L’odeur du gasoil à la frontière syrienne (1/6), par Sébastien Ménard
1.
Dans la boite de conversation Gmail il y a un rond vert à côté de son nom et puis un message s’affiche — il dit qu’il est rendu il dit que c’est bon ça va et sans doute une ou deux conneries du genre tutto bene avec quatre points d’exclamations et que les lahmacuns sont bons — à un moment il met la webcam pour qu’on y croit sans doute et donc en chemise verte et sueur dans un point Internet d’Istanbul — nous on part dans deux jours et sans doute que j’ai peur et faim en même temps.
En arrivant on s’est demandé comment faire pour aller là-bas — on nous a dit pour les bus et qu’il faut les trouver — on nous a dit que ça se fait on n’est pas bien sûr mais il y a la ville là-bas pour ça — pour les visas ils ne veulent rien savoir on finit dans un restaurant à faire des plans en les dessinant sur des morceaux de papiers — après il y a le vent qui souffle tout et ça sent les viandes grillées et nos plans alors s’envolent — on s’assoit dans le bureau d’un type qui passe des coups de fil fume des clopes et boit des cafés — sans doute qu’on boit un café aussi un café de là-bas un café très fort — nous on sent le lahmacun sur nos peaux l’ayran aussi — dans un carnet sans doute j’écris : on a marché dans le métro d’Istanbul et le vent pleine gueule on a mangé des gâteaux et bu des bières au bord du Bosphore — on regardait les oiseaux sur la mer et les bateaux allaient sur l’eau.
Un soir ensuite on boit tellement de bières qu’on oublie sans doute pourquoi on est venu mais le lendemain on est dans la rue avec les sacs pour prendre un bus — on attend en pensant au type qui nous a vendu les tickets — ses clopes et sa peau usée — on attend en pensant à la route — on ne sait pas vraiment où on va — on descend — le bus arrive — on met les sacs dedans on roule — on quitte Istanbul on va à Damas — c’est ça le plan.
À quoi tu penses quand tu dis ça on va à Damas à quoi tu penses vraiment : peu importe — à la frontière il y a un type il vend des dollars des visas et du rêve — on achète le tout mais pour les visas faudra voir plus loin à quelques kilomètres — on change de bus on prend les sacs dans une odeur de sueur de pisse et de gasoil — le vent du Moyen-Orient balaie le béton c’est une station-essence en fait ou bien une gare routière — on n’y voit rien et on ne sait même plus où était le dernier sandwich mais sans doute qu’on sait où on va.
Peut-être que c’est grâce à la fatigue sans doute que c’est l’odeur de sueur et la faim alors la frontière paraît magnifique et jaune — ça sent le vent chaud et les clopes — ça sent le gasoil des bagnoles et la poussière sur les bureaux — ça sent le café froid et les tâches de graisse — ça sent la pisse près des bancs — quand on trouve le type à qui donner les dollars on a les visas et le vent balaie tout sur le bitume la poussière le sable et les herbes mortes sèches — sur les collines autour il y a des types qui nous matent et de loin tiennent leur fusil en main — à côté il y a un vieil homme qui chante et sa barbe est grise — ses yeux sont blanc bleu et quand il parle il est persuadé qu’il nous comprend nous on dit que oui parce que c’est un peu vrai — sans doute que dans un carnet à côté des mots dans leur langue à eux on écrit ce qu’il nous dit le vieux mais c’est moins sûr.
À quelques centaines de mètres de la frontière le bus s’arrête parce que l’essence est moins cher ici – avec les dollars qu’on leur a donné il paye la pompe et des jus pour tout le monde — on ne sait pas quelle heure il est et on est sous l’abri en tôle il fait chaud et certains chantent d’autres jouent du oud — à côté il y a des viandes qui grillent et derrière les WC sont pleins de merdes qui sentent jusque ici — de temps à autre le vent du Moyen-Orient soulève la poussière et les types ajustent un foulard un tee-shirt — on finit des bouteilles d’eau et des verres de thé on mange des frites et de l’ail et quand le chauffeur siffle tout le monde embarque en finissant sa clope — on a passé la frontière pour la première fois.
Sébastien Ménard, mardi 15 avril 2014
Sébastien Ménard écrit en continu sur le site diafragm.net. Vous pouvez également le retrouver sur Twitter @SebMenard. Et découvrir son livre Soleil gasoil sorti chez Publie.net
Légende : (qui) se cognent aux parois — qui se relèvent qui se traînent dans les rues des villes et seuls cognent — s’imaginent dingues et rêvent leurs pas sur les pavés les trottoirs dans l’odeur du bitume ils fondent et les larmes un matin — ils se noient tout autour le reste défile rouge blanc rouge blanc rouge blanc.