Un mot et je serai guéri (être mineur et isolé à Paris), par Marie Cosnay

L’enfant passe et de l’autre côté, il est toujours en route, une route très différente de la première. Il dit que le mal, c’était avant, le mal c’est le désert et la chaleur et les biscuits du Maroc et le Salam et les policiers, les menaces, les tortures, le camp de Ceuta, le bateau et les coups sur la tête, les flots noirs et le corps dans le canal...

Des migrants Avenue du Président-Wilson, devant le camp de fortune à Saint-Denis en région parisienne - 2016 (Agathe Nadimi)

Des migrants Avenue du Président-Wilson, devant le camp de fortune à Saint-Denis en région parisienne - 2016 (Agathe Nadimi)

Il n’y a ni avant ni après la route. Il y a les étapes de la route. Les camions, les mauvais traitements, les yeux ouverts sur le sable du désert et le fil, il y a le fil de la route, tendu à jamais. Il s’agit de quitter, pas de trouver. Il s’agit de quitter et de rester debout - même allongé sous les bâches ou plié dans le zodiac. Il s’agit d’être en mouvement, de créer le mouvement. L’enfant n’est rien d’autre que le mouvement. Il doit sauter d’un bord à l’autre, d’un monde étouffé à un monde interdit. Il passe. Il laisse à l’endroit du passage, pour des ennuis administratifs qui suivront, en sceau ou sacrifice, un peu de lui-même, ses empreintes.

L’enfant passe et de l’autre côté, il est toujours en route, c’est encore une route de fuite. Une route très différente de la première. Il dit que le mal, c’était avant, le mal c’est le désert et la chaleur et les biscuits du Maroc et le Salam et les policiers, les menaces, les tortures, le camp de Ceuta, le bateau et les coups sur la tête, les flots noirs et le corps dans le canal, le corps en mouvement dans le mouvement, vagues et astres du ciel affolés.

La route continue dans le mois de mars de Paris, dehors, aux abords du centre de la Chapelle, dans les gares, la route ne dort pas, les yeux de la route et de l’enfant sont rouges, l’estomac est noué, après un tas de rencontres et de conseils la route bifurque mais c’est toujours la route, maintenant l’enfant dit la lutte, la lutte ou la route, c’est au choix, la route continue à coups d’interrogatoires qu’on appelle évaluation sociale, à quel âge, votre mère, père, pays, départ, dates, empreintes.

L’enfant répond avec son corps, c’est la souffrance qui a fait ça à mes joues, je peux pas dire les choses que je sais pas, il répond avec ses papiers, ce sont les vieux papiers de mon vieux pays, écrits par les vieux pourris de mon pays mais de bons et vrais papiers et c’est sur le papier mon vrai âge d’enfant.

Puis on demande à ses os de répondre à sa place, on demande à ses dents, bientôt la route fait une halte dans un hôtel où on attrape la tuberculose, quand on découvre la tuberculose on découvre aussi, plus anciennement contractée, l’hépatite B, on avance, c’est pas un examen médical qui va, je m’avance, c’est pas un examen qui va me, je me retourne pas, je peux pas arrêter, j’entends pas, il faut rentrer à l’école en un temps où les rectorats disent que les formations sont complètes, pas le moindre CAP en vue, pas le moindre CAP qui reste, tu n’as qu’à aller dans une école pour migrants qui apprennent le français, je suis francophone, dit l’enfant, j’ai réussi les tests de bon niveau, je vais m’asseoir dans le couloir du rectorat jusqu’à ce qu’ils m’affectent, je leur dirai : si vous êtes pas contents partez donc sur les routes de l’Afrique. 
Rires.

Je leur dirai : oui Monsieur, oui Madame, je leur dirai pas de problème si vous m’affectez pas, je demande aux associations de le faire, Monsieur ou Madame êtes très occupés et ne pouvez pas m’affecter, pas de problème. Je me suis remarqué qu’ils aiment pas que les associations fassent à leur place. 
Ne reste pas dans le couloir du rectorat, dit l’éducateur provisoirement référent, tu vas les agacer.

Après seize ans, nulle obligation à scolariser un enfant, dit-on, et pas de place, pas de place. Je reste assis dans le couloir, c’est encore ma route, ce couloir, dit l’enfant, voix plus basse, une route après l’autre, attention, on risque une petite panne de route, la panne du couloir du rectorat - en réalité, ce n’est pas la première panne. C’est la deuxième.

La première panne, c’était dans l’hôtel des maladies et des puanteurs, l’hôtel de la tuberculose. L’hôtel provisoire et puant, une panne avec sanglots, les premiers sanglots, ma vie perdue, je vais quitter l’hôtel de la panne et de la maladie parce que soudain on dirait qu’il y a un après et que l’après a une vraie sale gueule, ça ressemble à rien du mouvement et de la route, c’est la mort, la mort par pourriture, pas celle que tu prends sur toi, dans tes bras, dans le ciel et les vagues de Gibraltar mais celle qui te fait pourrir sur place, celle des vers dans le corps. Sanglots.

La deuxième panne c’est dans le couloir du rectorat. Pourquoi on me ramène au point zéro. Pourquoi on me casse l’école.

La route s’arrête pour la troisième fois. Fragilisée, la route, par les hôtels et les couloirs et la menace de la fin de la protection si le rectorat n’affecte pas, si les dents et les os ne parlent pas, déjà qu’aux évaluations sociales tu as mal répondu, tu n’as pas dit ce qu’il fallait, comment dire ce que je ne sais pas, tu veux mon histoire et tu ne veux pas mon histoire, tu veux que je dise ceci que je sais pas, je parle et tu m’écris des bêtises, tu changes tout à ce que je dis de mon histoire parce que tu ne veux pas de mon histoire et que tu n’as aucune imagination pour voir ma route de mouvement.

Troisième panne, à l’hôpital Debré. On t’en a déjà parlé, de la maladie. Cette fois tu l’entends. Tu devrais, en tant que mineur provisoirement protégé, être accompagné d’un éducateur, d’un adulte, pour recevoir les paroles du médecin. Tu es seul. Le médecin fait de la prévention, l’enfant isolé traduit.

Tu es contagieux. Tu peux contaminer quelqu’un. Tu as la maladie, le virus, dans le foie. 
Je ne pourrais jamais partager une assiette avec quelqu’un ? Je ne pourrais jamais embraser quelqu’un ?C’est une maladie grave, on n’en guérit pas ? On vit avec la petite maladie tapie dans ton corps et on n’en guérit pas ? On vit avec le poison de son foie qui est un poison pour toutes les rencontres qu’on fait sur la route ?

Ma route, c’est fini. Ma vie, c’est perdu. Je veux la mort mortelle d’un coup sur la tête, un coup de mort sur la tête plutôt que les vers qui me rongent le foie. J’ai jamais entendu ça, la maladie. Avec la maladie, il n’y a plus de route, plus aucune raison de faire la route je vais te dire, même si j'avais mille millions, avec la maladie, la route, elle est finie.

Il n’y a pas d’arrêt, il n’y a pas d’après. Et soudain, la parole médicale qui lit dans le sang énonce un arrêt. Attention au poison que tu es devenu, entends l’enfant isolé. C’est un secret. Quand la parole médicale veut dire la protection du secret médical, l’enfant entend la honte à cacher. La parole médicale, tout se passe comme si elle condamnait. C’est fini. La mort tout de suite sur ma tête plutôt que les vers dans mon corps.

Une heure après, l’enfant pose ainsi le problème : la route ne compte pas s’arrêter, ne se pense pas avec l’arrêt. La fuite et le passage comme création - c’est tout ce qu’il y a. Ce que sait et porte l’enfant depuis dix-sept ans qu’il est né, depuis sept ans qu’il court pour passer. Et il y a de l’autre côté de la compréhension un arrêt, une parole de condamnation, le virus dans le sang. On ne peut pas résoudre le paradoxe. A moins que.

Une heure après la parole médicale qui condamne, l’enfant rappelle : je n’ai pas la maladie dans mon corps. Mon corps le sait, je n’ai pas la maladie dedans. Mon corps le sait pour de vrai. C’est encore un coup des gens sans imagination. Je vais recommencer l’entretien médical, je vais répondre aux questions, les yeux, les yeux ça va, les urines, les urines ça va, les estomacs ça va, j’ai sans doute mal répondu aux interrogatoires mais je vais tout reprendre et tu verras, je n’aurai pas la maladie dans le sang.

J’ai mal parlé, je ne suis pas mineur.
Je parle bien, je suis mineur.

J’ai mal parlé, j’ai la maladie dans le sang. 
Je réponds bien, je n’ai pas la maladie.

Un mot, et je serai guéri.

L’enfant croit au corps qui donne des signes sûrs et aux paroles qui transforment le réel : il n’est pas malade. Ce n’est jamais fini, de courir et de passer.

Marie Cosnay

Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Vous pouvez la retrouver sur Facebook et dans son blog sur Mediapart.