L’inquiétante étrangeté de la caricature antisémite, par André Gunthert

Mardi 21 novembre, le bureau national du PS décidait d'exclure Gérard Filoche. L'ex-inspecteur du travail et militant tonitruant de l'aile gauche du parti, est accusé d'avoir retwitté une image antisémite. André Gunthert décortique cette séquence et explique que, si le caractère antisémite du montage photographique ne fait pas question, le reconnaître de prime abord nécessite de mobiliser les clés de lecture du discours antisémite. Paradoxalement, c’est bien parce qu’il ne partage rien de la culture antisémite que Gérard Filoche a pu rediffuser cette image.

Gérard Filoche a été exclu du parti socialiste et voué aux gémonies pour avoir rediffusé un photomontage antisémite le 17 novembre dernier sur son compte Twitter. Je laisse de côté l’interrogation de l’opportunisme politique de ses (ex-)camarades de parti, qui ont saisi au vol l’occasion de se débarrasser d’un énergumène un peu trop voyant. Sur le fond, il s’agit manifestement d’une erreur de l’ancien inspecteur du travail, qui a admis avoir rediffusé trop vite cette image, sans distinguer son arrière-plan. Les plus bienveillants ont mis cette bévue sur le compte de l’âge ou de la précipitation de la culture du retweet. Mais nul ne s’est interrogé sérieusement sur les ambiguïtés de la caricature, pas plus que sur l’écart entre son invisibilité dans son contexte original et l’émoi suscité par sa citation tardive par une personnalité connue – qui sont pourtant les questions les plus intéressantes du point de vue de la culture visuelle.

Un mot sur le mode de rediffusion, élément essentiel de l'appréciation du geste malheureux de Filoche. Si, comme l’affirment certains, sa source avait été le site Egalité et Réconciliation, dirigé par l’agitateur d’extrême-droite Alain Soral, qui publie ce photomontage le 12 février 2017, en pleine campagne électorale, alors le soupçon d’un préjugé antisémite ne pourrait être écarté. Mais Gérard Filoche, qui parle de «retweet», suggère que sa source est bien le réseau social Twitter. Personne n’a effectué de vérification sur la plate-forme. Or, la seule diffusion antérieure au message du militant socialiste est celle effectuée la veille par le compte Stopmensonges, le 16 novembre, peu après l’annonce par le site Egalité et Réconciliation des poursuites judiciaires visant Alain Soral pour incitation à la haine raciale, en raison de la diffusion du photomontage anonyme.

Le compte Stopmensonges (3743 followers) est celui d’un blogueur indépendant, regorgeant de fake news et d’informations conspirationnistes, mais est aussi nettement anticapitaliste. Si cette source est bien celle de Filoche, nous pouvons y voir l’explication du choix de la copie d’image plutôt que celle du retweet, destinée à masquer cette origine douteuse. Ce scénario n’est guère reluisant, mais il est cohérent avec l’idée d’une apparition décontextualisée du photomontage, condition d’une interprétation dépourvue de la clé de lecture antisémite.

Les erreurs d’interprétation d’une image ne sont pas nombreuses dans le débat public. Je répertorie soigneusement ces exemples de dyslexie, car ils contreviennent à l’idée reçue de «l’image qui vaut mille mots» – l’universel préjugé de la transparence des formes visuelles. Un article d’un spécialiste nous l’assure: « cette image relayée par Gérard Filoche est antisémite », et nous livre les clés du photomontage.

L’iconographie du complot, qui associe figures géographiques (globe terrestre, drapeaux) et personnifications allégoriques (ici les personnages de Patrick Drahi, homme de médias, Jacob Rothschild, banquier, et Jacques Attali, influenceur politique), marquée également par la thématique de l’ombre et le rejet à l’arrière-plan, qui expriment l’influence occulte. Les signes de l’argent, représentés par des billets de banque à l’arrière-plan ou par le brassard d’inspiration nazie sur lequel figure le symbole du dollar. Sans oublier le marqueur juif, représenté par les trois personnages d’arrière-plan et par le drapeau israélien: l’ensemble de ces éléments ne laisse aucun doute sur l’intention antisémite de l’auteur anonyme du montage.

Mais Nicolas Lebourg le reconnaît: l’interprétation correcte de ces signaux requiert de maîtriser des «argumentaires» qui ne vont nullement de soi: «comprendre le lien fait entre nazisme, dollar et drapeau israélien réclame de passer par plusieurs points» constitutifs de la rationalité antisémite. L’érudition mobilisée par l’expert paraîtra familière aux connaisseurs de l’histoire politique et médiatique du XXe siècle, mais l’erreur lourde de conséquences de l’ex-apparatchik montre que cette rationalité n’est plus aussi accessible que dans les années 1930-1940.

Alors même que j’ai consacré mon DEA et plusieurs années d'études à l’imagerie nazie, je n’ai d’abord accordé qu’une attention distraite à cette image, lorsqu’elle a ressurgi en vignette sur Twitter. Immédiatement gêné par le motif du brassard, contradictoire en apparence avec le récit antisémite (ce sont les nazis qui sont antisémites), je me souviens n’avoir identifié de prime abord ni le personnage de Jacob Rothschild qui surplombe Macron, ni le drapeau israélien bleu sur fond bleu, ni les billets de banque obscurcis à dessein par le montage.

Les deux clés qui me faisaient le plus défaut pour saisir au premier coup d’oeil sa signification, était l’association spontanée du personnage de Macron au “complot juif” – idée sans doute logique du point de vue antisémite (Macron est ancien banquier d’affaires chez Rothschild), mais qui paraît évidemment baroque pour quiconque ne partage pas la conviction que les juifs dirigent le monde. Par ailleurs, n’ayant pas reconnu Jacob Rothschild, et ignorant les origines de Patrick Drahi (il a fallu que je vérifie ensuite sur Wikipédia), je n’ai pas non plus repéré chez Attali le caractère “juif” – clé de l’interprétation de la présence du trio à l’arrière-plan. En d’autres termes, c’est parce que je ne suis pas antisémite, c’est-à-dire obsédé par l’identification des juifs aux postes d’influence, que je n’ai pas reconnu d’emblée ce qui fait le sens du montage pour son émetteur.

Bien sûr, ce brouillard s’est dissipé en l’espace de quelques secondes, au prix d’une deuxième lecture plus attentive. L’identification du drapeau israélien a notamment permis de réorganiser l’ensemble des informations du montage. Cette reconstitution ne paraît pas d’une grande difficulté. Reste que la relecture attentive qu’impose cette image n’est pas notre manière habituelle de nous comporter face au flux iconographique, soigneusement préparé pour être consommé en un instant. L’association de Macron au “complot juif”, récit de la fachosphère qui n’a heureusement pas passé le seuil de l’information générale, n’est pas un réflexe spontané de la majeure partie du public. Seule la contextualisation produite par les énoncés accompagnant l’image permet l'identification rapide d’une rhétorique éloignée du débat public.

Ces observations permettent de comprendre le geste malheureux de l’ex-responsable socialiste. La proximité historique du récit anti-juif et de la rhétorique anti-capitaliste, qui partagent la détestation de la finance, contribue à expliquer, dans un contexte d’attention oblique, la dyslexie de Filoche, d’abord sensible à l’anti-macronisme du message.

A dire vrai, l’hermétisme relatif que documente ce cas devrait être considéré comme une bonne nouvelle. Le rejet de l’antisémitisme, qui a fortement atténué son empreinte publique, a aussi contribué à éloigner sa rationalité du common knowledge. C’est bien pour cette raison que les caricatures régulièrement diffusées par le site Egalité et Réconciliation, toutes plus étranges et monstrueuses les unes que les autres, ne sortent pas d’un entre-soi confidentiel. Le paradoxe de l'erreur de Filoche aura été d’attirer l’attention sur une production qui n’en suscite habituellement aucune dans le débat public. Mais c’est bien parce qu’il ne partage rien de la culture antisémite qu’il a pu rediffuser cette image.

André Gunthert

André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur le blogL’image sociale.