Olivier Roy : « On ne peut pas éradiquer le terrorisme, mais on peut le rendre moins séduisant ».

Professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, Olivier Roy est politologue, spécialiste de l’Islam. En cette semaine particulièrement meurtrière, avec les attentats qui ont eu ou auraient pu avoir lieu sur le sol français et la tuerie de masse à Las Vegas, nous l’avons interviewé pour tenter de comprendre comment nous en sommes arrivés là.

Bonjour Olivier Roy, pour vous, la mort est au cœur du projet djihadiste. Est-il légitime de faire un lien entre les attentats djihadistes et les massacres de masse, notamment aux Etats-Unis ?

Il y a en effet une multiplication des meurtres de masse suicidaires, dans lesquels quelqu’un se tue après avoir tué le maximum de personnes. C’est un constat transversal, indépendamment de toutes les motivations politiques, psychiatriques ou autres. Aux Etats-Unis, c’est devenu maintenant extrêmement courant. La plupart du temps, comme à Las Vegas, l’auteur ne survit pas -on peut aussi penser au pilote de German Wings qui a tué 200 personnes dans son passage à l’acte suicidaire-, il fait en sorte d’être abattu par la police. Les cas où l’auteur de ce type de massacre survit -il y en a quelques-uns, comme celui qui a attaqué l’église noire de Charleston ou Breivik en Norvège-, sont rares. Je pars de ce fait-là, c’est-à-dire l’augmentation croissante d’attentats et de meurtres de masse suicidaires. Et dans cette catégorie de meurtres de masse suicidaires, on a une sous-catégorie, qui est l’attentat djihadiste.

Pour vous c’est une sous-catégorie ?

Oui, ces actes rentrent dans une sous-catégorie plus large. Maintenant, ce terme de sous-catégorie ne veut pas dire que celle-ci est inférieure et ne mérite pas toute notre attention. Il faut bien voir qu’en Europe, elle est certainement dominante, statistiquement, mais pas aux Etats-Unis. On a certes eu des attentats djihadistes suicidaires, comme à San Bernardino ou Orlando, mais on a aussi eu des dizaines d’autres attaques, à commencer par celle de Columbine en 1999, qui n’ont aucun rapport avec l’Islam et qui ont fait bien plus de morts que les attentats islamiques. Ce constat n’épuise bien sûr pas le sujet. Je ne dis pas que l’Islam n’est qu’une étiquette qui permette à des suicidaires de faire parler d’eux. Il est évident que ceux qui commettent ces actes sous la bannière islamique croient qu’ils vont aller au paradis et adhèrent à cette cause. C’est sûr. Mais cela rentre dans une catégorie plus générale.

Que peut-on dire sur les profils concernés ? Pour ce qui est des deux meurtres à Marseille, on a un homme sans papiers, peut-être un SDF, et qui consomme des drogues dures. Cela rentre-t-il dans les profils « classiques » de ceux qui perpétuent ce type d’attaque ? Que peut on dire sur la variété des profils de ceux qui passent à l’acte ?

Il y a une variété de profils économiques, psychologiques, c’est un fait. Sinon, en général, ce sont des jeunes qui se réclament de Daech. Après, on peut rentrer davantage dans le détail. Mais il n’y a pas de profil type. En revanche, on a une sorte  de zone grise, où vous avez des personnes qui peuvent être des loups solitaires, d’autres avec des problèmes psychologiques, qui vont inscrire leur action suicidaire dans le cadre de ISIS [Daech en anglais pour Islamic state of Iraq and Syria, ndlr], parce que ça donne plus d’impact et de visibilité à leur geste. En se revendiquant de Daech, ils sont sûrs de faire la Une des journaux. Un SDF qui tue quelqu’un dans la rue -il y a eu plusieurs cas récemment en France- c’est zéro, on n'en parle pas. Il y a une femme enceinte qui a été tuée par un SDF il y a un mois, personne n’en a parlé. Alors que si le gars crie « Allah Akbar », tous les médias vont titrer là-dessus. Du coup, il est difficile de savoir quelle est la cause et quelle est la conséquence. Est-ce que le gars est quelqu’un qui a rejoint Daech et qui a décidé de commettre son attentat, ou est-ce qu’il décide tout simplement d’inscrire une attaque qu’il aurait de toute façon commise sous le pavillon de Daech, parce qu’il est sûr qu’on va parler de lui ? C’est donc une sorte de zone grise, où il est difficile d’analyser les motivations qui produisent l'acte. D’autant qu’aujourd’hui, Daech revendique tout, ce qui n’était pas le cas il y a deux ans. Maintenant, dès qu’il y a quelque chose qui pète quelque part, Daech dit « c’est nous ».

Photo Aboubacar Traore

Photo Aboubacar Traore

Farhad Khosrokhavar parlait d’actes qui se situent dans l’infra politique ou au-delà du politique. Des actes liés à l’effacement d’un projet politique collectif. Est-ce que le point commun de ces actes n’est pas tout simplement une forme de désespoir ?

Ces gens-là ont toujours une revanche à prendre sur la société. Ils ont un sentiment de déclassement, le sentiment de ne pas être compris, d’être victime, etc. Il y a toujours un décalage entre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et l’image que leur renvoie la société. Maintenant, je ne sais pas, j’éviterais de rentrer dans des analyses un peu trop psychologisantes.

Est-ce que le fait qu’il n’y ait plus d’idéologies qui permettent de croire en un avenir meilleur ne joue pas sur le fait qu’un nombre important d’individus se raccrochent à Daech pour commettre ce type d’actes ?

On a toujours eu des radicaux, y compris terroristes. C’était le cas dans les années 1960, 1970 et 1980. Ces gens s’inscrivaient dans une idéologie qui se réclamait de traditions politiques fortes. Par exemple, le communisme. Et en Italie, le fascisme. Or, aujourd’hui, ces grandes idéologies politiques ont quasiment disparu. Ceci dit, je ne dirais pas que le djihadisme est une idéologie, comme beaucoup de gens le pensent. Le djihadisme de Daech n’est pas une idéologie : il ne s’articule pas sur un véritable projet de société, à la différence du marxisme, du fascisme ou même de l’islamisme iranien. Daech n’a jamais essayé de parachever une société islamique dans les zones qu’ils contrôlent. Ils sont dans le combat permanent. Daech porte une revendication de califat qui est en expansion permanente, ce qui est par définition irréalisable. Or, une utopie irréalisable, ça se transforme rapidement en apocalypse. Puisqu’on n’arrive pas à faire ce qu’on veut, on appelle à la fin du monde. Daech porte explicitement un projet de nature apocalyptique. Il n’y a qu’à voir leurs dernières déclarations, plus particulièrement. Or, l’apocalypse relève d’une forme de suicide collectif. Et il est assez logique que des personnes mues par des idées suicidaires soient motivées par un projet de type apocalyptique.

Les jeunes qui se réclament du djihadisme sont imprégnés de millénarisme et de théories du complot, pas par des idéologies structurées. Qu’est-ce que cela dit de notre société au niveau politique ?

Nous sommes dans une société où il n’y a plus d’utopies collectives positives. Les programmes politiques dominants sont de type gestionnaires de marché et individualistes. On a donc un problème de transcendance, alors qu’il y a des jeunes qui sont dans ce type de recherche. On le voit bien avec l’Europe, par exemple. C’est sans doute une bonne idée. Sauf que l’Europe apparaît avant tout comme un système de règlements, comme une bureaucratie, pas du tout comme une cause pour laquelle on pourrait mourir. Il y a donc effectivement une disparition des utopies politiques collectives.

Jean-Marc Rouillan s’est retrouvé au tribunal pour avoir dit que les djihadistes n’étaient pas des lâches, mais qu’au contraire il y avait chez eux une forme de courage. Il semble penser que ces gens ne devraient pas mourir pour la cause djihadiste. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Rien à vrai dire. Tout ça s’inscrit dans la fin de l’utopie communiste. Les gens d’Action directe n’étaient pas des suicidaires. Ils pensaient que la violence pouvait accoucher d’une meilleure société. Donc, Rouillan peut se reconnaître dans les partisans d’ISIS, sur le thème, ces gars-là pensent que seule la violence peut faire aboutir les choses, et poussent la logique jusqu’à se faire tuer. Il leur reconnaît donc une forme de courage. Mais pour lui, ce qui leur manque, c’est une utopie politique.

On a vu l’échec des centres de déradicalisation et le naufrage même de ce terme. Par quel bout faudrait-il prendre les choses pour trouver des solutions ? Faut-il proposer des prises en charge individuelles et des réponses de type sécuritaire ? N’y a-t-il pas une réponse collective à trouver ?

Il y a deux choses. D’abord, on n’empêchera jamais un jeune qui veut se lancer dans la radicalité violente de le faire. On pourra prendre toutes les mesures qu’on veut, on n’arrivera pas à éradiquer le terrorisme. En revanche, on peut rendre le terrorisme moins séduisant, en faisant en sorte que des jeunes en mal d’absolu -plus que d’identité, d’ailleurs-, trouvent une autre manière de se réaliser dans la vie. Et en particulier sur le plan spirituel. Mais ce n’est pas à l’Etat de développer le spirituel, ce n’est pas son boulot. En revanche, c’est à l’Etat de laisser le spirituel se mettre en place. Par exemple, en laissant une place à la religion dans l’espace public.

Vous pensez qu’on doit revoir notre rapport à l’Islam ?

Pas seulement à l’Islam, mais au religieux en général. Nous sommes une société qui expulse le religieux de l’espace public et qui le rejette dans la sphère privée. Or, il faut du religieux, ce qui n’est pas seulement valable pour l’Islam. Si bien que des jeunes en recherche d’absolu ne trouvent pas de réponse auprès des grandes religions. Parce que précisément, on demande à celles-ci de s’effacer de l’espace public. Et parmi ces grandes religions, il y a l’Islam. Or, au lieu de favoriser l’émergence d’un Islam spirituel et inséré dans la société moderne, on demande à l’Islam de s’auto-séculariser. C’est-à-dire de disparaître de l’espace public. On demande aux filles de se dévoiler, aux gens d’arrêter de manger hallal, d’arrêter de prier, etc. Sauf dans leur chambre. Donc, il ne faut pas s’étonner si une partie de ces jeunes qui cherchent une radicalité spirituelle ne la trouvent que dans la mort.

Pour vous, cette dimension spirituelle semble très importante. On ne peut pas penser que, par exemple, en faisant plus de politique dans les quartiers populaires, on puisse aider des jeunes à sortir de cet engrenage du terrorisme ?

Il faudrait pour cela une utopie politique positive. Il faudrait que la politique, ce soit autre chose que de coller des affiches, appeler à voter pour un candidat et ensuite laisser le président présider. La politique aujourd’hui ne parle plus aux masses, il y a une crise démocratique. Le parti communiste est le dernier à faire de la politique de proximité, si on peut dire. Il faudrait commencer par changer le système politique. Il n’existe aujourd’hui aucune offre politique sur le marché qui puisse faire qu’un jeune ait envie de rejoindre un parti, sauf s’il veut devenir député.

La politique serait juste devenue un moyen comme un autre de faire carrière ?

Qu’est-ce que les partis politiques vous offrent aujourd’hui, si ce n’est la possibilité d’être candidat ?

Propos recueillis par Véronique Valentino