Là où je suis, par Serge Quadruppani

Là où je suis, on peut se promener au bord de la rivière en réfléchissant à ce qu'est devenue, avec l'aide empressée de nos gouvernants, la "menace islamiste": une offre universelle de transsubstantiation qui permet à toutes les subjectivités ravagées par les conditions d'existence dans le capitalisme tardif, à toutes ces personnalités habitées par la haine suicidaire de soi et des autres, de passer du statut de misérable dominé à celui de soldat de Dieu bientôt sur nos écrans.

Daesh offre à tous les givrés sans pouvoir la possibilité de libérer leur pulsion de mort avec ce maximum de publicité si douce à l'exaltation narcissique qui doit accompagner l'anticipation de leur acte. L'OPA sur les imaginaires opérée par les djihadistes post-modernes, rejeton monstrueux de l'accouplement entre la Saoudie esclavagiste et le transhumanisme facebookien, est si puissante qu'on peut imaginer qu'aujourd'hui, les jeunes tueurs de Colombine et d'autres de leurs imitateurs pourraient eux aussi pratiquer la "radicalisation rapide" pour incarner la "menace islamiste", à moins qu'il ne s'agisse de prétendre la combattre comme Anders Breivik - ce qui revient au même.

Là où je suis, on peut accéder à d'excellentes analyses sur le sujet et rire jaune du dernier tour piteux du gouvernement qui prétend relancer la Fondation de l'islam de France en plaçant Chevènement à sa tête: l'incendiaire récidiviste nommé capitaine de pompiers ! On peut aussi contempler des tableaux qui nous rappellent qu'il n'y a pas de Dieu mais que le diable existe bel et bien puisqu'il est en chacun de nous, et qu'il ne tient qu'à nous de le libérer en oeuvres d'art, en chansons ou en jeux (érotiques même si ça nous chante) - ou de lui offrir la misérable vulgarité du massacre.

Là où je suis, on n'a pas oublié les événements de Mars 2016 qui durèrent plus de trois mois, et malgré le retour à la normale (à savoir la congélation des coeurs et des imaginaires) imposé par l'atroce spectacle terrorisme-antiterrorisme, on ne peut s'empêcher de réfléchir à ceci: comment se fait-il que pendant cette période où rues et places étaient à nous, il n'y ait eu aucun massacre ni tentative de massacre? Simple coïncidence? Ou bien la re-fermeture des possibles a-t-elle facilité le passage à l'acte de ceux que, décidément, on ne saurait mieux définir que comme des givrés?

En tout cas, là où je suis, on prend le temps de réfléchir et on tentera bientôt de répondre par écrit à cette simple question:

Que s'est-il passé en France, de mars à juin 2016?

Le 5 Août 2016

Serge Quadruppani


Essayiste, traducteur et éditeur littéraire libertaire français, auteur de romans policiers et traducteur de la série des Commissaire Montalbano d'Andrea Camilleri, Serge Quadruppani tient un blog où il s'exprime sur l'actualité "en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde" : Les contrées magnifiques