La littérature du siècle 21 comme thérapie, par Alexandre Gefen

Directeur de recherche au CNRS, spécialiste des théories littéraires contemporaines, et critique littéraire avisé, Alexandre Gefen nous offre en ce mois de novembre 2017, chez José Corti, une édition passionnante de son travail récent, soutenu pour son habilitation à diriger des recherches, proposant une lecture d’un important faisceau de la littérature française du début du XXIème siècle en termes de pratique réparatrice, intentionnelle ou non, en un sens très large dont il s’agit justement d’apprécier la densité et les contours, à travers les œuvres elles-mêmes comme à travers les commentaires critiques qui les environnent.

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Sur un sujet aussi intéressant a priori, c’est d’abord toujours une véritable joie de rencontrer un travail universitaire de haut niveau qui parvient à maintenir tout au long l’équilibre délicat entre une réelle ambition théorique, honnêtement pointue, et une relative accessibilité au public non strictement spécialiste du champ, moyennant quelques agréables efforts éventuels de sa part. On se souvient ainsi avec plaisir et émotion, dans d’autres domaines, de Vincent Message et de son « Romanciers pluralistes » (2013), de Jean-Jacques Vincensini et de son « Pensée mythique et narrations médiévales » (1996), ou encore de Ninon Grangé et de son « De la guerre civile » (2009), récidivant en 2015 avec « Oublier la guerre civile ? ».

La littérature d’avant la littérature cherchait à représenter le bien, la littérature d’après la littérature cherche à faire le bien. Autrefois voleur de feu, l’écrivain est désormais une sentinelle du présent ou un témoin de la mémoire, un psychiatre ou un juge, un couturier, un travailleur social, un prêtre ou un enquêteur, un psychologue, un avocat ou encore un garagiste de l’âme : recoudre, aller mieux, aider, guérir, sauver par les lettres, tels sont les mots d’ordre de la littérature du XXIe siècle à l’heure des reading cures ou des peines de lecture. On a vu mon intérêt comme ma perplexité vis-à-vis de telles doctrines où « l’on appelle la littérature à l’aide » : que l’on discerne dans cette transitivité nouvelle un retour fécond et efficace à l’optimisme littéraire humaniste ou une réponse improvisée et utilitariste à la détresse existentielle et sociale du sujet contemporain reste largement une question d’appréciation.

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Pour parvenir à cette conclusion logiquement en forme de questionnement renouvelé et d’invitation au voyage et à l’appréciation personnelle, Alexandre Gefen a développé sur 260 pages (soutenues par presque 50 pages de notes et par une très abondante bibliographie, abordant aussi bien le corpus des textes de fiction pris en compte – 335 romans ou « assimilables à » – que les travaux théoriques ou critiques touchant directement ou plus indirectement le sujet, avec 314 ouvrages et  178 articles) une redoutable machine exploratoire, qui à aucun moment ne se noie dans son matériau, mais parvient au contraire, en parcourant plus particulièrement, et avec des objectifs bien distincts, Philippe ArtièresPatrick AutréauxJean-Christophe BaillyRoland BarthesPierre BergouniouxArno BertinaMaurice BlanchotFrançois BonEmmanuel CarrèreÉric ChevillardChloé DelaumeSerge DoubrovskyAnnie ErnauxPhilippe ForestMichel FoucaultHervé GuibertMaylis de KerangalCamille LaurensLaurent MauvignierPierre MichonPatrick ModianoGeorges PerecMarcel ProustPascal QuignardPaul RicœurPhilippe Vasset, ou encore Dominique Viart, à dégager de véritables lignes de force, naviguant au plus près, en quête de sens, entre les tentations directement thérapeutiques (voire les pensées déployées en peines de substitution) et les épanouissements du développement personnel triomphant, entre les raidissements de la littérature s’affirmant plus que jamais intransitive et les émois du moi, entre le documentaire retrouvant l’épaisseur par la fiction et la fiction venant jouer un rôle documentaire, entre la politique du care et le souci du collectif, entre la peine à apaiser et le mal à tenir à distance.

Au-delà de la thèse présentée (qui, à nouveau, m’est davantage apparue comme une exploration sincère et authentique que comme une position arrêtée – et c’est tout à son honneur), l’ouvrage esquisse des dizaines de directions à creuser, de livres à parcourir, de romans à comparer entre eux, de propos théoriques à confronter aux textes qui s’en réclameraient, de pistes performatives et d’échanges vigoureux entre propositions apparemment trop disjointes. Et c’est aussi par là que cet ouvrage mérite plus qu’un simple détour, et constitue un aiguillon particulièrement stimulant dans nos quêtes personnelles.

Alexandre Gefen

Alexandre Gefen

Qu’on y prenne garde : décrire ces discours salvateurs, thérapeutiques ou régulateurs dans toutes leurs modulations, ces interventions, ne constitue en rien pour moi une manière de les justifier ou même d’y adhérer, et ce d’autant moins que ces métadiscours se placent souvent sur un mode autocritique, qu’ils ne se départissent que rarement d’un soupçon et d’une conscience des limites du langage nourrie par la crise de l’humanisme littéraire au XXe siècle, qu’ils font débat entre les écrivains eux-mêmes. Je ne sais pas si les élans lyriques de Pierre Michon dans les Vies minuscules pourront, comme l’auteur le rêve, rendre par la parole la vie à des enfants morts trop jeunes ; je ne sais pas si le projet d’Emmanuel Carrère de témoigner pour les victimes de la maladie ou du tsunami est autre chose qu’une pose pour sortir de l’isolement esthétique ; j’ignore si Annie Ernaux ou ses lecteurs se sont sentis mieux par la mémoire qu’elle a offert à un monde en train de disparaître ; je ne sais pas si la volonté de François Bon de rendre visibles les oubliés, les infâmes de l’ordre social, fait sens. Je ne sais pas même s’il prépare et constitue la possibilité d’une action d’ordre politique ultérieure, ou même d’une attention empathique pouvant présider à des formes ordinaires de soin.

On peut lire un bref entretien avec l’auteur à propos de l’ouvrage, paru dans Le Temps suisse, ici, et un autre dans Livres Hebdoici (mais c’est un article payant).

Alexandre Gefen, Réparer le monde – La littérature française face au XXIe siècle, éditions José Corti
Charybde2 le 24/11/17
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