Asli Erdogan persiste à parler, même si cela peut lui valoir la prison à vie

L’auteure turque, journaliste militante, est sortie de prison après 5 mois de détention, grâce à la solidarité de l’Europe, mais la justice peut encore la condamner parce qu’elle a écrit sur le fascisme et sur les crimes indicibles commis dans ce pays voisin.

Elle n’a cité son nom qu’une seule fois, au début. Son homonyme est responsable des décisions extrêmes et des violences qui se déploient de manière exacerbée en Turquie depuis un an. Dans le regard d’Asli Erdogan, tranchant comme de l’acier, on pouvait presque lire toutes les exactions qu’a subies et que continue de subir le peuple turc. Là où la violation des droits de l’Homme n’est plus qu’un syntagme, une interview ne suffirait pas pour décrire la terreur et la crainte qui règne. Mais l’éloquence de l’écrivaine réussit à dépeindre avec beaucoup de réalisme la situation schizophrénique et l’oppression vécues par l’homme de la rue, dans un pays pas si éloigné de la Grèce.

Bâtissant avec ses textes un mur contre les immenses affaissements de la mémoire et contre le fascisme qui se déplie tel un drap, et pas seulement au-dessus de la Turquie, elle a déclaré entre autres lors de la présentation de son ouvrage Même le silence n’est plus à toi : « Si je pouvais écrire parfaitement sur les tortures, alors je réussirais probablement à émouvoir les tortionnaires et les empêcherais de tuer à nouveau. »

Vous vous demandez dans Journal du Fascisme ce qu’est la condition réelle de l’écrivain en Turquie, mais vous n’avez pas eu le temps de mener à terme votre réflexion.

A un premier niveau de compréhension, nous savons tous que la terreur règne. C’est facile à constater. Tout le monde se tait. Le Süddeutsche Zeitung a demandé à 65 intellectuels ce qu’ils pensent de la Turquie d’aujourd’hui. Seuls cinq d’entre eux ont répondu au journal allemand. Imaginez l’ampleur de la terreur. Mais plus profondément, qu’est-ce que cela signifie ? Comment le fascisme détruit-il notre âme ? Par une pression constante et des jeux de pouvoir incessants présents dans toutes les composantes de la société. Le fascisme ne se limite pas à une seule personne. C’est un miroir dans lequel se reflètent plusieurs centaines de milliers d’Erdogan et le fasciste qui sommeille en chacun de nous s’anime encore davantage quand le régime sème la terreur absolue. J’ai essayé d’observer comment ce poison s’insinue dans les recoins de notre âme. Mais arrivée à mi-chemin, j’ai été arrêtée. L’histoire même de ma vie constitue une réponse.

Dans vos écrits, vous vous qualifiez de « folle ».

Bien des fois en Turquie, je fus une paria. Les gens se demandaient souvent si j’étais folle ou pas. Dans une certaine mesure, c’était la réponse que je leur faisais. Je crois que la société turque est une société profondément schizophrénique qui perd le contact avec la réalité. Il y a des raisons historiques à cela. La Turquie refuse d’affronter son passé, ses crimes, les massacres des tout débuts du XXème siècle et cela a un effet d’accumulation. J’essaie d’être ironique et sarcastique. Bien sûr, je ne suis pas un modèle d’équilibre et de normalité. Sans doute que certains médecins peuvent déceler des névroses, mais jusqu’à présent on ne m’a diagnostiqué aucune maladie sérieuse. Dans ma vie quotidienne, je suis très normale. En tout cas plus nous restons silencieux, plus il cela devient difficile de parler de la pression croissante qui s’exerce sur nous.

Il vous faut du courage pour écrire sur ces sujets.

Je ne me suis jamais considérée comme courageuse. Je suis simplement une écrivaine, et non une figure politique. Je ne sillonne pas les routes ni n’apparais à la télévision tous les jours. Cependant, à propos de certains sujets, et parce que je suis écrivaine, je ne peux pas m’offrir le luxe de me taire. Comme à propos des actes sauvages qui se déroulent en Turquie. Les derniers mois, je vivais à Cracovie et je ne savais pas ce qui se passait. On ne peut pas se renseigner sur la Turquie via Internet. On doit humer les rues. Mais je suis tombée sur une scène de documentaire où des personnes désarmées se faisaient assassiner, et j’ai su qu’il fallait que j’écrive là-dessus. Mon premier article portait sur cette barbarie. Ma mère m’a téléphoné le soir même en pleurant : « C’est de la grande littérature mais s’il te plaît, ne le fais pas. La Turquie n’est plus le même pays que l’an passé. Tu ne peux pas écrire ça, tu vas te faire arrêter. » Je l’ai rassurée : « Ne t’inquiète pas. On ne peut pas m’arrêter à cause de cet article. » Après ce coup de fil, j’ai rédigé un deuxième article.

Pourquoi ?

Il fallait que j’écrive. Un curieux mécanisme s’était comme activé en moi et m’empêchait de croire que je pourrais être arrêtée. Qui étais-je pour être arrêtée ? Et qu’est-ce que je faisais ? Mon travail, j’écrivais un article. On ne peut pas se mettre dans la tête l’idée que l’on puisse être arrêté. Ils savent que je ne suis pas membre du PKK, que je suis écrivaine depuis 30 ans et que mon œuvre a été traduite en 15 langues. J’ai donné des centaines d’interview et on a réalisé des documentaires sur moi. Tout ce que j’ai fait est su de tous. Je croyais beaucoup en mon innocence. Mais finalement c’est ma mère qui avait raison.

Que pouvez-vous nous dire sur vos conditions de détention ?

J’ai eu, en un certain sens, de la chance car on m’a mise dans une prison vétuste où il n’y avait que des femmes et des enfants. Les autorités n’étaient pas trop dures. C’était une des rares prisons où la torture physique n’était pas pratiquée. Mais on vous y confisque tout, même les oreillers. C’était à une période où tous les jours était votée une nouvelle loi. Les trois jours dans les locaux de la police et les cinq jours en isolement furent bien plus difficiles à vivre que les quatre mois et demi qui suivirent. Parce que les cinq premiers jours j’étais en cellule d’isolement. Quand j’ai vu mon visage, je ne me suis pas reconnue. J’avais pris 10 à 15 ans en 10 jours. J’avais perdu 5 kilos et mes yeux étaient éteints. J’ai eu peur de mon propre visage. C’est la plus grande torture qui ait jamais été inventée. La cellule d’isolement peut ne pas paraître si terrifiante parce qu’on y est seul, mais on y oublie sa propre langue. Après quelques jours, tu ne sais plus parler. Tu ne peux plus voir au loin, parce que tes yeux se sont habitués à des dimensions réduites. Tu perds le sens de l’orientation. Tu perds ton souffle. Tu perds tes muscles. Tu perds ta sexualité. Tu deviens une plante si vite que c’est même horrible à décrire.

Comment étiez-vous traitée ?

Après les jours éprouvants passés en isolement, grâce à la solidarité internationale et tout particulièrement celle du Parlement Européen, j’ai intégré une cellule normale. Je ne serais pas sortie de prison sans l’Europe. J’étais un problème pour ceux qui m’avaient enfermée et je leur coûtais cher à maintenir en détention. Ma personnalité a joué aussi. Je suis quelqu’un de plutôt doux, j’évite les conflits, mais en prison j’ai appris à composer avec mes geôliers. J’ai veillé à rester toujours courtoise et parfois j’avais le sentiment de pouvoir être un «pont» entre les gardiens et les filles du PKK, qu’ils considéraient comme des ennemies. J’ai aimé me voir ainsi, calme, cherchant des solutions aux problèmes. J’ai appris à répondre à ceux qui criaient. Mais à présent je me sens une immense responsabilité vis-à-vis de ceux qui m’ont témoigné leur solidarité et envers mes codétenues. Je me dis toujours que je vais leur écrire, mais je ne le fais pas. A chaque fois que je commence la lettre, je me mets à pleurer. Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à mes ami(e)s emprisonné(e)s. Je suis toujours là-bas.

Où en est-on du procès ?

Il se poursuit, je n’ai toujours pas été relaxée. Le procureur avait requis la prison à vie au motif que j’aurais porté atteinte à l’unité nationale, dix ans parce que j’aurais été membre du PKK et sept ans et demi pour faits de propagande. Mais ce même procureur a reconnu qu’il n’y a pas de preuve quant à l’atteinte à l’unité nationale, pas plus qu’il n’a été prouvé que je suis membre du PKK, donc il reste sept ans et demi. Mais, encore une fois, j’ai entendu parler en Turquie de cas où il n’y avait pas de preuves et pourtant, deux verdicts plus tard, on condamnait à 25 ans de prison. Le système judiciaire est détruit. On parle du cas d’un homme entré dans le palais de justice en homme libre -il n’avait pas même été arrêté- et en une petite heure, de manière totalement inattendue, il a été condamné à la prison à vie, sans preuves et sans qu’il ait eu la possibilité de se défendre. Le moment du procès est le pire moment à vivre. Et savez-vous ce qu’il [Erdogan] a dit il y a deux jours ? « Les plus malins ont quitté la Turquie. Ceux qui ne le sont pas sont pris au piège. Trop tard. » C’est le genre de phrases qu’on peut entendre en Corée de Nord et en Turquie. C’est peut-être une façon de me dire de ne pas rentrer. C’est peut-être pour cela qu’on m’a rendu mon passeport.

Rentrerez-vous en Turquie ?

J’ai très envie d’y retourner. Le procès est en bonne voie, parce qu’un journaliste qui avait été arrêté a été libéré. Il n’y a pas eu de nouvelle arrestation dans le cadre de notre affaire. Au moins, tout le monde est libre. Mais même si je suis relaxée, ils peuvent rouvrir le dossier. J’ai peur. J’essaie de garder mon sang-froid. J’attendrai la fin du procès.

Même le silence n’est plus à toi ; le titre de votre livre témoigne-t-il du problème du silence dans la société actuelle ?

Tout à fait. Pas seulement des problèmes d’une société qui opprime, mais de toute société. Mais en Turquie on le ressent encore plus. Tu te demandes si cette voix est bien la tienne et à quel point tes mots t’appartiennent. Est-ce là mon propre silence ou m’a-t-il été imposé ? C’est peut-être là le bon côté du fascisme ; tu découvres la face cachée du pouvoir. En tant qu’écrivaine j’essaie de me faire la voix de ceux qui en ont été privés, de refléter la société turque. Je crois que j’y suis arrivée, c’est pourquoi j’ai été arrêtée. J’ai dit « Regardez ce que vous avez fait aux Arméniens en 1915, regardez ce que vous faites aux Kurdes. » Ce pays ne cesse de commettre des crimes et de les cacher. Une fosse commune après l’autre nous tient lieu de mémoire collective. Mon seul espoir est que le monde change. Je ne suis pas assez naïve pour croire que 100, 150 articles vont amener le changement. Mais parfois on peut sauver un être humain et ça, c’est très important. Moi j’ai été sauvée par des personnes qui se sentaient solidaires. Cela n’a pas changé la Turquie, mais n’était-ce pas là une très bonne action ? Dans un régime fasciste, la lutte est plus facile, car tout est blanc ou noir. C’est comme pour l’égalité hommes-femmes. J’aurais plus de mal à percevoir la domination des hommes en France.

Où en est le mouvement pour l’égalité des sexes en Turquie ?

Les premières mobilisations féministes datent du début du 20ème siècle. La plupart des membres de ce mouvement étaient des femmes qui appartenaient aux minorités ethniques, grecques, arméniennes et juives. Aujourd’hui le mouvement féministe turc est parmi les plus dynamiques, en particulier dans la communauté kurde. Le combat que livrent les femmes kurdes est incroyable. Mais aussi, lors des mouvements de protestation à Gezi, on pouvait voir les femmes en première ligne se battant contre les forces de l’ordre. 75 % des citoyens étaient des femmes. Je n’en croyais pas mes yeux, et me sentais si fière. Environ deux millions de citoyens -et pas uniquement des femmes- ont participé aux manifestations contre la loi interdisant l’avortement, une loi que je trouve très méprisante vis-à-vis de la dignité humaine. Mais lui n’a rien voulu entendre. Tous les weekends, les femmes sortent dans la rue, malgré la répression policière. Elles défendent chaque droit qui leur reste. Quand la situation devient difficile, ce sont les femmes qui restent l’affronter, les hommes rarement. Dans les manifestations, quand les policiers sortent leur matraque, les hommes sont les premiers à se sauver, tandis que les femmes restent debout. Les femmes sont animées d’un courage étrange. Elles n’attaquent pas, mais ne reculent pas non plus. C’est la forme de courage que j’admire le plus.

L’écriture est-elle à la fois résistance et résurrection, comme l’annonçait le titre de votre intervention au « Megaron Mousikis » à Athènes ?

L’écriture est un témoignage et une fuite loin de la réalité. Mais elle est aussi une forme d’emprisonnement dans la création. Quand tu écris une histoire, tu en fais un objet de musée. D’un autre côté, tu crées un lien unique avec la vie. Dans des cas extrêmes, comme l’emprisonnement, la détention en camp de concentration ou de guerre, elle devient encore plus vitale. J’ai vu beaucoup de personnes emprisonnées qui se raccrochaient à la vie grâce à la littérature, à la peinture ou à la musique. C’est une résistance à un système qui veut te détruire, qui veut tout te prendre. Quelqu’un doit raconter l’histoire de la véritable victime, de celui qui s’est tu, qui est enterré et qui n’a pas survécu dans les camps de concentration, les prisons ou lors des génocides. La littérature peut sans doute être la voix de ceux qui se sont tus pour toujours. J’ai toujours cru que quelque chose allait survivre, que tout ne finirait pas dans la tombe.

Interview parue le 17 novembre 2017 dans le journal grec Popaganda 
Journaliste : Anastasia Vaïtsopoulou / Photographies : Dimitris Sakalakis (traduction pour Free Asli par Antigone Longelin Trogadis)

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