Goodyear : ce que les fermetures d’usine font à ceux qui les subissent

En janvier 2014, l’usine Goodyear située à Amiens fermait définitivement ses portes, laissant plus de mille salariés sur le carreau. Près de quatre années plus tard, le bilan est lourd pour les salariés licenciés.

L'ancien délégué CGT Goodyear, Mickaël Wamen, l'un des huit condamnés, lors d'une manifestation à Amiens, le 18 janvier 2014

L'ancien délégué CGT Goodyear, Mickaël Wamen, l'un des huit condamnés, lors d'une manifestation à Amiens, le 18 janvier 2014

Mickaël Wamen est en colère. Dans un texte publié sur sa page Facebook, il écrit : « Un jour il faudra peut-être créer les conditions d'une action de toutes les victimes des actionnaires et multinationales, car chacun dans nos coins cela ne permet pas de stopper ces annonces qui se succèdent et à chaque fois apportent, misère, exclusion et parfois pire encore… » Le syndicaliste CGT sait de quoi il parle. Elu syndical chez le constructeur de pneumatiques, il a bataillé sept ans contre la fermeture du site Goodyear à Amiens-Nord, de 2007 à 2014. L’usine a finalement fermé en janvier 2014, laissant 1134 ouvriers sur le carreau dans une région déjà sinistrée. En Picardie, vieille région industrielle, les plans de licenciement et les fermetures d’usines se sont succédé ces dernières années : Continental à Clairoix, LNKM à Ham, Amcor à Moreuil, Bigard à Ailly-sur-Somme, ou encore Whirlpool, dont le plan de reprise ne concernera que la moitié des 280 salariés.

Selon les chiffres avancés par la préfecture de la Somme, sur les 1072 salariés ayant bénéficié du congé de reclassement, moins d’un tiers avaient retrouvé un emploi en 2016 : 135 en CDI et 172 en CDD de plus de six mois. Selon Mickaël Waemen, sur les 94 salariés ayant créé leur entreprise, dont les deux tiers sous le statut d’auto-entrepreneur, une dizaine auraient mis la clé sous la porte. Les seuls à avoir trouvé une solution pérenne seraient les salariés mis en retraite, soit 142 personnes, toujours selon les chiffres de la préfecture. Une partie, 26 très exactement, étaient en formation en octobre 2016. Mais le chiffre qui attire l’attention, est celui des 21 personnes sorties du plan de reclassement pour « convenance personnelle », c’est-à-dire malades ou décédés. Si l'on ne tient compte que des actifs, en enlevant les retraités et les personnes malades ou décédées, ce sont moins de la moitié des salariés qui ont retrouvé un emploi pérenne (de plus de six mois), plus de quatre ans après.

Un bilan pas franchement probant pour la cellule de reclassement pilotée par la Sodie, une société du groupe Alpha conseil, qui comprend aussi la Secafi. Or, cette dernière avait été sollicitée par le comité central d’entreprise (CCE) pour un rapport d’expertise litigieux, qui concluait que l’usine n’était pas viable. Combien la Sodie a-t-elle perçu pour assurer le reclassement du millier de salariés licenciés ? Entre 35 et 40 millions selon Mickaël Wamen, qui dénonce un plan de reclassement « poudre aux yeux ». Sur son site, le groupe Alpha annonce fièrement 145 millions d’euros de chiffre d’affaires. Pour Mickaël Wamen, ce sont « des vautours qui se paient sur le démantèlement des entreprises », les cabinets de reclassement étant par ailleurs accusés par ailleurs d’être peu efficaces, malgré les millions d’euros financés en partie par l’Etat dans le cadre des PSE, les plans sociaux d’entreprise.

Quant au bénéfice net du groupe Goodyear, il a dépassé le milliard en 2016, en hausse de plus de 21%. En 2014, année de la fermeture de l’usine d’Amiens-Nord, le groupe basé à Akron dans l’Ohio, a vu son bénéfice multiplié par plus de quatre, grâce, notamment, à un crédit d’impôt, qui lui a permis de compenser la baisse de ses ventes en Europe et des effets de change défavorables, notait le Figaro le 17 février 2015. L’action du groupe se porte bien, ce qui l’a conduit à annoncer une hausse des dividendes versés aux actionnaires de 43% pour le dernier trimestre 2016. « Ce relèvement de dividende s'inscrit plus largement dans le cadre d'un programme d'allocation de capitaux, qui prévoit notamment la redistribution de jusqu'à quatre milliards de dollars à ses actionnaires », nous apprend le supplément Votre argent de l’Express.

La fermeture de l’usine Goodyear à Amiens et le licenciement de ses 1134 salariés n’ont donc pas été une mauvaise affaire pour tout le monde. En revanche, pour les salariés, le bilan est catastrophique, comme le notait, l’année dernière, l’Humanité. Dans un article titré « Goodyear : le vrai bilan d’une fermeture », le quotidien expliquait que la liquidation de l’usine s’était traduite très concrètement par une douzaine de morts, dont trois suicides. Mickaël Wamen se souvient de « ce camarade », interné pour dépression, qui s’est pendu dans sa chambre, trois semaines après que l’usine ait fermé ses portes. Il évoque aussi cet ancien collègue, bousillé par un cocktail d’alcool et d’antidépresseurs, percuté par une voiture, alors qu’il divaguait de nuit sur une route proche de chez lui. « Sa femme a toujours pensé qu’il avait préféré se jeter sous les roues du véhicule », assène sombrement Mickaël Wamen, pour qui Goodyear est responsable de ces morts, directement ou indirectement.

Le syndicaliste a vu beaucoup de ses camarades d’usine et de lutte sombrer dans l’alcool. « Une usine qui ferme, rappelle l’ex-secrétaire du syndicat CGT Goodyear, ce sont tous ces copains qu’on voyait le tous les matins et qu’on perd de vue parce qu'ils finissent pas se terrer chez eux ». Il raconte ces ex-collègues décédés prématurément à la quarantaine, d’une crise cardiaque ou d’une hémorragie interne. Des décès qu’il impute notamment à l’alcool. « Vous avez des gars qui jusque-là prenaient juste un verre à l’occasion entre collègues et qui se sont mis à boire pour de bon », déplore Mickaël Wamen, qui résume le cercle vicieux qui a conduit de nombreux ex-Goodyear au naufrage social : la dépression , l'alcool, puis la séparation ou le divorce, suivis de la vente de la maison.

Mickaël Wamen dénonce aussi les effets sur la santé des années passées à trimer à l’usine. Une usine amiénoise où les conditions de travail étaient particulièrement dures. Il évoque le cas d’un ami, qui avait été mis en invalidité. Cet ouvrier qui s’était broyé le dos au travail, suivait un traitement lourd pour traiter son hernie discale, à base d’anti-douleurs à haute dose. Il est finalement décédé à l’âge de 58 ans. Il a aussi pu constater un nombre élevé de décès par cancer, après 20 ou 25 années de travail. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) avait dénoncé dès 2009, l’utilisation de composés cancérigènes, les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dans le processus de fabrication des pneus. Une class action (plainte collective) est toujours en cours devant la cour de l’Ohio. Cette action collective engage plus d’un millier de salariés qui accusent Goodyear de les avoir exposés à ces substances toxiques sans protection, ni information. Dans un rapport de mai 2009, la CGT faisait état de 40 décès par cancer en deux ans. Comme l’amiante, les HAP entraîneraient des cancers de la gorge, des poumons et de l’estomac.

Le documentariste Mourad Laffitte avait dénoncé l’exposition des salariés de l’usine d’Amiens-Nord à des substances toxiques dès 2012, dans « Goodyear, la mort en bout de chaîne ». En 2016, il était revenu sur la longue lutte des Goodyear avec un nouveau film « Liquidation ». Car ce combat contre la fermeture de l’usine, s’est aussi traduit par de lourdes condamnations judiciaires. Accusés d’avoir séquestré deux cadres de leur usine pendant les discussions sur la fermeture du site, huit syndicalistes ont été traduits devant les tribunaux. Un dossier éminemment politique, puisque les cadres concernés et la direction de Goodyear avaient retiré leur plainte. C’est le parquet qui a finalement mené cette action en justice qui s’est soldée, en appel, par la condamnation de quatre des huit syndicalistes jugés, dont Mickaël Wamen, à des condamnations à 12 mois de prison avec sursis, assorties d’un contrôle judiciaire strict et inscription de la condamnation au casier judiciaire B2. En première instance, en janvier 2016, plusieurs d’entre eux avaient même écopé de plusieurs mois de prison ferme. Une condamnation sévère qui « a donné le la de la répression qui a suivi lors de la loi travail », dénonce l’ex secrétaire de la CGT. Ce qu’il redoute aujourd’hui, c’est une nouvelle étape, délétère : celle qui va se traduire par l’arrêt des allocations chômage et l’entrée dans les minima sociaux, ASS et RSA, de dizaines de familles. Cette violence-là, invisible et silencieuse, ne sera, elle, jamais jugée.

Véronique Valentino