beaucoup.
[Applaudissements]
[Sokourov parle de « dikost », que je traduis, ici, par « chaos ». Littéralement, cela signifie « sauvagerie » — ce qui s’oppose à la culture.]
André Markowicz
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses célèbres posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime, entre deux travaux littéraires, sur les "affaires du monde". Nous lui en sommes reconnaissants.